ENTRELACEMENTS DE JEAN EUSTACHE

Une belle souffrance

Avec les deux itérations de La Rosière de Pessac — le premier film sort en 1968 et le deuxième, une réplique quasi-littérale du premier, une décennie plus tard, en 1979 —, Jean Eustache se tourne vers les lieux ruraux de son enfance. Il se penche sur une tradition annuelle qu’il a pu observer au sein d’un bourg non loin de Bordeaux, variation un peu obscurantiste de la « Miss France ». Voici en quoi consiste ce rituel : à chaque année, depuis des temps immémoriaux, le maire, le secrétaire général et les autres autorités morales de la communauté, se réunissent pour proposer la nomination de jeunes filles dites « méritantes ». Le mot revient souvent et sa signification, on le découvre, est hautement subjective : cela recouvre un « âge nubile », une « pureté de mœurs », une « piété filiale », de même qu’un « respect pour leurs devoirs ». C’est en fonction de ces critères qu’on procède à l’élection à visée unanime d’une rosière. La Rosière de Pessac s’ouvre sur ce vote approximatif tout juste précédé d’un débat entre les instances morales en question, et ce, dans les deux films. On se déplace ensuite vers l’annonce à la jeune élue, à même son domicile. Et puis vers la procession qui la célèbre, avec tout l’arsenal des membres votants, souvent des têtes grises, des agriculteurs, des conseillers municipaux et d’anciennes rosières venues pour la cérémonie. S’ensuit donc la fête, avec son défilé, ses fleurs, ses discours et ses protocoles. 

Un effet d’absence

L’ensemble donne une impression étrange d’incursion au sein d’une capsule temporelle décalée, autant pour le film de 1968 que pour celui de 1979. Eustache se fait tout au long observateur, filmant chaque étape de ce rituel avec la caméra d’un documentariste, de sorte qu’il donne l’impression de s’effacer, de s’invisibiliser comme réalisateur. Une forte intention ethnographique ressort alors des Rosière ou, du moins, de médiation transparente d’un rituel observé. La présence d’Eustache, autant derrière la caméra qu’à la table de montage, m’a semblé presque imperceptibleLe jugement moral, pourtant, aurait été si facile devant cette coutume qui, déjà dans les années 1960, a le souffle court devant cette fête qui traîne une odeur de désuétude. Plutôt que de se positionner en critique, en conservateur, ou encore de tomber dans l’apparente facilité du point de vue personnel, Eustache choisit l’absence de position, puis lorsque questionné à ce sujet par les Cahiers du cinéma, il précise : 

« Je prends la tradition telle qu’elle est, et je la filme en la respectant totalement. […] Peut-être a-t-on un tel regard malgré soi, mais ce que je peux dire c’est qu’en tout cas il n’y a nulle intention dans La Rosière de Pessac, ni morale, ni critique 1 ».

Et effectivement, tout au long des Rosière, on s’en tient à un genre de cinéma-vérité analytique et détaché auquel on refuse d’interposer une finalité morale. La matière du rituel est soigneusement respectée, et ce rituel apparaît immuable. Les scènes sont patientes, longues, et la caméra, souvent fixe. Avec la Rosière de 1979cette impression de détachement ethnographique augmente : sur la base du même rituel, Eustache va jusqu’à reproduire parfois plan par plan, la mise en scène du précédent. On y retrouve ainsi la même séquence composée de cadrages serrés sur chaque tête grise, sur les femmes d’un certain âge qui composent le jury, les mêmes longues prises qui suivent la procession religieuse.

Membres du jury délibérant la potentielle Rosière issues des films de 1968 (noir et blanc) et 1979 (couleur)

Si le propos d’Eustache ne réside pas au sein d’une intention critique ou morale, le décalage temporel repéré et la réitération situent les deux Rosière du côté de l’exploration de la temporalité et de son expression par le cinéma. Encore, Eustache semble moins chercher à extraire une vérité directe et immédiate par le film, mais plutôt à prendre le pouls d’une réalité sociale par la juxtaposition de ses deux opus. L’effet est frappant, et la réunion des deux Rosière dresse implacablement le portrait d’un village qui s’enlise — par paresse, par orgueil ? — dans ses traditions archaïques, le portrait d’une société qui refuse de laisser mourir ce qui est depuis longtemps suranné. La jeunesse y est sans voix, autant en 1968 qu’en 1979 : les deux Rosières demeurent mutiques, comme emmurées dans le flot des paroles de leurs aînés. En 1968 comme en 1979, à aucun moment les rosières n’ont-t-elles véritablement droit aux mots — osaient-elles même se l’accorder ? Jamais durant ce grand déploiement protocolaire, remise de la dot, cortège et fanfare, messe, discours et banquets, ne parlent-elles vraiment, ne serait-ce que pour répondre aux quelques questions de cette autorité cérémoniale ? Pourtant, la fête paraît être l’occasion pour tous de s’étaler en discours grandiloquents. Le maire de 1968, d’un paternalisme incroyable, est tout particulièrement volubile, et il est frappant de voir le curé, la même année, mentionner les évènements de mai 68 devant tous ces jeunes réduits au silence. Et si en 1979 apparaît cette couleur vive qui rend si bien la gaieté des festivités, si la caméra plus libre voltigeant au-dessus de ces nouvelles tours d’habitation témoigne d’une certaine évolution temporelle, cette jeunesse silencieuse semble être restée la même, comme imperméable au temps qui passe. 

Jour de la Rosière, 1969 et 1979

L’intervention eustachienne au sein de ses Rosière ne serait à tout prendre peut-être pas strictement celle d’un cinéaste derrière la caméra, mais celle d’un collagiste-monteur qui joue avec la matière filmique et la temporalité pour en faire jaillir un sens. Et s’il y a chez le réalisateur un effacement, Eustache pose un geste conscient de programmateur affirmant, au moment de faire la seconde Rosière, préférer que ses deux documentaires soient visionnés en chronologie inversée : le premier en dernier, et le dernier en premier. C’est dans cette manière antéchronologique de voir les Rosière et dans cette inversion qu’on peut plus aisément y percevoir le regard d’Eustache, son geste. S’il n’est évidemment pas nécessaire de les visionner dans l’ordre voulu — et d’ailleurs, j’ai d’abord regardé les deux films chronologiquement, pour ensuite les reprendre en ordre inverse —, ma propre sensibilité de programmatrice a été touchée par cette intervention trop rare chez les cinéastes. C’est peut-être cette stratégie de diffusion qui m’a quelque part incitée à recevoir très sérieusement ce choix, et à y déceler non seulement un geste créatif, mais aussi un geste porteur plus aigu, plus naturellement discernable.

Débuter avec la Rosière de 1979, c’est entrer dans une fête paradoxalement fatiguée et vive, puis manifestement incertaine. On navigue parmi les protagonistes au sein de règles désuètes et on comprend d’emblée, sans même avoir visionné le volet précédent, que les choses ont quelque peu changé. Les membres du jury semblent se perdre dans une doctrine qui, on le devine, reste vétuste malgré les quelques amendements auxquels l’assemblée fait référence (les jurés ne peuvent plus proposer eux-mêmes une rosière, par exemple). Ce dispositif d’inversion temporelle issu du geste de programmation d’Eustache et ce mode autoréférentiel déclenchent forcément une curiosité. C’est un mécanisme efficace qui permet une réaction accrue, car non seulement arc-boutée sur deux temps, mais mettant en regard la façon dont on regarde ces deux temps. Si en 1979, les femmes du jury ricanent en parlant d’anciennes couronnées qui se sont avérées enceintes, il est d’autant plus frappant d’entendre ensuite le secrétaire général de 1968 mentionner que, bien qu’il n’y ait pas de plafond quant à l’âge d’une potentielle rosière, « c’est rare de garder sa virginité jusqu’à quarante ans ». 

Paroles autour de ce que doit être une Rosière, 1979 et 1968

En remontant dans le temps tout en conservant scrupuleusement le même système de captation du réel, Eustache livre donc à son public un diptyque sociétal qui permet non seulement de sonder deux moments distincts, mais aussi de déployer une observation pragmatique de l’évolution — voire de la stagnation — d’un lieu et de ses coutumes. Je pourrais m’attarder longuement à tous les recoins, à tous les enjeux de ce diptyque pour en faire surgir un commentaire adéquat. Mais mon intérêt vis-à-vis des Rosière est autre. Séparer ou isoler ce doublé du reste des films d’Eustache reviendrait, il me semble, à faire abstraction de ce qui fait sa beauté ; les Rosière, je les trouve si belles, car elles s’inscrivent, peut-être malgré elles, dans la grande entreprise nostalgique d’Eustache. 

La tendresse du silence

Le doublé pessacais d’Eustache est donc marqué par un non-positionnement de l’auteur, et son geste de cinéaste y est contenu, à la fois restreint et dense, celui d’un témoin plus que d’un artiste. Je décèle néanmoins chez Eustache — il fait ressortir ma sensibilité neurasthénique, ma tendance à chercher le mélancolique partout — un rapport nostalgique qui a partie liée à son approche d’observateur, un désir de conservation à travers lequel le personnel s’immisce dans l’intention d’effacement du soi. Peut-être Eustache a-t-il ressenti un besoin de préserver par l’image ce qu’il a connu et ce qu’il sait que d’autres ne connaîtront pas ? Dans tous les cas, il me semble qu’Eustache, avec ses Rosière, serait comme un Jean Rouch qui retournerait en terrain familier plutôt qu’en Afrique. Mais au contraire de Rouch, et justement en lien avec le familier, il y a dans les Rosière une intrigante dualité qui s’installe entre l’objectif et le subjectif. Eustache connait Pessac, je suppose qu’il a aimé cette ville, il y est né. Avec Mes petites amoureuses (1974), il a consacré un long métrage entier à la grande déchirure qu’a été celle de quitter la banlieue bordelaise pour Narbonne, alors qu’il reconstruit avec une exactitude forcenée et obsédée les lieux de son enfance. La représentation de Pessac dans ses Rosière reste pourtant détachée, éloignée du soi, et l’affect y est en surface indistinct. 

Mes petites amoureuses (1974)

Or, à bien y regarder, cet écartement du subjectif dans l’investigation du lieu à charge nostalgique est chose courante dans le cinéma d’Eustache. Avec son immense La Maman et la Putain (1973), le cinéaste entretient un rapport fétichiste avec le Paris qu’il connait et qu’il fréquente. Paradoxalement, il filme la capitale de manière presque flegmatique, indifférente. La géographie parisienne y est à la fois éminemment intime et carrément désinvolte, et si tous ces lieux renvoient à la vie du cinéaste, il les utilise autant comme des traces indicielles d’un vécu personnel et singulier que comme des véhicules pour la sentimentalité de ses personnages. Mais, assidûment, il y a Eustache le cinéaste qui s’accroche à ce qui est disparu ou voué à disparaître ; et il y a Alexandre qui devient le vecteur nostalgique du film, l’alter ego du créateur qui retrace le révolu. Celui-ci dit, à un moment : 

« Que sont devenus les gens que l’on voyait ? Je reste ici, toujours, et ils ont disparu. Je ne les vois plus ».   

Lieux de La Maman et la Putain (1973)

Ces paroles d’Alexandre ont résonné en moi à l’écoute des Rosière. Que sont devenues Agnès Solera, Christelle Hophalte, ces deux rosières aux sourires embarrassés, à la taciturnité bouleversante ? On les regarde aujourd’hui et on sait qu’elles ne sont plus. N’y-a-t-il pas, dans ce doublé, une entreprise de fixer par le cinéma ce qui bientôt s’effacera à même l’anachronisme du protocole des Rosière ? Eustache ne tente-t-il pas de rester toujours, comme Alexandre, revenant une décennie plus tard pour filmer le même rituel ? 

En le regardant pour une énième fois, je ne peux m’empêcher de déceler, dans le montage et dans le cadrage d’Eustache, une certaine tendresse. Cette tendresse, je l’imagine peut-être, pourtant je la vois : elle est dans cette caméra qui vient se rapprocher de la rosière de 1968 pour s’attarder sur ses yeux fuyants ; elle est dans ce plan qui suit la rosière de 1979, qui remarque son dos rond, son sourire incertain. Autant dans le noir et blanc contrasté de 1968 que dans la joyeuse couleur de 1979 se distingue un attachement, une compassion pour cette jeunesse passive malgré elle, cette jeunesse à qui la parole est trop peu permise. Eustache filme ce mutisme, me donne l’impression de se permettre une sympathie par un cadre plus serré, une tendresse par une prise plus longue. Comme s’il trahissait son empathie en regardant ces adolescentes plus longtemps qu’il ne regarde les autres, en remarquant leurs postures affectées et leurs expressions gênées, comme s’il nous disait, observez ce silence, voyez comme il résonne. 

Rosières, 1968 et 1979

J’aime penser qu’un peu de la subjectivité d’Eustache s’immisce, se faufile et vient surgir quelquefois à travers son diptyque. J’aime aussi penser que cette fissure à travers laquelle le subjectif jaillit, c’est la nostalgie du cinéaste qui la cause, c’est cet attachement non seulement à son passé pessacais — donc à l’espace physique — mais aussi à cette période souvent ingrate et douloureuse qu’est l’adolescence. Et quand j’y réfléchis, la douceur parfois maligne, ironique, mais toujours sincère qu’Eustache réserve à la jeunesse me semble presque partout dans son cinéma — du moins dans celui de fiction. Elle est cuisante dans Mes petites amoureuses alors que le cinéaste investigue, dans un scénario ouvertement autobiographique, la morsure de la pré-adolescence, la cruauté de ce non-lieu brûlant de désir et cinglant d’impuissance entre l’homme et le garçon. C’est un film qui me renvoie à Pialat, à cette sensibilité nostalgique et lancinante. Si À nos amours (1983) ou même Loulou (1980) révèlent chez Pialat une inclination parfois douce, souvent cruelle à la jeunesse, son premier film L’enfance nue (1968) vient établir entre lui et Eustache une fraternité, celle de deux explorateurs de cet espace trouble et insensé à l’orée de l’adolescence, de ces blessures qui marquent l’âge transitoire. La fraternité de ceux qui creusent dans le passé pour en gratter les écorchures. Il n’est pas étonnant de voir Pialat tenir un rôle dans Mes petites amoureuses, et c’est un doux sentiment de le regarder jouer brièvement dans ce film à fleur de peau, à la jeunesse corrosive et dolente, tant il est affecté.

Cette tendresse nostalgique orientée vers l’adolescence est plus rieuse et irrévérencieuse dans le doublé Du côté de Robinson (1963) et Le père Noël a les yeux bleus (1966) (présentés ensemble sous le titre Les mauvaises fréquentations en 1967), alors que ses personnages s’accrochent à l’insolence de la jeunesse, la trainent partout dans les rues de Paris, inlassables et agressifs dans leurs avidités à jamais enfantines, dans leurs ambitions perdues. À l’instar de La Maman et la Putain, alors qu’Alexandre fait figure d’adolescent éternel et éternellement réfractaire à la « vie d’adulte », on y retrouve une adolescence non pas manifestement souffrante, mais plutôt impertinente, cavalière, désespérée et indigente.

Ces fictions adolescentes d’Eustache, ces films qui viennent creuser les plaies de la jeunesse, de Les mauvaises fréquentations jusqu’à Mes petites amoureuses, en passant par les Rosière, tous m’ont fait mal. Mes petites amoureuses m’a terrassée complètement, alors que je pleure si rarement devant un film. D’autres films, comme La Maman et la Putain ou Le père Noël a les yeux bleus, me font mal d’une manière plus sournoise, un peu comme une blague qui heurte. Si les Rosière sont très loin de la fiction, ils me font quand même l’effet d’un pincement, un genre de mélancolie mêlé d’amertume à l’instar d’un regret lié au côté fugace, en dessous de la permanence du rituel, de ce qui est filmé ; tout cela était vrai, tout cela a disparu. C’est un peu le même sentiment qui m’emplit lorsque je regarde Numéro zéro (1971)alors que la grand-mère d’Eustache fume cigarette sur cigarette en racontant son passé, en racontant Pessac, ce lieu partagé entre elle et lui. Cette grand-mère maintenant disparue, elle aussi, disparition qui survient au début du tournage du si poignant Mes petites amoureuses. Sur ce portrait intime de celle qui l’a élevé, Eustache raconte :

« Bien entendu, je n’avais aucune intention, en faisant ce film, j’étais simplement rongé par un mal, et le film répondait à ce mal 2  ».

Aucune intention ; Eustache disait la même chose de ses RosièrePourtant, dans l’un comme dans l’autre, il y a ce mal dissimulé quelque part, qui suinte la pellicule. Ce mal, il trouve — je crois — sa source au sein de cette nostalgie eustachienne, nostalgie non pas pour un temps meilleur, mais pour un temps qui fût et qui n’est plus, ou qui ne sera plus. Pour cette jeunesse souvent si souffrante, souvent si désespérée. Un peu malgré moi, je m’imagine Eustache revoir ses films, les contempler comme autant de traces d’un passé révolu, avoir mal, un peu, en les regardant. Un mal très beau, et je me l’imagine alors éprouver cette fraternité avec un Pialat et d’autres qui, comme lui, fouillent les injures de l’âge ingrat, je le vois être foudroyé comme je l’ai été à l’écoute, par exemple, de The Maiden (2022), premier long métrage du canadien Graham Foy, qui filme avec une adresse bouleversante le silence de la jeunesse, ses blessures et ses peines. Je pense à tous ces cinéastes qui viennent remuer la tristesse de l’adolescence pour en faire surgir une beauté douloureuse, à ces Mike Mills, Philippe Lesage, Henry Bernadet ou Céline Sciamma, à tous ceux et celles qui portent les tourments de la jeunesse comme autant de cicatrices, comme autant de trésors. Au côté insaisissable d’Eustache, j’opposerais cette vulnérabilité en lui si claire, si poignante. Cette belle souffrance que je retrouve partout dans son œuvre.

Notes

  1. Jean Eustache, propos recueillis par Michel Contat, Cahiers du cinéma, n° 306, décembre 1979.
  2. Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Cahiers du cinéma, 1996 [1986], p. 25.