La réception du cinéma israélien en France

Entre esthétique et politique

Historien du cinéma et critique, Ariel Schweitzer enseigne aux université de Paris VIII et Tel-Aviv. Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages sur le cinéma israélien dont Le nouveau cinéma israélien (Yellow Now, 2013). En janvier 2015, il est venu à l’Université de Montréal pour la conférence d’ouverture du cycle Regards singuliers sur une pratique plurielle: Amos Gitai. Pour ce dossier, nous proposons une retranscription de son intervention qui en conserve les traces d’oralité. Celle-ci présente une réflexion à propos de la réception du cinéma israélien en Europe, partant du constat que sur ce sujet, Amos Gitai occupe un rôle clé depuis le tournant des années 1980.


Cette intervention n’est pas d’ordre académique, elle aborde néanmoins certaines questions politiques et éthiques qui raisonnent avec l’objet de ce colloque. À partir de mon expérience de chercheur et de critique de cinéma, et surtout en tant programmateur de films israéliens en Europe, dans le cadre de nombreux événements et rétrospectives, je vais tenter de cerner la problématique de la réception du cinéma israélien en Europe, et notamment en France, où je travaille depuis une dizaine d’années.

Je voudrais illustrer cette problématique par le biais de deux exemples, en apparence anecdotiques, mais révélateurs de la dimension idéologique et politique que prend de plus en plus la rencontre entre la culture israélienne, en l’occurrence le cinéma, et le public français et européen.

Il y a quelques années, j’étais invité à participer à une rétrospective consacrée à un cinéaste israélien, organisé par un festival français, dans un lieu réputé comme un bastion de la gauche radicale française. Le cinéaste israélien, militant de la première heure pour la cause palestinienne, a présenté une sélection de ses œuvres, notamment politiques, et un débat à été organisé à l’issue de l’une des projections. La salle était comble (300 personnes environ) et l’ambiance était pour le moins électrique. Maîtrisant mal le Français, le cinéaste a souhaité s’exprimer en hébreu en me demandant de traduire ses propos. Il a ouvert son discours avec les phrases suivantes : « En Israël, germent aujourd’hui des graines de nazisme »…

Je l’ai regardé alors d’un air stupéfait en lui demandant s’il souhait vraiment que je traduise cette phrase. « Oui, m’a-t-il dit, traduis ». « Etes-vous sûr ?» – j’ai persisté, sachant plus ou moins ce qui allait se passer si la phrase était traduite. « Oui, m’a-t-il répété ». J’ai à peine eu le temps de terminer la traduction, qu’un tonnerre d’applaudissements a éclaté dans la salle, suivie d’une « standing ovation » qui a duré plus qu’une minute. J’ai regardé le cinéaste, qui est devenu complètement livide, choqué par la réaction de la salle.

Déstabilisé et ému, il a tenu néanmoins à poursuivre le débat. C’est alors qu’une spectatrice est sortie de son rang et s’est approchée de nous : devant l’ensemble des spectateurs, elle m’a confié une lettre destinée au réalisateur, avant de quitter la salle. À la fin du débat, de retour à l’hôtel, le cinéaste a ouvert la lettre écrite en français et m’a demandé de la traduire. Je cite de mémoire les propos de cette dame : « J’ai vu votre film magnifique en noir et blanc, si complexe, si profond, si humain, une vision audacieuse et émouvante des rapports entre Israéliens et Palestiniens. Mais quand le film s’est terminé et que le débat a commencé, de ce magnifique noir et blanc, il n’est resté que le noir. C’est à ce moment que j’ai décidé de quitter la salle ». J’ai regardé le cinéaste, il était en larmes.

Dans notre conversation qui a suivi, il a reconnu avoir mal mesuré l’ampleur de ses propos et la manière dont ils étaient récupérés par le public local. En effet, cette analogie entre la politique israélienne et le nazisme a été instrumentalisée par un auditoire anti-sioniste, haineux. Cette gauche radicale française dont la branche la plus extrême n’hésite pas remettre en cause le droit même de l’Etat d’Israël à exister. Ainsi, pour certains de ces spectateurs, la petite phrase du cinéaste israélien servait de confirmation d’une vision idéologique simpliste, démagogique et dangereuse. Comme s’ils se disaient (pour caricaturer) : « vous voyez, si l’Israélien dit que ce sont des nazis, cela est vrai, ce sont des nazis ».

Je lui ai dit alors que l’expérience de ma double vie entre la France et Israël m’a amené à reconnaître que l’on ne peut pas s’exprimer de la même manière dans les deux pays. Il y a effectivement une grande différence entre les propos du philosophe Yeshayahou Leibowitz qui, dans les années 80, a comparé le comportement de certains soldats israéliens dans les territoires occupés à un comportement nazi (pour désigner ces soldats, il a employé, rappelons-le, le terme « Judéo-nazis »), une analogie que, aussi douteuse soit-elle, était destinée à provoquer un débat interne au sein de la société israélienne, et dire la même chose à l’étranger face à un auditoire farouchement anti-israélien. « Mais je ne peux pas toujours contrôler la manière dont mes films est mes propos sont interprétés » m’a dit le cinéaste. « Certes – j’ai répondu – mais vous avez au moins la possibilité de les encadrer, de les contextualiser, afin qu’ils soient reçus dans leur complexité ». Facile à dire, beaucoup plus difficile à faire, j’en suis conscient.

Le deuxième exemple concerne l’autre pendant du terrain idéologique, celui de la communauté juive française, qui, depuis quelques années, suit assidûment l’actualité du cinéma israélien. Comme dans le cas de la gauche française, ou même de la gauche radicale, on ne peut absolument pas parler de la communauté juive française comme d’un seul bloc idéologique. Cette communauté est composite, variée, hétérogène, réunissant en son sein des Juifs de gauche comme de droite. On peut constater néanmoins qu’un nombre relativement élevé des membres de cette communauté est situé à droite sur l’échiquier politique israélien, exprimant souvent un soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël et réfutant tout critique à l’égard de pays, même émanant d’intellectuels ou d’artiste israéliens.

L’anecdote suivante peut donner une idée d’une certaine confusion idéologique qui caractérise l’approche de certains membres de cette communauté à l’égard du cinéma israélien. Il y a deux ans, j’ai conçu à Paris une rétrospective sur « Les épopées cinématographiques du cinéma israélien ». Dans le cadre de cet événement, organisé au Mémorial de la Shoah, une institution fréquentée par un pourcentage élevé de public communautaire, j’ai présenté plusieurs films des années 40-50 appartenant au genre communément appelé en Israël « le cinéma sioniste ». Ce sont de films de propagande commandités avant et après la création de l’Etat d’Israël par des instituions sionistes et mettant en avant le système de valeurs sioniste-socialiste en vigueur à l’époque. Lors d’une conférence que j’ai donnée à cette occasion, j’ai été interrompu à plusieurs reprises par une auditrice qui, sur un ton agressif, a scandé vers moi : « Mais pourquoi vous parlez d’un cinéma sioniste, pourquoi ne dites-vous pas ‘Le cinéma israélien’ ». J’ai eu beau lui expliquer que le titre « Cinéma sioniste » était une expression courante en Israël, un nom attribué à un courant cinématographique historique (on dit « Le cinéma sioniste » en Israël comme on disait jadis « le réalisme-socialiste » en Union Soviétique), elle s’est refusée d’entendre mes explications et s’est empressée de quitter la salle.

Voyez donc le paradoxe : en tant qu’Israélien, historien du cinéma israélien, j’ai employé ce terme d’une manière disons « neutre », comme le titre d’un genre cinématographique reconnu. Mais aux yeux de cette dame subissant l’impact des médias français qui emploient couramment l’expression « sionisme » dans un sens péjoratif, synonyme de l’occupation des territoires et de l’expulsion des palestiniens de leur terre, j’étais perçu comme un ennemi d’Israël ayant pris à mon son compte la connotation péjorative associée à ce terme en Europe.

Kedma (Amos Gitai, 2001)

Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008)

Kadosh (Amos Gitai, 1999)

Cette attitude est révélatrice d’une certaine paranoïa régnant au sein d’une partie de la communauté juive française qui, se croyant victime d’une approche hostile de la part des médias français dans leur couverture du conflit du Proche-Orient, voit en toute critique à l’égard d’Israël l’expression d’une approche anti-israélienne, anti-sioniste, voire antisémite. Ce soupçon concerne même des oeuvres artistiques réalisées par des Israéliens vivant en Israël et qui véhiculent une critique à l’égard de la politique de leur pays. Ainsi, certains films israéliens récents ayant remporté un succès international considérable (dont Kedma d’Amos Gitai, Valse avec Bachir d’Ari Folma, Lebanon de Samuel Maoz, Ajami de Scandar Copti et Yaron Shani) ont été jugés par des membres de la communauté juive française comme hostiles, anti-israéliens, car montrant l’expulsion des Palestiniens de leurs villages en 1948 ou exprimant clairement une critique contre l’intervention de l’armée israélienne au Liban, voir contré l’occupation des territoires palestiniens. D’autres critiques visaient des films comme Kadosh de Gitai ou plus récemment Le procès de Viviane Amsalem de Ronit et Shlomi Elkabetz qui, selon elles, donnent une mauvaise image d’Israël en le présentant comme un pays archaïque et arriéré, dominé par un système de valeur réligieux, patriarchal et mysogine. Pire, certains allaient jusqu’à soupçonner les cinéastes israéliens d’opportunisme, proclamant qu’ils reproduisent volontairement dans leurs films une image négative d’Israël dans le but de plaire à l’étranger, trahissant de ce fait l’Etat dont ils sont citoyens.

On touche ici à une question qui déborde peut-être le cadre de ce colloque, mais je souhaite malgré tout en dire quelques mots. C’est le problème de l’image idyllique, mythique, d’Israël de certains Juifs en diaspora, une image souvent coupée de la réalité de la société israélienne contemporaine. Le rejet violent de certains films israéliens récents par des membres de la communauté juive en France est à comprendre comme une tentative de préserver leur fantasme d’Israël, cette image idyllique d’un état d’Israël encore « enfant » et pionnier.

En jugeant d’emblée ces films comme anti-israéliens, ils tentent de préserver une vision mythique d’Israël, et aussi, dans une certaine mesure, leur propre identité de Juifs communautaires français, une identité construite, entre autres, sur la base d’un soutien inconditionnel à Israël. Ils ne prennent pas en compte que les réalisateurs israéliens ont sans selon toute logique une meilleure connaissance qu’eux de la réalité quotidienne du pays où ils résident tout au long de l’année (et pas seulement en villégiature). Ils ne comprennent pas non plus que critiquer ne veut pas forcément dire trahir ce pays. Que, bien au contraire, le fait qu’Israël soit capable de produire une cultuelle critique, vive et vigilante, est l’une des grandes forces de la société israélienne et de sa démocratie.

Comment donc montrer le cinéma israélien en Europe, comment en parler ? Pris en étau entre une gauche radicale, qui voit certains films politiques israéliens comme la confirmation d’une vision idéologique souvent réductrice et manichéenne du conflit israélo-palestinien, et une partie de la communauté juive qui perçoit les mêmes films comme trahissant un pays auquel elle est profondément attachée, comment donc échapper à cette mainmise politique, à ce piège idéologique qui guette le cinéma israélien distribué en Europe ?

Le procès de Viviane Amsalem (Ronit et Shlomi Elkabetz, 2014)

D’abord, je m’efforce depuis quelques années d’éviter de présenter les films israéliens dans des lieux, ou dans des institutions, trop marquées idéologiquement, que ce soit au sein de la communauté juive ou dans des institutions identifiées à des organismes politiques (de droite ou de gauche). Je préfère organiser des projets dans des institutions cinéphiliques où la passion de cinéma prime sur celle de la politique. Ensuite, je tente toujours d’orienter le débat sur les films vers des questions de cinéma, en évitant autant que possible l’écueil des idéologies. Au fil des années, je me suis rendu compte que lorsque le point de départ du débat est politique, on en vient très vite à oublier le film et l’on tombe très rapidement dans un débat idéologique souvent stérile, reproduisant les dichotomies habituelles et les clichés auxquelles les médias nous ont trop habitués. Par contre, si nous restons focalisés sur le film lui-même, et si l’on commence par poser des questions de cinéma (esthétique, narration, point de vue, rapports entre texte et sous-texte), il y a plus de chances, j’en suis persuadé, que l’on parvienne à cerner quelque chose de plus percutant, de plus original, sur le plan idéologique.

Car, justement, la force du cinéma, quand il est suffisamment exigeant et intelligent, est d’aller au-delà des représentations courantes et des jugements préétablis. En nous proposant une vision originale de la réalité, parfois à partir d’un point de vue subjectif, les bons films nous permettent donc d’interroger la réalité à la lumière d’une perspective nouvelle. Le cinéma, en effet, doit nous aider à poser des questions, y compris sur nos propres jugements préétablis, et à se méfier des réponses trop faciles.