Fantasia 2018

Vomi

à propos d’Hanagatami de Nobuhiko Obayashi

Mais avant, est-ce que le créateur a le devoir de présenter au spectateur la liste des cancers dont il est atteint ? Si notre époque est malade, il n’est pas anormal que la création qui en émane le soit également. Est-ce que le spectateur est un doigt enfoncé profondément dans la coulisse du renvoyage ? Réfléchissez un instant à ce fait troublant. Avant la création d’Hanagatami, Obayashi avait le cancer. Après la création d’Hanagatami, Obayashi ne l’avait plus.

L’équivalent organique qui peut le mieux résonner avec la facture d’Hanagatami tient hélas du vomi. Qu’est-ce que Hanagatami d’Obayashi, sinon, une collection d’infections qui, d’ébahissement en ébahissement, se transforme en genre de diarrhée ? Du vomi et quelques croutes, et pour nous, ça flotte. Soyons plus convalescents et précisons qu’Hanagatami est également une adaptation d’un roman de Kazuo Dan publié en 1937.

Cette relecture de la vie d’adolescents en temps de guerre n’est donc pas qu’une plaie crachant en images son souffle malade et infect, venin cinématographique, souffle quand même ? Non, non, non, et par le souffle, ça raconte, parce qu’il le faut ! Des hommes et des femmes se retrouvent sur les plaines de Karatsu. Éloge du pique-nique, il y a un appareil photo et la lune y devient comme un immense et incandescent ballon de plage. Ce n’est pas tout !

Et où est le cancer d’Obayashi ? Il me semble évident qu’il habite désormais la création. Cela explique notamment que la création a le mérite de nous présenter avec l’audace de la tumeur maligne la grammaire cancérigène de notre époque.

Ralenti saccadé. Inversion de l’image. Arrêt sur celle-ci. Purée de zoom. Rotoscopie baveuse. Tartinades en fondus. Nuit américaine botchée. Un tout. Privilégiant la couleur qui fesse. Un tout. Qui fait cancérigène. Opérant dans la guimauve pour y extraire la glue secrète. Le cortège de verrues, des fantômes. La fièvre optique. La bronchite commémorative. Une chose qui te dégueule des couleurs. Qui t’abonne à un calvaire d’eczéma. Qui se masturbe le violet dans une chaudrée de pixels. Dans un volcan défectueux.

Hanagatami est tout cela.

Est-ce que la création peut être malade ? Possédée du mal de vivre, du vertige de la fin ? Être un contrat vivant entre le réel et la nausée ? Être le vide absurde qui absorbe et résout l’énergie vitale ? Une création qui dispense la fatigue de vivre et qui oriente vers la migraine s’accorde-t-elle avec le mérite de la transparence ? Le mérite tout court ? Le spectateur n’est pas un cancer. Mais le faiseur d’images a parfois le devoir d’en devenir un. Si vous n’avez pas le talent de votre cancer, assurez-vous d’en réclamer l’ambition. Si le cancer vous habite, il est également votre création. Non ? Vous pouvez alors lui donner une voix. N’est-ce pas qu’une ambition vomitive est tout à fait louable ? Dans nos temps de rectitudes, propres et immémoriaux, s’il n’est pas toujours agréable de se glisser dans le vomi d’un autre, vomir sa crasse est un privilège d’artistes.

Obayashi, surement conscient des énergies qui se conjurent dans les orifices perméables du souvenir, abuse peut-être de ce privilège, et cueille dans l’Hanagatami, ce projet de jeunesse, une matière adolescente qu’il transforme sans cesse et qui, dans ses variations les moins louches, forme un véritable chant agonique, sénile et vaseux. Donnons-lui cela !

Pourrais-je vous écrire autre chose que ce texte qui sent la morve ?

Mais précisons ! Si j’ai survécu au vomi de cette création vérolée et que je nage sous vos yeux dans le champ lexical de la putréfaction, ce n’est que grâce à quelques croutes néanmoins solidaires qui parmi le flot incessant d’infections fusaient ici et là comme des bouées indisciplinées. Sauver l’âme du flux indomptable, celui de la mémoire malade du monde. Sur les croutes, mes braves lectrices et lecteurs, je me suis accroché comme une larve, comme un mutant qui s’abaisse et qui devient dissemblable à cette bouse qui se fond dans l’immuable intransigeance, celle, imaginez un peu, de la croquette nasale et sèche.

Croutes ! Obayashi a réussi à créer des personnages qui nous permettent de nous percher quelque part dans l’écoulement, d’être avec la création, sans qu’elle ne nous submerge. Cela relève de l’exploit !

Vous rencontrez le crédule et vertueux Aso, l’athlétique et pur Ukai et l’imperturbable boiteux, maso et sadique, Kira. Ce trio d’étudiants gravite autour de la tuberculeuse Mina. Sa bouche est toujours pâteuse, mais elle embrasse bien quand même. La guerre va éclater et la photographie ne compensera plus au désir, ne comblera plus l’attente. Tous ces personnages s’apprêtent à vivre d’intenses et douloureuses séparations. La photographie, c’est la nourriture des souvenirs. La caméra est le complément parfait à l’éloge du pique-nique. Un instrument de l’ordinaire par le prisme duquel la charpente du désir peut survivre. En temps de guerre, l’ordinaire ne l’est plus, tout se fragilise. Reste les souvenirs…

Notons que sur les berges puantes et nécrosées, un guerrier de l’Image, visiblement mieux immunisé que moi, paraissait éclatant de santé. Devant la création qui pue le cancer, les énergies qui y sont noires sécrètent d’inestimables anticorps. Certains guerriers sont mieux préparés et dialoguent même avec la création. Si vous souffrez de me lire, c’est que j’y arrive à peine. Il faut lutter contre les impératifs. Le cancer est toutefois un absolu. Il se positionne au-dessus du bon gout et dépouille la création d’un prestige artificiel auquel elle s’accoutume souvent, trop souvent. Une bonne dose d’éléments impurs n’est pas toujours négligeable. Cela est complexe et me mène à une réflexion consternante que j’articulerai douloureusement.

Il fallait absolument programmer le cancer pour en libérer Obayashi.

Dans la salle de cinéma, à force de se faire vomir dessus, il vous apparaitra impossible de vous lever et d’aller contre le flot assiégeant. Même fermer les yeux est un risque. Le vomi pourrait profiter du sommeil pour s’immiscer dans le Rêve. Investir le pixel de métastases et donner ainsi à la création une densité hémorragique et nécessaire, celle du souvenir, de ce temps qui digère le cancer, cela aura été le projet testamentaire d’Obayashi. Le souvenir de l’œuvre, quelque part éclaboussé en moi, m’est tout à coup moins pénible que l’expérience de l’œuvre.

Tout me semble nourrir un intérêt pour le silence et me chuchoter que le temps est précieux. Soyons lucides. Regardez-vous dans la création pour vous y reconnaître ? La création s’enfle des bruits de la guerre, des couleurs de l’infection. Ne parle que trop rarement de guérison. Et de l’amour des livres.