Entretien avec Mary Ellen Davis

TERRITOIRES: REGARDS PALESTINIENS

Mary Ellen Davis fait partie du paysage cinématographique montréalais depuis plusieurs années. Elle a tourné trois documentaires au Guatemala (Le songe du diable en 1992, Tierra Madre en 1996, Le pays hanté en 2001). Enseignante à Concordia depuis 1999, elle est également collaboratrice du festival Présence autochtone. En 2007, elle complète trois œuvres importantes, Los Musicos, sur les traditions musicales au Mexique, et surtout, Territoires et Un jour en Palestine. Elle a présenté, en 2008 et 2009 le cycle de films Regards palestiniens, dont la dernière édition a été présentée à la Cinémathèque québécoise, au mois de février 2009. Nous avons échangé avec Mary Ellen Davis à propos de son cinéma et de sa démarche (en particulier Territoires), des films du cycle Regards palestinien et, plus généralement, des modalités de son engagement.

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HC : Territoires est un film sur le photographe Larry Towell, dont on retrace le parcours dans ton film, grâce à ses photographies, très nombreuses, à la fois dans les communautés mennonites du Mexique, ses photos prises le 11 septembre 2001, des photos prises à la frontière entre le Mexique et les États-Unis et dans les territoires palestiniens occupés. Il est photographe chez Magnum, mais il revendique — et de plus en plus il me semble — une approche qui n’est pas celle du photo-journalisme, même qui s’en distingue radicalement. Il privilégie la rencontre, le contact humain, mais aussi le détail anodin métamorphosé en objet poétique. Il ne veut pas « illustrer » les conflits ou les réalités sociales, mais il cherche ce que l’on pourrait bêtement appeler la poésie du réel, dans des endroits du monde frappés par des malheurs, des injustices. Quand on regarde Territoires, on sent une véritable osmose entre le documentaire que tu fais et la démarche de Towell. Quand on regarde ton parcours, on sent, il me semble, que la rencontre avec des individus ou des groupes d’individus précède en quelque sort le « sujet ». Il revendique le fait qu’il s’agit toujours, en quelque sorte, de photographies de famille. Est-ce que tu partages cette idée, dans le travail que tu fais, dans Territoires, mais aussi dans tes films précédents ?

Mary Ellen Davis : Le thème d’un documentaire s’incarne souvent à travers des personnages. C’est plus rare que des œuvres, comme Nuit et brouillard, ne comptent aucun personnage en particulier. Parfois je pars d’un thème — une injustice, les traces d’un conflit — et j’essaie d’identifier des situations et des protagonistes qui peuvent les incarner, les représenter. Dans Le songe du diable, la Danse des 24 diables, sorte de danse-théâtre traditionnelle, mettait en scène de façon métaphorique la société guatémaltèque et nous permettait de créer un portrait en mosaïque, avec de multiples personnages et contextes sociaux qui s’entrecroisent : ville-campagne, autochtones-blancs, militaires-civils, enfants-adultes… Dans d’autres circonstances, je pars des personnages et non d’un sujet particulier.

Los Musicos

Par ailleurs, ce n’est pas toujours facile de financer, ni de réaliser des documentaires. Les obstacles sont nombreux. Alors pour que le jeu en vaille la chandelle, il faut aller à la rencontre du monde et y prendre plaisir. Il faut aimer se trouver dans des endroits nouveaux, découvrir des gens qui ont des histoires uniques à raconter, qui sont lucides sans être complètement désespérés, qui dénoncent l’injustice. Et il faut aimer le simple parcours créatif, car on n’est pas en mesure de juger de la capacité d’une œuvre à changer la réalité. Alors oui, les personnes rencontrées m’inspirent de façon primordiale, et me poussent à créer à partir du réel, à partir du vécu. Larry Towell, que j’ai rencontré voilà des années, m’avait toujours semblé être un tel personnage. On avait beaucoup en commun depuis le début. Un intérêt commun pour la soif de justice qui inspire nos sujets, qui sont des camarades, parfois même des amis. Mais ce que j’admire chez Larry c’est sa façon particulière d’être si expressif par le biais d’une image apparemment anodine : une pierre dans un rayon de soleil, les figures formées par des ombres, des objets éparpillés sur une route après une émeute, une bulle de savon qui flotte sur un fond de marchandises pauvres. Et le fait qu’il essaie tout : l’écriture, la musique, la vidéo, les esquisses.

HC : Que représente pour toi le fait d’amener une caméra (photo, film) dans des espaces géopolitiques aussi complexes et noués que la frontière mexicano-américaine ou dans les territoires occupés, abondamment « présentés » dans nos médias ? Quel genre de problème éthique te poses-tu ? Je pense notamment à Un jour en Palestine, tourné en super8, à la manière d’un film « amateur », mais qui révèle bien les forces en présence : les soldats israéliens, les femmes éplorés, les drapeaux, les oliviers, le mur qu’il faut gravir, mais en se passant de commentaire de nature « documentaire » ou de « reportage » ?

Un jour en Palestine

MED : Tout documentaire exige qu’on se pose des problèmes d’ordre éthique, peu importe que ce soit sur autrui, sur ta propre société, ou sur ton ami. J’ai vu toutes sortes de documentaires qui tombent dans le misérabilisme, l’ethnocentrisme, ou le folklore superficiel. Et d’autres, aussi peu convaincants, qui se prélassent dans le militantisme. De mon côté, j’essaie de montrer l’oppression, la répression, et les gestes de résistance. Et quand je parle de résistance, c’est parfois le simple vécu quotidien : mener sa vie contre vents et marées. Comme les communautés autochtones de la Mésoamérique et en Palestine occupée : elles donnent l’impression d’être presque inébranlables. Nous sommes en face de victimes et de témoins, mais aussi de résistants. Les actualités télévisées, par contre, vont les montrer comme victimes, mais jamais comme résistants… Mes documentaires tournés au Guatemala ont été accueillis par les Guatémaltèques d’ici et de là-bas, notamment le Prix Nobel de la Paix Rigoberta Menchu. Territoires, où prédomine la Palestine, a été accueilli dans les festivals dédiés à la Palestine, mais rejeté par tous les festivals canadiens sauf les Rendez-vous du cinéma québécois. Je suis donc relativement « ghettoisée », moi aussi. Ceci dit, je suis consciente de ma condition privilégiée : je retourne chez moi, à Montréal, où je mène une vie relativement aisée, quoique frôlant le seuil de pauvreté, comme bien d’autres artistes et avec une saine colère contre le colonialisme. Mais lorsque je croise un Palestinien qui doit faire la queue à un checkpoint et qui me lance d’un ton excédé, « Vous filmez notre souffrance, et cela ne change jamais rien », je trouve qu’il a raison et je me fais le même commentaire. Mais il faut continuer de filmer, et les Palestiniens eux aussi continuent de filmer, en essayant de s’exprimer avec des images, des histoires, de la poésie, de l’ironie, de la rage, un peu de mystère.

HC : La réflexion que l’on trouve dans Territoires, qui sont celles de Larry Towell, mais qui sont aussi les tiennes jusqu’à un certain point, montre bien que c’est le partage inégal des « territoires » en général qui t’intéresse. La dépossession des terres, le problème de la terre (qui sont des problèmes politiques et économiques), des travailleurs migrants, etc. On le voit bien dans tes films, mais aussi dans ta démarche personnelle, à la fois quand tu travailles au Guatémala, au Mexique qu’en Palestine, ou dans ton engagement auprès de Présence autochtone. Ça ne se limite pas à un seul « territoire »… Dans le même esprit, je suis curieux de savoir ce qui t’a amené à introduire Territoires par les images dramatiques du 11 septembre prises par Towell ? Vois-tu aussi cet événement comme une affaire de « territoires » ?

Territoires (© Larry Towell, Magnum)

MED : Les photos prises le 11 septembre 2001 par Larry à New York sont relativisées ou mises en parallèle avec les tragédies d’autrui, par le biais des réflexions de Larry. Les territoires ailleurs sont menacés, envahis, pulvérisés, et ce jour-là, le territoire des New-Yorkais l’était aussi. Bref, il faut se mettre dans la peau des autres, que ce soit celle des autochtones, des immigrants, des Palestiniens. La séquence tient debout. Mais je regrette son emplacement : elle aurait dû rester où elle était initialement, c’est-à-dire dans le dernier quart du documentaire. Ou bien disparaître du montage. Mais j’ai décidé de la mettre au début, à cause des mauvaises interprétations d’un « test screening ». Le film démarrait auparavant avec une séquence onirique : les images de bulldozers dans les champs palestiniens, de manifs, de soldats israéliens en train de tabasser des gens désarmés et de leur tirer dessus, d’épais nuages de gaz lacrymogène, et les photos du mur, le tout accompagné d’un texte poétique de Larry à ce propos. C’était un début dramatique et lyrique mais c’était aussi intensément personnel et un peu mystérieux. Cette séquence sert maintenant d’introduction à la séquence « Palestine ». Commencer ce documentaire par le 11 septembre est une erreur à mon avis: a) car aucun festival américain n’accepte que cet événement soit « relativisé » ; b) le reste du monde en a assez de ces images car elles semblent vouloir justifier les répercussions à travers le monde : invasions, occupations, interrogations.

HC : Est-ce qu’un film comme Territoires est difficile à faire financer, d’une part, et à tourner. Avez-vous eu des problèmes avec les autorités, a-t-il fallu demander des permis spéciaux ? On voit les embêtements que rencontre Larry aux frontières et aux checkpoints. Ça devait aussi être les vôtres, à toi et ton équipe ?

MED : Le financement de tout film est difficile, d’autant plus si son propos est politique et sa démarche esthétique. Ce n’est pas ce que cherchent les télés. J’avais trouvé les fonds pour la recherche et l’écriture, puis Yanick Létourneau de Peripheria a courageusement pris la relève pour le financement de la production. Plusieurs producteurs s’étaient auparavant détourné du projet ou l’avaient simplement écarté. Une fois sur place en Palestine, en compagnie de Larry, pour la recherche, je n’ai jamais obtenu d’Israël leur fameux « government press pass », ce qui m’aurait permis d’entrer à Gaza. Donc, Gaza est encerclé et sous siège depuis longtemps, et encore plus depuis l’évacuation des colons juifs en 2005. Je pouvais circuler en Cisjordanie sans problème, ayant un passeport étranger, sauf lorsqu’on se trouvait tout d’un coup dans une « zone militaire fermée », ce qui pouvait arriver n’importe où et n’importe quand, à la guise des autorités israéliennes omniprésentes. Il fallait alors s’en aller ou risquer d’être arrêtés. Je n’ai pas eu trop de problèmes autrement, sauf des fouilles archi-complètes à l’aéroport Ben-Gourion (Tel Aviv) accompagnées de questions qui relevaient plus du harcèlement qu’autre chose. Pareil pour les membres de l’équipe, si dégoûtés de l’expérience que l’un m’a juré de ne plus retourner : c’était le but de l’exercice, du point de vue de la sécurité israélienne, leur disais-je. Larry, de son côté, achevant dix ans de travail dans la région, a eu droit à un traitement très particulier lors de son ultime voyage qui allait être aussi l’occasion de notre tournage : beaucoup de difficultés à l’embarquement vers Israël, et, intentionnellement, aucun visa de séjour. Mais comme il est membre de l’agence Magnum, il a tout de même obtenu son carnet de presse, ce qui nous a aidés lors du tournage.

Du côté californien de la frontière Mexique-USA, nous n’avons pu obtenir un permis des autorités frontalières – il aurait fallu demander des mois à l’avance – alors nous sommes entrés dans les zones sous surveillance, où nous avons filmé, mais la police arrivait vite pour nous dire de partir.

HC : Larry Towell est omniprésent dans le film, Territoires. On entend sa voix, on voit ses photos, on le voit travailler, on l’entend réciter des poèmes, on l’entend gratter sa guitare, on le voit avec sa famille, dans sa maison en train de faire le BBQ. Est-ce que tu as craint, à un moment donné, que tout ceci puisse éclipser le « sujet » du film ? Il y a un contraste marqué entre le début, les scènes familiales, presque pastorales, quand on le voit chez lui, avec ses enfants et sa femme, et la seconde partie, que ce soit au Mexique ou en Cisjordanie, quand on comprend la réalité qu’il affronte, ce qu’il a vu dans sa vie. Est-ce que c’est un effet de contraste que tu recherchais ? Vois-tu ce film plutôt comme un portrait de lui, ou sur la réalité, les réalités qu’il documente avec sa caméra ?

MED : J’ai vu des documentaires où beaucoup de photographes qui se consacrent à la guerre apparaissent désaxés, troublés, perdus, et accrochés à l’adrénaline du conflit. Larry critique cette même approche dans mon documentaire et dans ses écrits. Larry est mû par ses sujets et par l’amour pour ses sujets, et parmi ses sujets se trouve sa propre famille, photographiée au cours des ans, alors il était naturel de le filmer chez lui en famille, et pas seulement à l’étranger. Il avait passé dix ans à photographier les Mennonites mexicains transplantés en Ontario, au Mexique mais aussi près de chez lui. Et dix ans à photographier l’itinéraire palestinien. Au moment de la production, il allait achever l’oeuvre « No Man’s Land » grâce au Prix de la Fondation Henri Cartier-Bresson. Alors c’était justifié de l’accompagner en Palestine. Je ne trouve pas le contraste si grand. Il se sent bien, à l’aise, un peu partout, s’arrête pour bavarder avec les gens…

Territoires (© Larry Towell, Magnum)

Je lui ai proposé un deuxième voyage vers un nouvel espace à explorer. Il s’intéresse à la question du paysage transformé soit par les humains ou par la nature, et il avait envie de voir du côté de la frontière Mexique-USA, à cause des plans d’extension et de renforcement du mur. D’un mur à l’autre, de la Palestine au sud des USA, cela avait du sens, pour refléter les contextes dans lesquels il travaille. Du côté sud du mur californien, Larry se lie avec les gens qu’il photographie : il rencontre les immigrants illégaux, des gens bien ordinaires. Alors le documentaire veut être à la fois un portrait de Larry et des réalités qu’il explore.

HC : Tu es également co-programmatrice des cycles « Regards palestiniens » qui ont été présentés à Montréal depuis quelques années, et aussi ailleurs au Canada. Le quatrième volet a été présenté à la Cinémathèque québécoise en janvier (16 janvier, 23 janvier 2009), dans un contexte très difficile, alors que les bombes continuaient de pleuvoir sur Gaza. Comment vois-tu ton rôle en tant que programmatrice, dans ces contextes-là ? Comment opères-tu tes choix et quel type de « regard » privilégies-tu ? Ce ne sont pas toujours des réalisateurs ou des réalisatrices palestiniens que vous sélectionnez ?

MED : En ce qui concerne « Regards palestiniens », qu’on organise depuis novembre 2007, on essaie de montrer en priorité des œuvres réalisées par des Palestiniens, qu’ils soient des territoires ou de la diaspora. Exceptionnellement on inclut des œuvres qui nous semblent refléter une vérité, une authenticité, même si ce sont des points de vue externes.

Les séances à la Cinémathèque avaient été préparées bien avant l’offensive sur Gaza. Les documentaires choisis abordent le vécu « ordinaire » — et pourtant extraordinaire – des habitants de la Cisjordanie et des quartiers « arabes » en Israël même, dans un mode narratif très subtil, très sensible, et très cinématographique. Ce sont presque des méditations. Nous sommes loin des ravages, du carnage qui ont eu lieu à Gaza. Cependant les deux séances étaient combles, sans doute à cause de l’actualité brûlante, et de notre travail acharné de diffusion.

On aimerait présenter dans un avenir proche des œuvres tournées à Gaza. Certaines existent déjà, malgré les conditions insensées de la vie sur place. Peut-être que d’autres surgiront, autour de cette catastrophe. Je doute pourtant que ce soit des films d’action selon les standards des studios américains, même si cette tragédie mérite aussi son Munich, son Babel, son Black Hawk Down, son Pearl Harbour, du point de vue palestinien!

HC : On voit depuis quelques années plusieurs films israéliens sortir dans les festivals et sur les écrans qui proposent un point de vue critique sur la politique israélienne. Je pense évidemment, en premier lieu, à des gens comme Amos Gitaï (qui offrait déjà dans Field Diary ou au fil de sa trilogie House, une radiographie critique exceptionnellement lucide des politiques israéliennes), des gens comme Avi Mograbi, des gens comme Dan Geva et, dans une moindre mesure Ari Folman avec l’immensément populaire Valse avec Bachir ou Les citronniers de d’Eran Riklis. Que penses-tu de ces films et de ces démarches ? Est-ce qu’ils peuvent jouer un rôle politique, à ton avis, ou est-ce qu’ils ne sont conçus que pour se donner bonne conscience (je ne le crois pas, personnellement) ? Est-ce que l’on voit émerger un même type de point de vue, disons pour faire court « auto-critique », ou simplement critique, du côté palestinien ou libanais (même s’ils n’ont pas les mêmes choses à se reprocher, bien entendu) ?

MED : Je n’ai pas encore vu les films que tu mentionnes mais j’en ai vu d’autres, et de très bons, comme Pour un seul de mes deux yeux de Avi Mograbi, Checkpoint et Flipping Out de Yoav Shamir. J’en ai vu aussi des médiocres, à l’affiche des festivals et des salles de cinéma. Bravo si le cinéma israélien inclut des points de vue critiques. Mais est-ce que c’est surtout destiné au marché étranger et pour se donner une bonne apparence ? On voit Israël constamment évoluer vers la droite, et le racisme ne faut que s’amplifier. Il faut dire que même les anciens Grecs avaient leurs « barbares » ! Aussi, beaucoup de cinéastes ont le soutien des consulats et des ambassades, qui aiment d’ailleurs présenter leur pays comme étant très démocratique car cela les cautionne. Par conséquent, les festivals canadiens présentent souvent 5 ou 6 films israéliens, et aucun film palestinien, sauf de rares qui parviennent à se produire grâce à des fonds généralement européens.

En passant, j’ai décidé de boycotter Valse avec Bachir, car le journaliste Gideon Levy, du quotidien israélien Haaretz, nous a informés que le réalisateur aurait récolté un prix au Globe Awards le 11 janvier de cette année, alors que les bombes pleuvaient sur Gaza, causant 1,400 morts dont le tiers était des enfants, sans prononcer un seul mot sur l’offensive meurtrière. Quel opportuniste !

Je suis pour le boycott d’institutions culturelles et éducatives israéliennes soutenues par le gouvernement d’Israël. Ce qui n’inclut pas les individus israéliens qui s’opposent ouvertement à l’occupation et aux politiques d’apartheid de l’état hébreu, du moment qu’ils n’acceptent pas d’argent de l’État israélien. C’est dur, non ? Mais autrement comment tracer la ligne ?

Territoires (© Larry Towell, Magnum)

Ceci dit, j’aimerais vraiment savoir pourquoi le Festival du film juif, qui avait lieu auparavant à Montréal, a cessé d’exister ; et pourquoi, peu après sa disparition, on a vu surgir le Festival du film israélien. Je crois qu’il y a une histoire à explorer là-dessous, qui risque d’être lourde de sens. C’est significatif, tu ne penses pas ?

HC : Comment départager, quand on est cinéaste ou documentariste, notre démarche personnelle de notre engagement ? Est-ce que ce sont des choses que tu conçois séparément ou sont-elles nécessairement en symbiose ? Je sais que tu enseignes également ? Jusqu’à quel point tu te permets d’amener ton engagement dans la salle de classe ?

MED : Il faut parfois négocier avec soi-même et faire preuve de pragmatisme, mais le défi majeur est de confronter « le milieu établi », qui exige souvent qu’on s’adapte au moule, celui imposé par les chaînes de télévision. Tu as un certain message à faire passer, qui est déjà à contre-courant, et tu as une façon personnelle d’exprimer ce message. Et si tu as la chance d’avoir l’appui des institutions majeures, il faut essayer de naviguer sans sombrer. Bien entendu, les bourses du Conseil des arts du Canada et du CALQ sont des bénédictions, car elles sont une défense de la liberté de création. Parfois tu fais des concessions pour montrer que tu es ouvert d’esprit, et tu le regrettes, car ces décisions dénaturent le propos, l’approche. Comme disait Jules Renard : « À force de mettre de l’eau dans son vin il n’y a plus de vin. »

Je n’ai jamais voulu séparer mes principes de mes activités professionnelles, mais maintenant il y a une vague d’intimidations contre ceux qui critiquent publiquement le comportement de l’État d’Israël, et qui sont jetés ensemble avec ceux qui vandalisent les synagogues. Y compris les amis juifs accusés d’être des « self-hating jews ». Je ne crois pas que cette logique de défense d’Israël soit productive à long terme, après le carnage à Gaza, mais c’est assez pour qu’on s’inquiète de notre futur comme enseignants quand on n’est pas des permanents de nos universités.

HC : Que signifie l’engagement pour toi en art, même si, je m’en rends compte, c’est une question infinie ? Cela se joue-t-il uniquement en termes thématiques, ou y a-t-il également un engagement « formel », des revendications sur le plan de la démarche ?

MED : J’ai aussi réalisé des documentaires qui sont de simples hommages aux artistes, mais j’aime percevoir le travail des « documentaristes » comme étant surtout subversif, et si possible poétique, au niveau du contenu et au niveau formel. J’aime beaucoup le cinéma expérimental et sa façon de questionner la réalité et notre perception de la réalité. Mais lorsque l’approche esthétique devient la priorité essentielle, on se retrouve parfois devant des propos creux, prétentieux et ennuyants. J’aime les œuvres mystérieuses, intrigantes, mais certaines sont tellement ésotériques que je me sens aliénée. Cependant, si le propos fait appel au plaisir de l’oreille et du regard, je peux m’amuser à deviner le sens. Pour cela j’aime bien le travail du collectif issu de Concordia, Double Négatif, et de ses maîtres à penser, comme Brakhage. Et j’aime bien Mekas, qui flirte avec le documentaire.

HC : La couleur des oliviers et Le toit, parmi les films que tu as programmés dans le cadre de ce quatrième volet de « Regards palestiniens » et que j’ai pu voir, sont deux films très forts. Ils partagent également des préoccupations formelles très similaires également : cadre fixe, durée, temps mort, refus de la psychologie, du mélodrame et de la victimisation. Ils montrent, plutôt qu’ils ne démontrent (c’est ce qu’on disait, déjà, à l’époque du néo-réalisme). C’est un « style documentaire » qui, il me semble, tend à s’imposer de plus en plus, peut-être en réaction au reportage télévisuel conventionnel et au bombardement d’images les unes plus sanglantes que les autres. En même temps, ce sont des films qui nous montrent, très calmement, très concrètement, mais aussi très poétiquement par endroits, les conditions de vie proprement surréelles et désespérantes des palestiniens et aussi la force de leur résistance. Est-ce que c’est une démarche qui fait tendance en ce moment ? Quel est l’intérêt, à ton avis, d’une telle approche ?

MED : La démarche dont tu parles m’a toujours séduite : une observation attentive, patiente, parfois silencieuse, où les images expressives et méditées en disent plus long que ce que pourrait offrir une narration, une série d’interviews. J’aime le montage qui offre des espaces de réflexion, j’aime une cinématographie tranquille, composée. On peut encore trouver ce genre d’œuvres au programme de certains festivals, mais de moins en moins ! Dans les festivals on voit trop de documentaires artificiellement dramatiques, ou se voulant divertissants, au montage insupportablement saccadé. Heureusement, on peut encore compter sur les cinémathèques et le circuit des salles d’art et d’essai pour voir le reste. Mais vraiment pas sur le petit écran, sauf Télé-Québec en été, et encore. (…)

HC : Peux-tu nous dire quelque chose de tes projets à venir ?

MED : Des petits courts-métrages à partir de matériel filmé au Proche-Orient. J’ai pris goût au court métrage en co-réalisant Un jour en Palestine. Et aussi, le portrait d’un étrange ami que j’apprécie énormément, malgré ses outrances. Des projets marginaux, à contre-courant.

Un jour en Palestine

Entretien électronique réalisé par André Habib en février et mars 2009.