Film amateur: du super8 à la vidéo ou l’érosion d’une sensibilité cinématographique
Liens : dossier vidéo : partie 2 et partie 3
Une chaîne de la télévision belge diffusait l’hiver dernier, en fin de soirée, une collection de films de familles. Ces documents dataient des années 50 jusqu’au milieu des années 80, donc principalement sur pellicule 8 mm ou super 8 et, parmi les plus récents, quelques-uns marquaient l’apparition plus courante des caméras vidéo dans les foyers. Ayant vu un épisode de ces “home movies”, un ami avait dit, sans plus d’explication : “Ce qui ma frappé, c’est qu’en général les images amateures cessent d’être intéressantes avec l’arrivée de la vidéo”. Voulant aborder une réflexion critique sur la vidéo, cette phrase m’est revenue en tête. Et pourquoi les images vidéo seraient-elles moins intéressantes?
Évidemment l’image film possède une force de séduction particulière qui lui vient de la lumière, des couleurs, du grain et du mouvement qui lui sont propres. Elle présente aussi une résolution nettement supérieure aux petits formats vidéo. Sur film, une coupe entre deux plans garde la justesse rythmique d’un clignement des yeux, elle est un infime espace vide entre deux pulsions de lumière. Une coupe en vidéo est plus molle, plus lourde, comme si ça débordait des deux cotés, elle ne rencontre pas le rythme interne de l’oeil avec la même finesse. Par contre la vidéo enregistre mieux le mouvement rapide (à 29.97 i/sec. en système nord-américain NTSC), tandis que l’image se brouille en super 8 quand la pellicule (18 ou 24 i/sec.) doit saisir un tel mouvement ou que la caméra bouge trop vite. En même temps, ceci incite la personne qui filme en super 8 à mieux regarder, à suivre plus lentement le mouvement des choses plutôt qu’à se déplacer dans tous les sens.
Voilà donc quelques particularités visuelles propres à la matière des supports, mais en comparant attentivement des films et des bandes vidéo amateurs, nous devons admettre des différences d’un autre ordre, au-delà de la texture de l’image. Les gens ne filment pas la même chose selon le médium utilisé. Il faut considérer en quoi un médium et ses attributs peut aussi influencer ce que les gens choisissent de filmer et la manière dont ils le font.
Avec le super 8, le cinéaste amateur doit comprendre les données de base de la photographie, il ne voit pas ce qui s’imprime sur la pellicule et doit s’assurer que l’ouverture du diaphragme est en mesure de capter la lumière ; il se demande “si ça va sortir”. Il doit porter sa main à la lentille pour faire le foyer, n’étant pas servi par la mise au point automatique dont les gens disposent sur leur caméscope. Avec le film, il ne s’agit pas seulement de voir, mais d’intégrer une conscience sommaire de ce qui fait voir et d’y ajuster la caméra, de lier la prise de vue à certains gestes qui définissent l’image. Les moments choisis pour être immortalisés doivent donc au moins se trouver dans des conditions de lumière satisfaisantes pour la pellicule, il y a déjà là un principe de sélection plus rigoureux de la réalité traduisible en images, alors qu’en vidéo on peut promener la caméra dans l’espace, laquelle fait une moyenne des calculs d’éclairage sur tout ce qu’on voit, et ce qu’on regarde dans le viseur se retrouvera de façon identique sur la bande. Un surplus d’images, un surplus de réalité filmée, dont une part n’a pas la force de revivre dans une image qui vaut la peine d’être vue. L’arrivée des petits écrans LCD qui s’ouvrent sur le côté des caméras vidéo, permettant de voir ce que l’on cadre, même si l’appareil est tenu à distance de l’œil, est aussi susceptible de changer les données de la prise de vue. En tournant une image avec une caméra super 8, on garde l’œil rivé au viseur, attentif uniquement à tout ce qui occupe le cadre. L’écran ajustable sur le côté permet en revanche une plus grande liberté de mouvement et de nouveaux points de vue.
Transposé en situation documentaire, cet outil de l’écran détaché du visage peut tout autant influencer le tournage. Il représente la matérialisation technique d’une approche au tournage qu’avaient exercée les opérateurs du cinéma direct dans les années soixante, c’est-à-dire de garder bien ouvert l’œil qui n’est pas collé au viseur, afin d’obtenir une vue d’ensemble de la situation documentée et d’être prêt à recadrer. Cet écran permet aussi d’offrir son visage à un interlocuteur en même temps qu’on tourne, afin de détourner ses yeux de la caméra. Toutefois, on peut déjà remarquer, dans certains documentaires réalisés avec des caméras DV légères, que l’écran LCD participe à l’appauvrissement de la qualité formelle du cadrage, voire, paradoxalement, à la dégradation de l’engagement envers le sujet filmé. C’est que le regard tous azimuts auquel incite l’appareil peut donner l’illusion de s’immiscer réellement dans une situation, les yeux ouverts et l’objectif mobile dans la main, se croire un capteur d’images qui “voyage léger” dans la réalité. Mais le cadrage souffre alors d’un déficit d’attention. On risque de faire primer le fait “d’être là” sur la ressponsabilité de créer une image qui rend compte d’une réalité vécue. Car de choisir une portion de la réalité dans un cadrage, d’arrêter le regard sur des éléments particuliers et d’y imposer le langage des images sont des mises en condition qui impliquent peut-être davantage le cinéaste dans la situation, c’est une main portée à la matière du réel et qui cherche à la faire parler. Le cinéma direct (et toute autre forme accomplie du documentaire) était après tout un cinéma de la “photographie composée” et non l’agitation nerveuse d’une caméra toujours en dérive.
Un autre point crucial de la distinction entre les deux médiums est la dimension temporelle qu’implique l’acte de filmer. L’amateur évite le montage en super 8, une fois le film revenu du laboratoire, puisque la pellicule est très petite, difficile à manipuler, et qu’une coupe ne passe pas bien dans le projecteur. Aussi la pellicule est comptée, courte (une bobine de super 8 dure un maximum de 3 min.) et on ne peut rembobiner pour effacer ou mieux opérer une transition. Ceci fait en sorte que le moment filmé doit avoir une certaine valeur pour le cinéaste, qu’il filme avec le désir de capter ce moment en particulier et avec une pensée de l’image en mouvement ; le cadrage d’un plan et le début et la fin du plan. Une ébauche consciente du montage se fait dans la caméra, donc toute la syntaxe du langage cinématographique est impliquée dans un même geste. Qu’on regarde un simple film de mariage en super 8, ou bien le classique film de Noël, avec les enfants déballant leurs cadeaux autour de l’arbre, et on perçoit quand même l’ébauche d’un rythme, d’une structure et l’empreinte d’un sentiment. Car la personne qui filme regarde une chose, décide de filmer, mesurant une certaine durée du plan, puis se déplace ou choisit un autre sujet, fait un plan qui s’enchaîne au précédent et ainsi de suite. Par contre, en vidéo, l’image n’a plus la même valeur, on laisse tourner la caméra, le cadre est approximatif, c’est en captant tout qu’on espère obtenir les bons moments et puis, professionnelle ou amateure, toute séquence vidéo peut facilement être corrigée ou modifiée au montage. Godard a dit : “La seule question vraiment fondamentale dans le cinéma, c’est où, et quand commencer un plan, et où finir un plan”, proposition qui demeure particulièrement pertinente au film super 8, ce qui ne veut pas dire que la vidéo ne peut aussi être “du cinéma”.
C’est ainsi que dans un film amateur de voyage par exemple, le super 8 peut souvent témoigner de la mémoire, de la perception et de l’affectivité de la personne qui filmait, les moments où elle a décidé d’enclencher et d’arrêter la caméra. Mais avec la vidéo, quelle épreuve pénible que de visionner la bande qui retrace un voyage, du pas de la porte le jour du départ et jusqu’au retour. Et point de cadrage, mais des balayages sur les sites visités, un accompagnement continu. Dans les deux cas, la présence à la réalité filmée n’était pas du même ordre, les images diffèrent d’un médium à l’autre, pas seulement à cause des textures, mais aussi parce qu’à leur origine elles ne sont pas venues occuper le même espace dans l’esprit de la personne tenant la caméra.
L’objectif ici n’est pas d’établir une hiérarchie des médiums, proposition absurde et inutile, puisque la vidéo existe avec toutes ses possibilités, mais d’entrevoir les gestes et idées que le médium peut induire, ce que son utilisation instille comme conditions physiques, mentales et perceptives chez l’individu qui conçoit une image, des conditions qui ne peuvent être étrangères au manque d’intérêt de nombre d’images vidéographiques en comparaison aux images sur pellicule. On pourrait dire qu’en général, les conditions énoncées pour le film constituent des “difficultés”, à la confrontation desquelles on accentue l’engagement envers l’image, alors que les conditions d’utilisation de la vidéo relèvent de la “facilité”. Ce qui est en jeu n’est pas le dénigrement de la vidéo, mais la nature de l’engagement dans la réalité filmée et dans la fabrication de l’image. Ultimement, il est question du danger d’érosion de la sensibilité à l’image quand sa captation est facilitée et automatisée.
Le prochain texte discutera des possibilités esthéthiques propres à la vidéo et de sa profusion démesurée dans le monde des arts.