La fin du film à l’Office National du Film

L’incrédulité des sens

Dossier vidéo 3e partie

Liens : dossier vidéo partie 1 et partie 2

Le médium possède des caractéristiques propres toujours susceptibles d’influer sur le type d’images qu’il engendre, l’intérêt et la valeur de ces images. C’était le sujet central du premier texte de ce dossier, analysé plus en détail par la comparaison entre les films amateurs tournés sur pellicule 8mm et ceux tournés en vidéo. La proposition étant que les particularités techniques du médium induisent certains gestes dans la manière de tourner les images et affectent le choix de filmer telle ou telle chose.

La « texture » de l’image vidéo est aussi en question. Sans revenir sur ses différences avec l’image filmique, regardons un cas révélateur, celui de l’Office National du film du Canada, institution qui a définitivement et complètement abandonné le film dans sa production de cinéma documentaire. Depuis quelques années on n’y tourne plus que de la vidéo, virage dû essentiellement à la rationalisation économique et à une réorientation de la production vers la télévision, ayant pour conséquence une rigide conformité aux standards formels de celle-ci, sans compter les transformations, pas toutes heureuses, dans la façon de travailler des réalisateurs, des opérateurs et des monteurs (voir à ce sujet l’entretien avec Denys Desjardins, [partie 1->53] et [partie 2->54]). Le constat est frappant, le virage brusque est fatal quand on regarde la majorité des documentaires de l’ONF des dernières années. La production est terne, d’une part en raison du moule télévisuel et d’autre part en raison de la qualité visuelle de la vidéo, du moins jusqu’à l’accomplissement technologique annoncé qui promet d’effacer la différence.

Cela permet de remarquer qu’on ne peut simplement faire un assemblage équilibré entre télévision et cinéma, ce sont deux choses différentes. Il se fait de la bonne télévision, l’ONF peut en faire, mais le cinéma s’effrite quand il veut rester cinéma et se tourne en vidéo avec la télévision en tête. C’est-à-dire que l’on peut faire de la télévision en vidéo, du bon reportage, ou bien du documentaire avec une utilisation intelligente de la vidéo, lequel pourra aussi passer à la télévision mais se démarquera dans la forme. L’amalgame des deux est toutefois informe. D’ailleurs, ce qui irrite le plus les yeux dans la production récente de l’ONF n’est pas nécessairement la facture télévisuelle assumée comme telle (on se désole seulement que l’Institution ait changé de vocation), ce sont les images qu’on veut rendre « cinématographiques » ou qu’on reconnaît comme le type hérité des images du documentaire onéfien (caméraman qui a connu l’ère du film?), mais maintenant tournées en vidéo. De plus, l’image de format betacam qu’on retrouve habituellement à la télévision demeure plus claire et familière que le format DV ou DVcam qui semble être l’outil principal de l’ONF.

Ainsi, avant même de considérer les contraintes de forme et d’approche relatives à la télévision et les différences introduites dans le processus de création, il faut reconnaître la pure et simple différence de qualité entre une image vidéo et une image film. Préoccupation qui fut sans doute absente de la décision pragmatique de l’ONF. Nous ne parlons pas encore des différences de talent et de substance qui se manifestent d’un film à l’autre, il faut d’abord regarder, en général, l’indéniable contraste qui éclate sur le même champ, la même rue, filmé sur film puis sur vidéo. Un écart de même nature que celui qu’on noterait entre un polaroid et une photographie 35mm du même paysage. Rien n’empêche de faire du polaroid, c’est rapide et utile, l’image possède aussi son propre grain et sa texture particulière, qu’on peut consciemment vouloir ou qui n’a tout simplement pas d’importance dans les circonstances. Par contre on ne peut prétendre qu’elle aura le même effet que la vraie photo, on ne peut faire la même chose avec les deux formats. C’est sans doute la photo 35mm, si on a vu les deux images, qui restera marquée le plus nettement dans l’esprit, avec une certaine sensation du paysage. Un documentaire tourné sur vidéo, qui serait la copie identique d’un documentaire tourné sur film, n’agirait probablement pas dans le même sens sur l’attention, la perception, le désir, la mémoire et l’imaginaire du spectateur.

Tout dépend de ce qu’on fait avec la vidéo, il est vrai, mais dans la plupart des cas, nous serons tous d’accord sur la défaillance de son pouvoir de captiver le regard, comparativement au film, la faiblesse de son effet de séduction, voire son indéniable look « bon marché » à côté d’une image en 35mm, et même en 16mm. Dans nombre de séquences qui se voudraient belles, sérieuses ou dramatiques, il y a simplement quelque chose avec la vidéo qui fait en sorte que « ça ne marche pas ».

Bref, on pourrait dire que si on a sorti le film de l’ONF, et l’ONF des cinémas, on a du même coup sorti le cinéma des documentaires de l’ONF.

Le résultat laisse encore plus perplexe quand des passages de fiction sont mêlés à ces documentaires, par exemple des reconstitutions historiques, avec des acteurs et un léger filtre vaporeux sur la lentille (pratique en vogue à l’ONF). Peut-être est-ce en partie parce que notre imaginaire cinématographique s’est fondé sur les images riches, lumineuses et profondes du film sur pellicule projeté en salle, mais il est certain que la fiction ne passe pas bien en vidéo, on n’arrive pas à « y croire ». D’ailleurs, dans le cinéma de fiction, on insère généralement des images vidéo quand on veut signifier qu’un passage est sensé être plus « réel » (extraits de la télévision, point de vue subjectif (le caméraman dans Windigo, de Robert Morin), caméras amateures, de surveillance, etc.).

Quelque chose se perd dans les images avec la disparition du film, voilà tout ce qu’il faut dire, au-delà des raisons techniques et financières, des avantages et des désavantages de la vidéo.