Retour sur le FNC 2009

RÉMINISCENCES

Outre l’évidente ou apparente inutilité de l’exercice, l’intérêt d’un retour sur un festival de films vieux de quelques mois consiste à prendre acte de la prégnance des images et des sons, à faire retour sur ce qui s’est sédimenté dans la mémoire (ce que Schefer appelle « cette mémoire mêlée d’images et d’affects expérimentaux »), explorer cette contraction formidable du temps vécu, qui transforme des amoncellements d’heures passées devant des images en une série de courts plans retenus, retrouvés au fil de l’écriture, au gré des associations et des réminiscences. Cela consiste à voir ce qui est resté, et non, surtout pas, à faire un bilan, décerner des médailles, rappeler les « bons coups »… La question est alors : que reste-t-il de tout ce temps occupé à fixer un écran, se déplacer de salles en salles, faire des listes, prendre des notes indéchiffrables, se perdre en discussions, que reste-t-il de cet état d’hypnose soft auquel on se soumet et qui déréalise dix jours durant notre relation au temps, à l’espace, à la vie ? Est-il aussi possible de se remettre dans l’« état » où on se trouvait, pour dire deux choses de cet étrange état de suspension, où les priorités de la vie sont déréglées, et où une chose aussi bête qu’une séance de cinéma prend tout à coup des proportions hors du commun.

Un tel « retour » relève au fond d’un exercice privé, vaguement solipsiste, à peine ouvert à partage (« comprenne qui voudra »). Ce retour n’a, pour ainsi dire, aucune « fonction critique » (il n’en a pas la prétention à tout le moins). Il se situe en dehors des sujétions ordinaires du critique aux films sur lesquels il a la tâche d’écrire. Si la critique dite « professionnelle » est celle qui se coltine un festival au quotidien et se donne le rôle un peu servile de guider le lecteur-cinéphile dans ses choix, à coups de « ne manquez pas » et de « on ne voudra pas rater », ou encore — modèle Cahiers, 24 images — qui dresse un état, avant ou après un festival (Cannes, Berlin, Venise), de la « planète cinéma » contemporaine (thèmes et tendances), l’intérêt d’une telle écriture de l’après-après-coup — hormis le fait qu’elle se passe de tout contrat avec un lecteur qui viendrait y chercher de l’information, et qu’en réalité elle se passe même jubilatoirement de lecteurs — n’existe que pour celui qui s’y adonne. Son intérêt est d’être souverainement inutile. C’est le petit luxe des pauvres qu’accorde Hors champ.

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Petite anthropologie du festivalier

La première étape d’un tel devoir (au sens scolaire du terme) de mémoire suppose que nous retrouvions la grille horaire fripée, barbouillée de petits signes cabalistiques, véritable « poumon de papier » de la vie du festivalier pendant dix jours, objet essentiel, précieux (le perdre à mi-parcours serait un drame), personnalisé (la grille horaire d’un autre semble un objet « étranger »), investi de désir et de projection (un peu comme le narrateur de La recherche du temps perdu qui se prenait à rêver le monde en consultant l’horaire des trains), et qui perd son aura lumineuse aussitôt le festival terminé, que ce bouquet de feuilles écornées se trouve ramené à sa banale « choséité », à côté des autres programmes usés dans notre bibliothèque. Nous parcourons donc cette grille pour tenter de faire remonter à la surface quelque chose. On se rappelle —on l’avait oublié — que le premier film vu jeudi le 8 octobre à 16h, fut celui de Luc Moullet, La terre de la folie (bijou d’ironie et de finesse), et qu’en fin de course, le 18 octobre, on avait renoncé, par épuisement, à aller voir Conscience de Erdel Kiral et Mother de Bong Joon-Ho, malgré les cases cochées et les billets trimballés sur soi pendant dix jours. Et entre les deux, autant de films vus que de films ratés ou auxquels on a fini par renoncer quand, rendu en fin de soirée, et qu’on aurait un ultime Roumain à se taper, l’idée d’aller boire un verre avec un ami semble soudain une option beaucoup plus viable, saine et joyeuse, même si on sait qu’on risque de le regretter le lendemain matin (« étais-tu au Roumain hier? –Non, j’ai préféré boire une bière avec X. –T’as vraiment raté quelque chose. –Je sais je sais, je suis con. »). Une des occupations du festivalier absorbé consiste à établir un équilibre entre ses désirs et le principe de réalité (décider s’il vaut mieux voir un énième film ou se résoudre à soigner sa grippe), revoir sans cesse sa grille en fonction des rumeurs, faire des conjonctures, parvenir à déplier le temps (« apparemment le film Turc est sublime ! –Ah! Oui. Lequel ? Tu sais, celui qui était à Cannes. Ah! Bon. Il m’a passé sous le nez. –Machin m’a dit que c’était génial. Je pense qu’il rejoue mercredi. –Flute. J’ai un billet pour le film Autrichien. Apparemment c’est bon. Oh! Mais il rejoue vendredi !»… incessantes ruminations), tenter de garder sa contenance quand on aperçoit une file d’attente pour une projection et qu’on se dit qu’on a fait le mauvais choix, ou, pire, devant un copain sortant d’un film l’air illuminé, et qui vous dit : « Wow! T’as vraiment raté quelque chose ! Espérons qu’il repassera un jour. » (savoir qu’il ne repassera pas). Ce sont de ces petites tragédies, absurdes et ignobles aux yeux des gens entre temps « actifs », et que ne peut comprendre celui qui n’y est pas plongé, que sont tissés les journées de celui qui s’occupe sérieusement à un festival de films, et qui font penser à l’enfant trop sérieux du poème de Saint-Denys Garneau : « ne me dérangez pas je suis profondément occupé ».

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En plans

Depuis longtemps, je me fais un point d’honneur d’essayer de me rappeler les premiers et derniers plans de tous les films que je vois. Exercice stupide s’il en est, épuisant et souvent frustrant de surcroît quand le filet plongé dans la mémoire ressort vide. À quoi peut servir de se rappeler que le premier plan de La terre de la folie de Moullet est un plan moyen, cadré frontal, sur le réalisateur s’adressant à la caméra (se rappeler sa voix de récitant), que le dernier plan, au moment où le générique se déroule, au bout d’un travelling arrière, montre notre héros et une femme se bousculer au bord d’un chemin de montagne ? Rien, sinon de garder comme un petit trésor la certitude qu’on peut retrouver quelque chose de cette durée passée, ce temps perdu, plus simplement, qu’on y était, qu’on a vu (c’est l’orgueil absolu du cinéphile, sa vérité ultime). Cela peut aussi être une manière de baliser l’expérience et la retenir dans une utopique totalité (cela, cette chose qu’on appelle le film, s’est passé entre ça et ça), comme s’il était possible, en tenant le film par ses deux extrémités, de le faire dérouler en entier, comme une bobine de la laine, dans sa tête.

La terre de la folie (Luc Moullet, 2009)

Le premier plan du film d’Oliveira — le sublime Singularités d’une jeune fille blonde — cependant que défile le générique, nous montre un wagon de train en marche, et un contrôleur qui déchire longuement les billets des passagers (on se souvient d’avoir pensé soudain à Bunuel, à Cet obscur objet du désir, et le reste du film nous aura conforter dans notre première intuition, rappelant le chassé-croisé entre Belle de jour et Belle toujours, etc.) ; le dernier plan nous montre la jeune fille blonde, écrasée, enfoncée dans un fauteuil trop grand, dans une étrange pose (il y avait quelque chose avec ses mains, son visage, l’angle de la caméra à ce moment-là, mais quoi ?), et on se rappelle s’être dit que le cinéaste avait sans doute conçu tout son film pour aboutir à ce plan-là, lumineux, nécessaire, terrible. Voir ce plan, nettement, clairement, et désirer le revoir, autant pour se rassurer que pour sa beauté accablante.

Singularités d’une jeune fille blonde (Manoel de Oliveira, 2009)

C’est alors qu’on se rappelle être tombé sur une photo dans un article des Cahiers sur le film d’Oliveira. On trouve la photo (Cahiers du cinéma, n° 648, septembre 2009, p. 15), et on se dit que cela correspond sans doute au dernier plan du film, mais que cette image ne correspond qu’en partie au souvenir qu’on garde logé en nous (avait-elle les cheveux sur le visage ? n’était-elle pas plus enfoncée, la caméra n’était-elle pas plus basse, le cadrage plus serré ?). Qui possède la vérité ? Il est possible que la photo soit une photo de tournage et non un photogramme du film, comme il est tout aussi possible que nous nous soyons trompés, que notre souvenir soit imprécis, notre mémoire faillible. Impossible à réconcilier (jusqu’au moment où on possédera le film).

Et ainsi de suite.

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Traversées

Repasser en rafales, sans trop s’y attarder, la liste des films vus (certains du moins), et tenter d’être fidèle à ce qui nous a retenu, sans trop y mettre d’effort.

Deux panoramiques éblouissants sur une forêt vierge qui referment Le Streghe de Jean-Marie Straub, vu dans une salle à peu près vide (en être triste ou se sentir privilégié d’avoir pu assister à ça ?). Le visage ingénu, l’accent rude de Bernadette (sublime re-montage d’archives sur le combat d’une femme en Irlande du Nord), qui m’a fait penser depuis au visage et à la voix de la militante acadienne dans L’Acadie, l’Acadie?!. Le mouvement du pied de la mère aphasique d’Elia Suleiman, battant la mesure d’une musique arabe dans Le temps qu’il reste, et le contre-champ sur le cinéaste, occupant le centre du plan, avec sa pose inimitable de chien mouillé, les épaules vers l’avant, les grandes mains posées sur les côtés. Le premier plan du Roi de l’évasion, sur les deux paysans discutant couleur de tracteur (scène magistrale, qui vaut bien tout le film, autrement affligeant). La première image de Nuages sur la ville, magnifique, de notre ami Simon Galiero, où Jean-Pierre Lefebvre en caleçons est assis torse nu sur son lit (la lumière grise qui tombe sur ce corps accablé), qu’on pourrait lire comme le plan en négatif de la première image de Il faut pas mourir pour ça.

Nuages sur la ville (Simon Galiero, 2009)

Irène (Alain Cavalier, 2009)

Se rappeler aussi la texture rugueuse du cuir des petits cahiers où Alain Cavalier a consigné les traces de sa vie avec Irène, et la texture particulière, intime, de cette voix, qui nous déroule les lignes de cette écriture serrée (ces phrases-joyaux d’Irène, transcrites, extraites trente années plus tard de leur écrin : « Je voudrais connaître mon secret », « Quand je serai heureuse tu verras »), ces traits d’encre pour mémoire (jamais le cinéma n’aura rejoint à ce point l’intensité trouble du journal intime).

Et ainsi de suite.

31/1975 Asyl (Kurt Kren, 1975)

Avoir découvert le cinéma de Kurt Kren, frame by frame, avoir été totalement soufflé par 31/75 Asyl, la lenteur du dévoilement, orfèvrerie naturelle, pluie, neige, soleil. Retenir la folle ténacité dans la durée des plans d’Élégant de Yan Giroux, refusant de couper malgré les creux, le temps mort, parce que l’inattendu surgira au bout et frappera d’autant plus fort (le vol d’une mouette, un rai de lumière, une empoignade, une énième chaise en plastique lancée à bout de bras). Repenser au malaise éprouvé devant United Red Army (la longueur du film, ses redondances ou plus sûrement la claustrophobie de l’endoctrinement), mais se rappeler avant tout l’hôtel assiégé, inondé, les corps grelottants des militants, ou encore la marche sur les monts enneigés, le rêve de la révolution réduit à l’horreur absurde de la congélation. Le dernier plan — car pour le reste, rien à retenir, qu’une mauvaise blague effrontée — de Trash Humpers de Korine, caméra filmant de loin la femme sous un lampadaire tenant l’enfant, lui chantant une berceuse (reflux inattendu de tendresse brute, que Korine est parfois capable de faire jaillir au milieu du cauchemar). Le plan-séquence des « œufs de caille » dans Kinatay, l’attente dans l’autobus jusqu’au moment où le cellulaire du jeune homme sonne et qu’il est sommé de ressortir, que l’horreur à venir, à laquelle il a cru un bref instant pouvoir s’absenter, s’abat sur lui comme un destin. L’intensité des teintages des images repiquées du film de Gustav Deutsch, Film ist. A Girl and a Gun, violet, rouge, orangé, cette origine du monde rejouée sur des corps de femmes cerclées de magma volcanique, d’éclosions végétales, des rictus d’insectes préhistoriques.

Film ist. A girl and a Gun (Gustav Deutsch, 2009)

Enfin, reconnaître sans se rappeler exactement les plans associés à ces mots écrits dans un cahier de notes à propos de Ne change rien de Pedro Costa : « Surface éclairée sur le côté. Obliquité. Points d’entrée sonores et disposition des corps. » Et encore moins ceux-ci, à propos du Ruban blanc : « plan 360 degrés – cravache. Derrière la porte. » Et pour ces deux derniers films, la puissance révélatrice des visages, la justesse, tantôt moirée, tantôt sèche et angulaire, du noir et blanc, le geste de Jeanne Balibar tirant excédée sur son collier (sentir la peau nue se tendre), et un petit oiseau le cou transpercé par une lame de ciseau, déposé sur un bureau.

Ne change rien (Pedro Costa, 2009)

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Au chapitre des bilans, ne pas regretter de n’avoir pas revu Antéchrist devant une salle comble (un film vu à Paris cet été, dans une salle à moitié vide, immense et bouleversant, et qu’il aurait été terrible de découvrir devant une multitude), féliciter Pierre-Luc Vaillancourt pour la puissante soirée de Cinéma abattoir, « Amour et terrorisme » ; avoir désirer revoir le chef d’œuvre de Daïchi Saïto, Leaves of Axis, Trees of Syntax, mais s’être refusé à le revoir dans un programme de films expérimentaux qu’on disait mal assortis (une constante cette année, d’ailleurs, dommage). Se demander quand il sera possible de voir Amer (on trouvera dans ce numéro un entretien avec les cinéastes), dont on dit le plus grand bien, et quelques autres. Se demander enfin où se trouvaient dans cette programmation le Visage de Tsai Ming-liang, Hedgewitch, le dernier Bruno Dumont et le film d’Audiard, et tant d’autres, qu’on aura laissé à d’autres ou à personne, le soin de faire apparaître à la faveur d’une devenue trop improbable sortie en salle.

De tout cela, qui aura été notre quotidien fébrile, attentif et anxieux pendant dix jours, s’évanouiront peu à peu les traces, dont il ne restera d’ici quelques années qu’une lointaine réminiscence : « Oui. Je l’ai vu au FNC en 2009, ou était-ce en 2010 ? Je ne me rappelle plus très bien. »

Le ruban blanc (Michael Haneke, 2009)