Les Voix spirituelles et L’Arche russe

La voix d’Alexander Sokourov et l’ouvrage du temps (première partie)

Dans la cadre de la présentation de Faust d’Alexander Sokourov durant le FNC 2011, nous vous redonnons à lire cet article publié en 2002. Faust sera présenté le 16 octobre à 21h30 au Cinéplex Odéon Quartier Latin, puis le 18 octobre à 16h30 au cinéma ExCentris.

« Comme s’il y avait dans l’occupation du peintre une urgence qui passe toute autre urgence. Il est là, fort ou faible dans la vie, mais souverain sans conteste dans sa rumination du monde, sans autre “technique” que celle que ses yeux et ses mains se donnent à force de voir, à force de peindre, acharné à tirer de ce monde où sonnent les scandales et les gloires de l’histoire des toiles qui n’ajouteront guère aux colères ni aux espoirs des hommes, et personne ne murmure »

M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 15.

L’inquiétude de l’histoire

À la fin des Voix spirituelles d’Alexander Sokourov (1995), journal de guerre filmé en 1993 et 1995 sur des soldats russes postés à la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, on entend une voix ténébreuse qui articule lentement, exténuée, conclusion d’un long périple immobile : « Il est temps de rentrer au pays. Et il n’y a personne ». Le texte de Merleau-Ponty cité plus haut se termine par : « …et personne ne murmure ».

Ces deux phrases, celle du philosophe et celle du cinéaste, ne semblent-elles pas résonner d’un même timbre ? Dans les deux, la conjonction « et » déboîte la phrase, semble la déhancher, la faire sonner à la fois faux et cruellement juste, comme un petit supplément de pensée, de poème, qui avait attendu le dernier moment pour s’accrocher, incertain, au désespoir qu’il énonce, à la force de vérité qu’il inspire, à l’inquiétude qui le noue. Une absence de murmure murmurante, la solitude d’un paysage, l’absence d’un peuple, la ténacité d’un regard, c’est un peu à tout cela qu’on est invité.

Ainsi, ces deux vers d’Ossip Mandelstam, écrits au moi de mai 37 :

« Les fleurs sont immortelles. Le ciel est intact.
Et ce qui sera n’est qu’une promesse »
1 .

Ce que le poète recueille, ici comme ailleurs, c’est le fragment d’une idée de la Russie, traduite en image poétique, et qui montre bien la dialectique, tout à fait singulière, qui alimente ce peuple (et sa fiction) : perdu entre l’immuable, le permanent, et la promesse, d’une part, toujours trahie, de l’autre, infiniment réitérable, par-delà toute cassure. Est-ce de cette même promesse que s’alimente Sokourov, de là qu’il puise son urgence ?

À la toute fin de l’Arche russe (2002), son dernier film, tourné en un plan unique dans le musée/palais de l’Hermitage et couvrant près de deux siècles de l’histoire russe, une voix, à la fois pur esprit et contemporaine de l’effondrement du bloc soviétique, nous dit à peu près : « la Grande Russie flotte, ne cessera pas de flotter, et ne disparaîtra jamais ». L’histoire est convoquée, à ce moment, dans une sorte de vacillement, portée sur un radeau de brume, dotée d’une apesanteur accablante, où quelques notes tournoient, peu sûres de leur trajectoire. Et d’ailleurs tout, dans ce film, s’élève de cette manière, empesée et évanescente, en brillant d’un danger, dans l’appréhension d’un dénouement historique que nous savons, nous, et dont, eux, ses sujets, ne peuvent qu’à peine se douter.

Dans ces œuvres de Sokourov portant sur la Russie et son histoire (bien que, à y penser, il semble y être toujours question que de cela), on ressent de façon fiévreuse, une inquiétude dans le regard et la voix, qui répond sans doute d’un point de vue inquiet sur l’histoire, ou encore de l’inquiétude d’une histoire se regardant elle-même. Cette inquiétude, bien qu’enracinée dans le présent (la Russie d’aujourd’hui, toujours celle-là), semble être le grand référent qui, de Dostoievski à Biely, de Goumilev (« Qui suis-je ? Un fragment d’outrages anciens ») à Tsevetaeva, de Dovjhenko à Tarkovski, fore ces œuvres. Il y aurait une permanence et une prégnance quasi-transhistorique de l’inquiétude, mas qui ne peut émerger que de cette « terre noire » de l’Histoire, là où la petite rejoint toujours la grande, parce qu’elle est faite de la même substance.

L’Arche russe (2002) et Les Voix spirituelles (1995), bien que de facture radicalement différentes, me semblent travailler tous deux un même terrain, se nourrir tous deux d’une inquiétude, que nous pourrions considérer comme le régime esthétique propre à toute l’œuvre du cinéaste. Certes, l’une exploite à fond le registre de l’artifice, du décor, de la reconstitution ; l’autre est une plongée documentaire, où la mise en fiction, là où elle se laisse reconnaître, naît du paysage, des actions routinières des soldats, du récit du narrateur. Mais dans les deux cas, c’est une même voix rocailleuse qui porte les images, qui les traduit, qui semble même les rendre possibles : nous regardons sous sa gouverne, bien qu’elle reste, cette voix, parfaitement insituable, indéterminable, indéfinissable. Elle n’est pas tout à fait une instance narratrice, ni tout à fait un personnage de la diégèse : elle est plutôt une entité médiatrice, flottant entre le spectateur et les images. À l’évidence, cette voix qui, d’un film à l’autre, assure une étrange cohérence, est celle qui produit cette inquiétude ; inquiétude qui s’immisce, partout, dans la poussière de chaque plan, traversant chaque galerie de l’Hermitage, se posant sur chaque visage de soldat. Même l’époustouflante scène de bal dans L’Arche Russe, la festive soirée de nouvel an des soldats et leur rire, brillent de cette lueur inquiète. « Le bonheur n’est pas gai », dirait Ophüls. Il est peut-être, depuis toujours, inquiet, sans toujours le savoir pourtant.

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L’Arche russe : de l’arche à l’arché

« Avec le siècle j’ai soulevé mes paupières
douloureuses
Le globe de ses grands yeux morts –
Et les rivières m’ont conté, tumultueuses,
Le cours passionné de nos humains discords. »

Ossip Mandelstam, 1924

L’Arche russe

L’Arche russe, présenté à Cannes, vu au FCMM 2002, se joue entre une voix et un témoin. La voix est celle d’un rêveur, qui ouvre les yeux après un accident, et qui ne reconnaît plus rien… Il a été projeté en plein cœur du XVIIIe siècle, à St-Petersbourg, à l’entrée du Palais de l’Hermitage. Cette voix d’homme sera, au fond, notre regard, c’est elle qui nous fera parcourir ce lieu (le Palais devenu Musée) et ce temps (la grandeur de l’Empire, appelé à devenir relique bien enfouie dans les mémoires). Un voyageur européen du XIXe siècle (un diplomate français, apprend-on éventuellement), transvasé au cours de cette traversée, servira de compagnon de voyage à la voix, seul personne capable de le voir et de lui parler. Les deux hommes sont l’un face à l’autre, et les deux face à ces scènes d’Histoire qu’ils traversent, des fantômes : ce n’est pas les fantômes du passé, mais des fantômes du présent, qui se trouvent plongés dans un temps, codé comme révolu, parfaitement glorieux, imperméable aux intempéries du XXe siècle, et, tout autant, à la barbarie de sa propre époque. Les murs de l’Hermitage, il faut croire, seraient restés étanches jusqu’en 1913 : Sokourov décide d’arrêter son film avant que la cale ne se remplisse d’eau. En d’autres mots, le XXe siècle, celui que connaît pourtant la voix narratrice, sera à peine évoqué : ce qui demeure, c’est la Russie comme théâtre, à une époque où tous les rôles étaient fixés d’avance, et où chacun était tenu de s’y tenir. Que les acteurs de cette grande pièce aient été sourds aux souffrances de qui, à la porte du Palais, réclamait une piécette, cela aussi est à peu près certain, et Sokourov fait tout pour n’en rien dire. À l’évidence, la Russie n’y est pas seulement un théâtre, mais aussi un espace remodelé par le rêve, un possible fait de condensation et d’ellipse, et qui parvient sereinement à faire l’économie de toute l’histoire du XXe siècle après la Révolution.

Sokourov, avec ce film, aura inventé un nouveau genre, non pas le film-fleuve, mais le film-radeau, le film-arche. Ce n’est pas un film historique où il s’agit de remonter à peu près adéquatement le fleuve de l’histoire, c’est plutôt le film qui est devenu le radeau, le véhicule scripturaire de l’histoire, descendant son fleuve mouvant avec lequel il se confond, suivant une lame continue, emportant dans son cours, indistinctement, le passé et le présent. Car le XXIe siècle, lui, apparaît, vers le début du film, dans une galerie peuplée de touristes, de directeurs de musée, etc. Le plus émouvant dans cette entreprise est le fait de traiter la continuité entre les époques par le biais d’une cohésion organique, qui rassemble dans le même plan tous les plans temporels, passant d’une époque à l’autre en changeant de pièces, mais en évitant toute coupe filmique (le montage entre les époques est dans le plan lui-même). Bien entendu, et presque par nécessité, le cinéaste a omis, en cours de route, quelques galeries. « Robe sans couture » de l’histoire ? Mais on ne parle pas de tout ce qui a été rejeté au cours de la confection.

C’est peut-être la grande force, et en même temps le péril, de cette gageure technologique de Sokourov : elle n’est qu’accessoirement un défi technique. Ce rêve du long-métrage-plan-séquence, truqué par Hitchcock, rêvé sans doute par Angelopoulos, Jancso et Tarr, est, avant toute chose un parti pris esthétique, idéologique et épistémologique. Son mérite n’est pas seulement d’avoir été fait, mais de reposer sur une logique implacable du fond et de la forme, fondue dans un même plan. Le souffle de ce plan-séquence, c’est un souffle – unique – de l’Histoire qui le propulse, une histoire peuplée de fantômes et d’anges, entre rêve et cauchemar, où se rencontrent sur un même plan de consistance la Russie tsariste de Catherine II et celle des visiteurs contemporains de l’Hermitage, la scène de théâtre et le Palais des glaces. Le plan continu présente de façon obvie une volonté d’unifier l’histoire en un récit lisse, dénué de scories et de fractures. Mais pour ce faire, le plan-séquence, d’office, doit gommer la profonde rupture de la Révolution, qui inscrit le XXe sièecle dans l’histoire. Le film se termine en 1913, avec le Grand Bal du tsar Nicolas II, et c’est comme si, pour Sokourov, la Russie entrait dans le XXe siècle seulement à partir de 1914… C’est ce XXe siècle-là, de toute évidence, qui est évacué du film.

En effet, où est passé ce siècle, celui dont Mandelstam écrivait :

« Siècle mien, brute mienne, qui saura
Plonger les yeux dans tes prunelles et ressouder avec son sang
Les vertèbres des deux siècles ? »

Les deux siècles, semble conclure Sokourov, ne sont pas soudables. Mieux vaut royalement l’oublier, alors ! Le XXe siècle apparaît, en réalité, dans L’Arche russe, mais comme une dérive de parcours, quand le visiteur/voyageur égaré tente d’entrouvrir une porte et qu’apparaissent les ruines d’une galerie poussiéreuse, où un homme transporte des cadres, vidés de leur tableau, quelques bustes défaits, etc. La voix explique au voyageur, « Il y a eu une guerre, avec l’Allemagne… » Le voyageur demande, « quelle Allemagne ? » « la Prusse », réplique la voix, et, plutôt que d’expliquer, l’invite à quitter ce siècle malade qui tombe en morceaux, en ruines. Plus tard dans le film, au moment, où tous les convives quittent la grande salle du bal, le voyageur préférera rester, au seuil de l’histoire – au seuil du XXe siècle dira-t-on, même si on est en 1913 – plutôt que d’avancer plus avant dans l’histoire, malgré les appels de la voix qui lui disent qu’il faut continuer. Elle semble, elle-même, peu convaincue.

Projet de réaménagement de la grande galerie du Louvre, 1796   Projet de réaménagement de la Grande Galerie du Louvre, Huile sur toile, 112 × 143 cm
Musée du Louvre, Paris

En 1996, l’Hermitage avait demandé à plusieurs cinéastes russes de réaliser un film sur ou à partir de l’œuvre d’un artiste exposé au musée. Parmi la kyrielle de grands noms qui auraient pu tenter Sokourov (le seul qui semble avoir honoré l’invitation du grand musée), son choix s’est arrêté sur Hubert Robert (1733-1808), peintre ruiniste, décorateur et architecte français, conservateur du Louvre, qui avait été chargé d’aménager et de réorganiser la Grande Galerie à la fin du XVIIIe siècle. C’est avec Hubert Robert, entre autre, que la dissolution des genres picturaux (peinture paysagère, historique, architecturale, religieuse, etc.) aurait été entamée, au profit d’une classification par période, et, donc, de la mise en scène d’une histoire de l’art, dont le musée allait devenir la cheville principale. Hubert Robert est par ailleurs célébré pour deux tableaux, exposés au Salon de 1796, et qu’on retrouve toujours aujourd’hui au Musée du Louvre : Projet d’aménagement de la grande galerie du Louvre et Vue imaginaire de la Grande Galerie dans les ruines du Louvre. 2

Dans l’Arche russe, la ruine anticipatrice de Hubert Robert a rejoint la ruine rétrospective de Sokourov. Robert projetait, peu de temps après la Révolution de 1789, une fin de la peinture (une impossibilité pour la peinture de se survivre à elle-même). Sokourov opère, lui, un retour dans le temps, avec le musée comme cadre et fond, et constate ce que le cours de l’histoire a ruiné (l’art, entre autre, l’art de vivre). Dans les deux cas, c’est l’histoire qui est vue comme la mise en ruine de la peinture et du lieu qui est censé la conserver et lui permettre de survivre.

Vue imaginaire de la grande galerie dans les ruines du Louvre, 1796   “Vue imaginaire de la grande galerie dans les ruines du Louvre”, Huile sur toile, 114,5 × 146 cm Musée du Louvre, Paris

Dans Hubert Robert : Une vie fortunée (Robert. Schastlivaya zhizn, 1997), Sokourov proposait une rencontre visuelle entre ses propres films et les œuvres peintes par Hubert Robert, dans une étrange incorporation du portrait de l’artiste et de l’autoportrait. Bien qu’il ne soit pas possible d’étirer plus loin l’analogie entre ces deux artistes, il est possible de se demander si Sokourov se voit comme le peintre ruiniste de son propre temps ? Et que serait un peintre ruiniste au cinéma ? S’il en est de la trempe de Sokourov, il est celui qui s’intéresse avant tout au temps et à la beauté furieuse de son application obstinée (on pense à Bela Tarr, au Stalker de Tarkovski). Il filme ses ravages, tout en cherchant ce qui, dans ses débris, nous parle encore, dans une distance qu’on ne pourra plus combler. La ruine, de ce point de vue, est la mise en scène, souvent spectaculaire, d’une origine perdue. L’Arche Russe serait-il alors une recherche de l’arché (du grec, origine) de la Russie, de sa grande idée (avec toute l’idéalisation que cette opération implique) ? Cette origine pour Sokourov, survit en lambeaux, elle ne pourra plus être restaurée, le XXe siècle aura laissé trop de décombres. Or il serait possible de la reconstituer, en rêve, de reconduire une illusion d’unité, purement théâtrale. En effet, comme toute origine perdue, elle se définit par sa perte plutôt que par sa reprise possible. L’Arche russe est bien, de ce point de vue, un fantasme, mais qui n’est pas, nous le disions, sans son lot d’inquiétude. Si Sokourov escamote le XXe siècle, c’est en toute connaissance de cause : c’est parce qu’il est entre temps parvenu à faire passer le siècle tout entier dans la gorge de cette voix qui nous parle.

De ce point de vue, Sokourov ne propose pas, comme Nikita Mikhalkov semble l’avoir fait dans le Barbier de Sibérie, un film épique-pompier. Loin de là. Plutôt, dans la lignée d’Hubert Robert, il s’applique à montrer, dans le même tableau, un projet (une promesse), et sa ruine, qui élime sa surface. Face à l’image idyllique qui nous est dépeinte dans l’Arche russe, la voix, alors, apparaît comme l’envers du décor, le contre-champ de l’Histoire, sa présence inquiète, qui ruine les certitudes du tableau. La coupe alors, ne serait pas dans le plan, elle serait plutôt entre cette voix médiatrice et l’époque reconstituée, entre nous et toute cette Histoire. 3 http://www.sokurov.spb.ru/island_en/mnp.html ]][/url]

([Seconde partie : Les Voix spirituelles : pays et paysage, perdus dans le temps->31])

Notes

  1. Ossip Mandelstam, Tristia, Paris, Gallimard, 1975.
  2. Au sujet des deux tableaux de Robert, voir : Johanne Lamoureux, « De la peinture des ruines à la ruine de la peinture. Hubert Robert et le Louvre », dans Protée, vol. 27 no. 3, hiver 1999-2000, 56-69 ; et Roland Mortier, La poétique des ruines en France Genève, Droz, 1974.
  3. Nous tenions à souligner que les images de L’Arche russe, ont été tirées de l’admirable site consacré à Alexander Sokourov : Island of Sokurov. [url=http://www.sokurov.spb.ru/island_en/mnp.html]