Être ou ne pas être ? Étienne le connaît par coeur. Il peut même le réciter à l’envers, de la dernière à la première phrase. Il a d’ailleurs réussi cet exploit intoxiqué à la bière noire et, bien que ce facteur soit moins susceptible d’avoir influencé son interprétation, par un soir de pleine lune. Par un autre soir, celui de grands vents cité plus haut, Étienne et moi avons visionné les interprétations de ce monologue dans huit adaptations différentes de la pièce de Shakespeare.
Il est étonnant (et heureux) de retrouver, flanqué au milieu d’une programmation de films plus ou moins imbéciles, plus ou moins réussis, l’un des films les plus accomplis de toute l’histoire du cinéma, et dont les nombreuses émules maladroites qu’il a générées (quelques-uns rodent à Fantasia, au FNC, au FFM) ne font que confirmer, par la négative, la grandeur et la caractère indépassable de son accomplissement.
Arrimant la technologie à une vision et une voix des plus personnelles, il incarne plus que quiconque le credo esthétique de Tarkovski selon lequel « le cinéma est un art sérieux et difficile, lourd de sacrifices ». Avec ses éclairages impressionnistes, ses rythmes lancinants et sa mise en scène sophistiquée, Sokourov pourrait être considéré comme le plus rigoureux des cinéastes actuels tant en documentaire qu’en fiction.
Mais le paysage n’est pas qu’une vue, c’est aussi une vue de l’esprit, un rapport au monde, un point de vue sur le pays. Comme l’écrivait Eisenstein : « Le paysage peut incarner dans une image concrète des conceptions cosmiques entières, des systèmes philosophiques entiers. […] Tout plan est un paysage.» Sokourov, certainement, connaissait cette phrase, pour l’avoir retranscrite à la lettre à chaque plan des Voix spirituelles .
Sokourov, avec l’Arche russe, aura inventé un nouveau genre, non pas le film-fleuve, mais le film-radeau, le film-arche. Ce n’est pas un film historique où il s’agit de remonter à peu près adéquatement le fleuve de l’histoire, c’est plutôt le film qui est devenu le radeau, le véhicule scripturaire de l’histoire, descendant son fleuve mouvant avec lequel il se confond, suivant une lame continue, emportant dans son cours, indistinctement, le passé et le présent.