Profusion et indifférence
Dossier vidéo (2e partie)
Liens : dossier vidéo partie 1 et partie 3
La vidéo est de toute évidence le médium de notre époque et celui de notre culture. Au cours des trente dernières années elle a proliféré comme aucun autre médium dans le monde des arts (diffusion élargie dans les musées, galeries d’art et festivals de cinéma, intégration à tous les arts de la scène, à la culture techno, enseignements spécifiques dans les écoles d’art…), en plus d’être le support du média de masse qu’est la télévision. En tant que technologie de l’image, dans toutes ses variantes, son étendue est encore plus vaste ; caméras amateures, cinémas maison, documents corporatifs, Internet, surveillance… L’omniprésente possibilité de tout capter en images.
Restons-en principalement au domaine artistique (qui d’ailleurs finit par recouper tous les autres): de ce qu’on nomme vidéo d’art, ou arts médiatiques – nouveaux termes justement institués en raison du surnombre de la vidéo par rapport au film dans le champ de création qu’il recouvre. Bien qu’une profusion de discours critiques sur le sujet soient constamment produits par le milieu artistique lui-même, l’objectif est ici de trouver des avenues valables et fécondes pour l’analyse critique du phénomène de la vidéo dans ce milieu et dans le contexte culturel en général.
La dernière décennie a assisté à une explosion définitive de la vidéo, médium accessible et mosaïque d’images diffusées dans tous les contextes. Elle inonde l’art contemporain et raréfie de plus en plus l’utilisation du film au cinéma, surtout en ce qui concerne le documentaire. Ce texte ne s’attarde pas à l’appréciation critique d’oeuvres en particulier, bien qu’il doive s’appuyer sur un jugement critique de la production dans son ensemble, c’est-à-dire sur le constat que la proportion des images qui possèdent un réel intérêt est minime par rapport à l’expansion notable de leur diffusion. Il ne s’agit pas de nier la pertinence et la légitimité du médium en tant que tel. Il ouvre un champ riche de possibilités et certains artistes y matérialisent des visions très intéressantes. Mais nous devons ici les laisser de côté au profit d’une vue d’ensemble. Ce n’est qu’en abaissant ses attentes qu’on ne souffre pas d’ennui chronique devant les nombreux programmes vidéo des festivals de cinéma, à la rencontre des lumières blafardes qu’émettent les téléviseurs dans les coins des galeries d’art, où le nombre enterre quelques visions furtives, où on finit par rater les oeuvres fortes à force de découragement par les scéances fourre-tout. Les livres ne sont-ils pas dans une situation similaire? Les monticules de nouvelles parutions qui envahissent chaque mois les librairies sont comme le sable du rivage sans cesse renouvellé par les vagues, effaçant toute empreinte nette. Objet pour le moins devenu démocratique, il est plus facile que jamais de publier un livre, tout le monde se préoccupe de publier son livre, mais combien amènent un apport significatif pour la culture et la connaissance? Leur nombre n’est peut-être pas plus grand qu’il y a vingt-cinq, cinquante ou cent ans.
Robert Morin disait : « on voulait bien monter une programmation pour que la vidéo soit diffusée à la TV, mais c’aurait été tout un travail juste pour monter quelques heures qui se tiennent, avec les oeuvres pertinentes… Entre les quelques bonnes bandes, il y a beaucoup de « bruit blanc »… De toutes façons, on n’y peut rien, il y a toujours eu un paquet de Salieri pour un Mozart… » (fragments de l’entrevue avec Robert Morin : [S’entêter à faire réfléchir->50])
Cette position critique n’appelle pas plus ample discussion si elle n’est qu’un penchant subjectif de la perception ou fait seulement face à un manque de créativité passager. Là n’est plus la question toutefois, si l’on peut démontrer que l’indifférenciation générale où s’écoule le flot vidéographique est cohérente avec une certaine logique de la circulation des objets artistiques dans la culture, entretenue par les discours qui s’y rattachent (pluralisme, relativisme, démocratisation, individualisme, rejet de l’élitisme, enthousiasme pour les « nouveaux médias »…) et avec la place de la culture dans le “système” social en transformation.
Ainsi, sans entrer dans les détails et les exemples, quiconque a ressenti cette fatigue du regard, motivant une nécessaire réserve envers « l’engouement » pour la vidéo, sait très bien ce qu’un critique d’art du NY Times voulait dire, en écrivant à propos de la dernière Biennale de Venise : « Après avoir vu quantité de vidéos, je partis donc à la recherche de l’art ».
C’est justement en grande partie la question de l’art qui est évacuée de la vidéo, qui s’est confortablement retranchée dans la légitimation de son propre cadre de production et de diffusion, comme le simple terme d’une évolution technique des médiums artistiques. D’ailleurs dans l’art en général, à notre époque, la question de l’art, ou l’interrogation « est-ce de l’art » ou « qu’est-ce que l’art », ne peut faire l’objet que d’une discussion légère et frivole sans grande importance. Question peut-être trop fondamentale pour avoir du sens au sein du relativisme post-moderne. Sorte de paresse intellectuelle, déracinement de la pensée esthétique qui considère les aspirations modernes et classiques sur le sujet comme étant vaines et dogmatiques (tenter d’y faire valoir votre vision et on vous dira que vous n’avez pas le « droit » de dire ce qu’est l’art, que c’est votre opinion, que c’est à chacun de trouver son « expression »). Quiconque a fréquenté une école d’art où règne ce qu’on nomme le « post-modernisme » connaît l’enseignement qui traite cette question comme un imbroglio du passé, et où la création de chacun ne rencontre pas un filtre critique, mais l’encadrement légitimant de l’expression individuelle. L’ouverture d’un passage vers l’universel à travers la subjectivité est alors l’un des grands paradigmes éjecté du discours esthétique actuel ; l’universel n’est plus que l’amalgame de toutes les individualités autarciques, donc il n’est plus, du moins n’est plus une visée consciente ou un concept valable. L’art post-moderne assumé comme tel veut alors dépasser la subjectivité principalement dans les pratiques de la « référence culturelle » (vision du monde davantage enracinée dans les milieux anglo-saxons avec les « cultural studies », dont certains diront qu’elles atrophient sous plusieurs aspects autant la pensée philosophique, esthétique et sociale), pratiques conformes à la catégorisation du social sur laquelle nous reviendrons plus loin. La question de l’art y est flottante et inopportune, la référence se suffit à elle-même. La référence (ou la citation, le commentaire) est l’une des tendances esthétiques qui s’est particulièrement développée dans la vidéo d’art, sous diverses formes. Références au cinéma, aux médias, à la culture pop, à la peinture, à une identité… Aussi dans la courante multiplication des couches d’information dans l’image, (incrustations, superpositions, écritures), la lecture devient référentielle, bien que dans l’exception elle puisse être dialectique (telle une grande partie du travail vidéo de Godard); peut-être l’intrusion d’une pensée “informatique” dans la conception de l’image (comme à CNN), plutôt que photographique, cinématographique, picturale, théâtrale, c’est-à-dire représentative. Fredric Jameson tente de formuler une certaine sémiotique des début de la vidéo d’art, qui serait symptomatique des nouvelles formes de la culture, dans son ouvrage au titre révélateur : Postmodernism or The Cultural Logic of Late Capitalism 1 . À partir d’une oeuvre typique, sur le mode du collage (extraits de films, de publicités, de la télévision, de magazines, petites mises en scène ludiques…) il note l’impossibilité d’un sens enraciné entre le signifié et le signifiant, il trouve plutôt des approches qui enchaînent des signifiants autonomes, et dont l’unité de base ou le mode d’apparition n’est pas « l’image », comme au cinéma, et sa juxtaposition à d’autres images, mais le « flux », comme à la télévision. Sans élaborer davantage, il faut noter le magnifique titre non moins révélateur de son chapître sur la vidéo – « Le surréalisme sans l’inconscient » – qui à lui seul résume peut-être l’essentiel des propos critiques que l’on voudrait tenir sur l’art contemporain en général.
Le problème est le refus d’adresser la question et non la possibilité d’une réponse. Devant nombre de bandes vidéo dans les musées et les galeries on peut se dire « mais ce n’est pas de l’art ». L’artiste ou le commissaire répondraient sans doute « mais qu’est-ce que l’art pour vous ?», et bien qu’on ne peut plus vague, cette réponse serait totalement valide : « je ne sais pas, mais je sais que ce n’est pas ceci. » Il ne faut pas craindre d’adresser cette question, d’opposer la réserve du jugement à l’art qui s’asseoit sur « l’ouverture d’esprit » et « la pluralité des approches » comme seul cadre critique. Et en tout premier lieu, l’art n’est plus rien et nous ne sommes plus rien devant lui, si nous ne pouvons faire confiance à la substance du contact, au sentiment lumineux, évident et inarticulé que procure l’ouverture d’une autre perspective sur les choses, sur ce que nous sommes. Ceci n’est parfois que cette impression qu’on ne peut d’abord expliquer autrement qu’en disant « il se passe quelque chose ». La recherche de ce sentiment s’égare quand une large partie de la création semble conçue pour servir d’avance le discours déjà énoncé, qui va s’adresser à l’oeuvre pour retrouver les concepts qu’il suffit à l’artiste de “traiter”. La question de l’art est alors réduite au degré de correspondance d’une oeuvre avec les discours de l’heure. On s’en rend facilement compte quand, malgré le soi disant éclatement des pratiques et formes possibles de l’art contemporain, les nombreuses publications qui l’accompagnent présentent bien des similitudes. Par exemple, pour être plus concret, peu importe combien d’oeuvres sont réellement de l’ordre de la “représentation”, ancrage d’une expérience et d’un sens, on retrouve dans quantité de textes une formule comme : « l’artiste explore des enjeux de la représentation ». Si on met ce langage à l’épreuve, n’importe quoi, à la limite, peut « explorer des enjeux de la représentation ». Le monde de l’art contemporain fut très habile à la fin du 20e siècle à produire des discours immunisant contre le jugement critique qui, voulant départager les navets des truffes, exposerait la fin de la responsabilité de créer du sens pour l’art, illusion qui doit être entretenue. C’est la situation des arts en général et il faut inclure la critique, si bien que, lorsqu’il arrive à celle-ci de bien faire son travail, elle est vite rappelée à l’ordre par les promoteurs de la culture. Dernièrement, la directrice du Théâtre du Nouveau Monde à Montréal fustigeait les critiques qui ont démonté, avec des arguments fort valables, les nouvelles pièces au programme. « Comment peuvent-ils faire cela ? », « il faut faire confiance à l’intelligence du public », « il faut être ouvert »… Il fallait remarquer qu’elle n’a offert aucun argument pour défendre la qualité artistique des pièces en question, elle a simplement reproché à la critique d’avoir jugé.
Cette dissolution de l’objet artistique concerne tous les médiums, mais on pourrait croire que la vidéo jouit d’une marge de crédit supplémentaire quant à sa légitimité artistique. D’ailleurs on voit tellement d’images d’une telle banalité, qu’il est difficile d’imaginer que s’il s’agissait d’un autre médium les artistes accepteraient de les montrer publiquement. Il est implicitement convenu que si l’on n’est pas peintre, on ne prendra pas un pinceau un bon matin pour faire quelque barbouillages sur un bout de carton et aller l’accrocher ensuite sur le mur d’une galerie, prétendant que c’est digne de l’attention des autres, tandis qu’il ne semble y avoir aucune pudeur à « essayer » quelque chose en vidéo et à le diffuser dans un événement artistique. Ceci touche une autre caractéristique de l’art à notre époque, la confusion de la notion de « recherche », souvent soutenue par le mot « exploration » dans les textes qui accompagnent les oeuvres. Picasso et Tarkovski ont déjà dit qu’il est bien nécessaire de chercher, mais que l’art prend forme quand on a trouvé quelque chose.
L’artiste montréalais Marvin Charney énonçait très simplement ces préoccupations, lors d’une entrevue sur les ondes de Radio-Canada l’an dernier. À la question « que pensez-vous de la création actuelle en art contemporain », il répondait : « Je pense qu’il y a beaucoup d’objets indifférents. Il y a tellement de vidéo et pourtant, devant ces œuvres, la plupart du temps je pense seulement que ce que j’ai vu la veille à la télévision était bien plus intéressant. Il semble manquer la prise de conscience sur la responsabilité qu’a l’artiste de créer du sens… »
La simple accessibilité des moyens de production, du moins par rapport au médium filmique, lorsqu’il est question de tourner des images en mouvement, est évidemment un facteur important dans la croissance de la production vidéo. Plus de gens tournent des images. Des artistes qui au départ travaillent avec d’autres médiums se mettent aussi à la vidéo. Il en est de même pour les supports et les technologies de diffusion ; on peut faire des copies à volonté d’une bande-vidéo, disposer des moniteurs n’importe où et contrôler plus aisément des projections, que ce soit dans un musée ou sur une scène de théâtre.
Les enthousiastes des caméscopes disaient, surtout après le succès de Blair Witch Project : « c’est fantastique, demain tout le monde aura une caméra et un système de montage, on ne sait pas ce qui pourra en sortir, tout le monde pourra être cinéaste.» Mais justement, tout le monde n’est pas cinéaste, pas plus qu’on ne devient écrivain en tenant un crayon et du papier.
Il n’y a rien à redire sur le fait que plus de gens puissent faire des images. Libre à eux. Le problème en est un de terminologie, de légitimation. Qu’est-ce qui sanctionne la création dans notre culture, qu’est ce qui institue des objets en tant qu’art et y appose l’étiquette? Il s’agit d’un point crucial si l’on veut expliquer la prolifération de la vidéo en tant que vecteur et symptôme des nouveaux paradigmes de la culture. Une oeuvre n’atteint pas toujours au statut artistique-professionnel par sa force propre, mais souvent parce qu’il y a « de la place ». La culture est devenue abstraite, au sens où elle ne se définit plus vraiment par ses objets, mais davantage par la formalisation de son organisation et de la circulation des oeuvres dans le milieu artistique. La culture s’éteint en tant que production, par ses individus, d’idées et de représentaions significatives pour la collectivité, et devient une catégorie du système social (et peut-être que la « société » aussi s’éteint pour être de plus en plus le simple réseau des catégories connectées, distinction élémentaire dans la critique de la postmodernité du sociologue Michel Freitag), cohérente avec l’abstraction formelle et programmée de celui-ci. La vidéo devient à son tour une catégorie, un « secteur », de la culture ou de l’art. Devient alors « art » ce qui entre dans la catégorie et circule dans le système. Mais puisque les catégories sont dotées d’une force d’aspiration et d’expansion (tout comme l’économie de marché et la technologie étant les plus puissantes, elles aspirent et connectent tout ce qui en demeurait exclus), tout ce qui y entre, le fait d’abord pour servir la catégorie et sert le besoin pour la structure de se maintenir et de s’élargir, et non en raison d’une reconnaissance des qualités particulières d’une oeuvre. L’importance de la catégorie ‘ vidéo ‘, établie a priori, demande tout simplement à ce qu’une quantité de vidéos y circule. On devient artiste parce qu’il est inscrit « artiste » sous son nom, sur un formulaire de demande de bourse, un carton d’invitation pour une exposition, une page des chroniques culturelles ou un catalogue de festival ; parce qu’on a fait quelque chose qui entre dans la catégorie légitimante. A-t-on jamais vu autant « d’artistes » dans notre société? D’ailleurs, au Canada, le nombre des demandes de subvention à la création aurait doublé au cours des dix dernières années. Est-on artiste simplement parce qu’on le décide, qu’on s’auto-proclame? Alors par quel miracle ce pays aurait donc vu naître deux fois plus d’artistes en une décennie? Cette donnée à elle seule soutient la proposition que le système culturel crée les artistes et non l’inverse, bien que dans l’épreuve de la réalité, cela ne change rien aux raisons profondes qui insufflent une réelle valeur de sens à la vision d’un artiste.
Particulièrement pour la vidéo, les circuits de diffusion se multiplient et s’enflent au point d’avoir besoin d’un nombre d’œuvres bien supérieur à l’ampleur réelle de la création d’intérêt. Il est alors normal que l’ensemble de tout ce qui acquiert le statut d’art présente bien des inégalités. « Mais, rétorquera-t-on, n’y a-t-il pas toujours eu, de toute façon, de bons et de mauvais artistes » ? Sans doute, mais jamais l’art n’a-t-il autant proliféré, en grande partie à travers tous les circuits et groupements alternatifs, parallèles (les « collectifs », les centres d’artistes autogérés, les micro-événements de toutes sortes…), justement à une époque et dans une culture où l’art ne fait plus une bien grande différence et est définitivement coupé des autres sphères de la société (et le fait qu’il cherche à s’y réintroduire par toutes sortes de pratiques et de discours, qui demeurent souvent superficiels, sur « le retour au peuple », « l’art dans la rue », « l’intervention », « la critique de la société », n’en est qu’un symptôme).
Une catégorie s’institue et elle demande à être remplie. C’est comme obtenir un emploi pour la couleur de sa peau ou son sexe, il y a une case à remplir. Racisme positif. La vidéo jouit d’une discrimination positive des médiums.
Les instances qui soutiennent la production fonctionnent sur le même principe. Le système des subventions à la création au Canada est certes nécessaire, mais le jugement et la sélection n’est toujours qu’un facteur relatif dans ce système, par rapport au nombre, à la profusion, pour qu’une catégorie soit légitimée. Ainsi le saupoudrage des fonds prime sur l’attribution sélective. Les catégories « nouveaux médias », « art électronique » et vidéo bénificient d’une légitimité préfabriquée qui engendre un nombre d’oeuvres démesuré par rapport à la création vraiment pertinente. Les réseaux de soutien et de diffusion s’indexent aussi sur les autres catégories prévalant dans le système social. Avant de regarder le contenu de votre projet on veut savoir si vous appartenez à une minorité visible, si vous êtes handicapé, autochtone, si votre sujet traite d’homosexualité, etc. Ceci est la nouvelle forme de discrimination acceptable (parce que simplement inversée) dans la société, c’est selon votre appartenance à des catégories spécifiques qu’on reconnaît votre existence et qu’on vous accorde des droits spécifiques, et non en tant qu’être humain ou, dans ce cas-ci, en tant qu’artiste qui apporte quelque chose à l’art et à la culture en général (ces critères sont toujours effectifs, mais d’abord on coche les cases). Le discours post-moderniste sur l’art a pour sa part déjà institué les liens de ces catégories à la pratique artistique.
Nous voyons aussi apparaître l’art du « psycho-social » et de la « thérapie esthétisée». On se sert de la plateforme artistique comme tribune pour une cause et on donne au système sa dose de bonne conscience. Encore une fois on s’immunise contre le discours critique et on évacue la question de l’art. Les oeuvres qui en résultent ont souvent peu de portée au niveau artistique (après tout, là n’est pas leur motivation première), leur valeur en tant qu’art n’est que ponctuelle et contingente à un thème. Mais comment critiquer, par exemple, ces jeunes femmes engagées qui ont reçu des subventions pour organiser « une manifestation d’art multimédia » qui traite des victimes d’abus sexuel 2 ? Ou ce collectif qui installe des tentes au centre-ville pour nous sensibiliser à ce qu’est vraiment un camp de réfugiés (et savons-nous maintenant ce que « c’est vraiment », un camp de réfugiés? Est-il sensé que des nord-américains tranquilles reçoivent des bourses pour monter le simulacre d’un camp de réfugiés? Et ultimement, est-ce de l’art, puisque c’est après tout le statut légitime de l’activité?)? On ne peut évidemment, dans les médias, que « célébrer » de telles oeuvres, coup double pour la bonne conscience, sur l’art et la misère.
L’hypertrophie du langage est également bien entretenue dans le monde de la vidéo d’art et du multimédia. « Intervention d’art électronique à risque », pouvait-on lire sur un carton d’invitation. Qu’est ce que cela veut dire, réellement, concrètement? Qu’est-ce qu’une « intervention », nouveau buzzword de l’art actuel? Et le risque, bien sûr ça existe, partout dans le monde, il y a par exemple des Mexicains qui traversent le désert dans l’espoir de passer la frontière, des chirurgiens qui opèrent des cerveaux… Mais « l’art électronique »…?
La communauté artistique ne cesse de vouloir plaider sa raison d’être dans le monde actuel, dans la société du spectacle pleinement réalisée, et cette communauté joue elle aussi au moulin à images indifférenciées. Elle ne plaide qu’une reconnaissance pour des objets différents, mais n’est point l’avocate de la nécessité d’un regard différent. Elle participe plutôt à l’atrophie de la question sur la nature du regard, sur l’art, puisque pour se justifier ainsi, cette communauté doit opérer une discrimination des images pour dire « celles-ci sont de l’art », simplement parce qu’elles relèvent de son secteur d’activité.
Aussi, dans sa détermination technologique première, la vidéo est dès le départ, par ses moyens de production, vouée à une annexion au système du marché, de la valse des innovations et de la pensée technologique. Le travail de l’artiste est alors sommé de transiter lui aussi par la technocratie, l’upgrade et la consommation. C’est ce qui constitue pour l’artiste sa relation à l’origine et à la découverte de son matériel. Le nouveau modèle de caméra et la nouvelle édition d’un logiciel de montage font les mêmes promesses aux artistes. Et tout le langage technique, propre à l’individu bien en phase avec le renouvellement constant de l’informatique, fait maintenant partie des conversations des artistes.
De plus, les rapides upgrades du support technique condamnent les oeuvres vidéo à vieillir rapidement, ou plutôt les enferment, simplement par la texture de l’image et le style du montage, dans une historicité réduite, indexée à la chronologie des développements techniques. L’image d’une bande vidéo du début des années 80, donc une oeuvre d’à peine 20 ans, nous apparaît tout de suite comme étant clairement scellée dans une époque. Demain on regardera des images DV, et bien qu’on puisse s’intéresser au contenu, on dira : « c’était ça, la vidéo du début du siècle ». Les oeuvres ont rejoint les mêmes conditions d’existence que le reste des objets du parc technologique. Il existe déjà une sorte de « kitsch électronique » (à mon sens, toute l’oeuvre de Nam June Paik par exemple pourrait répondre de ce qualificatif, lui qu’on dit justement un pionnier de l’art vidéo), sentiment qu’on retire aussi d’oeuvres récentes et alors ce n’est pas seulement parce qu’elles ont déjà vieilli, mais à cause de l’ambition et de l’enthousiasme qui auréolent ces oeuvres : on veut que la technologie impressionne et captive le regard, on s’élance dans le mythe de la nouvelle expérience, de l’innovation… On oublie que la technologie demeure banalement la technologie, qu’elle n’opère aucune magie par sa simple démonstration et le regard du spectateur n’est pas toujours si crédule. L’entreprise Star Wars voulait faire figure de pionnier en projetant le dernier épisode sur système numérique haute définition, mais après des essais dans quelques salles, on s’est rendu compte que ça indisposait le spectateur, l’oeil percevait encore les pixels.
Séduction manquée, qui tourne à vide, liée à certaines propriétés techniques du médium (textes 1 et 3), mais aussi à des traits stylistiques récurrents. Car si ses possibilités de sujet et d’esthétique sont multiples et ouvertes, aux rapports vagues avec une quelconque tradition, la sienne ou celle d’autres médiums (la vidéo d’art n’est jamais vraiment assimilée au cinéma), on constate que les images ne sont finalement pas toutes si différentes. Pire alors que le conformisme à des formes et des discours institués sont les traits communs qui relèvent de l’imitation, du cliché et des possibilités les plus facilement données par la technique. On constate en effet certains tics présents dans de nombreuses vidéos, tel l’usage excessif du ralenti, les références au cinéma ou le syndrôme du « je me filme en train de… ». Coupée d’une pensée esthétique, la vidéo souffre souvent de la plus flagrante esthétisation. Shirin Neshat, par exemple, exploite dans ses vidéos toutes les ressources esthétisantes : les ralentis, le noir et blanc, la double projection, le soulignement à gros trait des signes ethno-culturels, plus exotiques que signifiants pour le spectateur occidental.
Conclusion
En somme, l’expansion de la vidéo dans les arts, les formes qu’elle adopte et la relative indifférence du jugement critique qu’elle rencontre ne sont pas des faits étrangers à la logique silencieuse qui organise la culture, la mutation des discours sur l’art et l’abstraction des structures de légitimation dans la société.
L’omniprésence croissante de la vidéo est-elle proportionnelle à une croissance de la qualité et de la pertinence artistique dans la production? Au contraire, jamais n’a-t-on diffusé autant d’images avec si peu d’intérêt artistique dans des contextes pourtant dits artistiques. Cette phrase n’est pas une formule subjective et caustique, mais la tentative d’une définition simple pour l’un des traits essentiels de la culture contemporaine.