Une oeuvre qui nous regarde
Première partie
L’oeuvre filmique de Stan Brakhage représente certes un complexe et imposant lieu de référence dans l’histoire du cinéma, et pas seulement pour le nombre de films qui la constitue mais surtout pour la densité, la cohérence et la continuité des questions artistiques et critiques qui en émergent, pertinentes au cinéma et souvent au processus de création et de perception-interprétation de l’art en général. La définition d’une position réflexive adéquate à l’oeuvre de Brakhage devrait être en elle-même l’un des principaux sujets d’un discours qui s’y adresse.
Critique-méthode-interprétation-éthique
Le simple fait d’écrire sur les films de Stan Brakhage semble nécessiter un effort de conscience par crainte de tenir des propos parallèles aux films et non en continuité avec l’expérience unique qu’ils proposent, puisqu’il s’agit de ces oeuvres qui ne peuvent se saisir pleinement (et ne sont peut-être jamais saisies que partiellement) qu’au-delà d’une certaine limite que la critique, et même les mots , peuvent encore atteindre. J’assume alors l’implication de ma propre subjectivité dans l’interprétation, mais qui s’inscrit dans le cheminement personnel que nécessite l’ouverture au sens de ces films, l’engagement de volonté et de foi qu’ils exigent du spectateur (VOIR c’est croire). Mais alors comment mon point de vue peut-il avoir la moindre validité au-delà de la stricte subjectivité ?
Nous ferions évidemment fausse route en prétendant remonter directement aux intentions de l’auteur. D’un autre côté, de relativiser un point de vue, disant que toute interprétation se vaut, que les films ne parlent pas et ne donnent pas à voir quelque chose qui leur est propre, serait de déclarer vaine dès le départ l’intention de Brakhage de partager une vision.
Donc une démarche valable pour la compréhension de l’oeuvre de Stan Brakhage doit pouvoir se trouver entre ces deux pôles. C’est à dire que je dois pouvoir affirmer, même s’il s’agit de mes mots (dans lesquels on prend pour acquis qu’il y a certains écarts avec l’oeuvre, certaines incertitudes, projections…), que ces mots peuvent diriger vers une origine, un mouvement de l’esprit, un sens dont l’oeuvre elle-même est réellement “enceinte”. Ceci implique toutefois qu’en bout de ligne il faut bien vouloir croire à cette vérité révélée par l’oeuvre, du moment qu’on sent qu’il y a un sens , même si on ne peut l’expliquer totalement. Cette dimension d’une certaine foi dans le processus critique respecte un engagement inhérent à l’ouverture sur l’oeuvre (qu’elle nécessite d’elle-même), parce qu’elle est une foi venue du processus de création et est liée aux dynamiques de Perception et de Présence qui agissent dans ce processus pour l’artiste et dans le film pour le spectateur. Ce sont aussi ces principes de présence et de perception, donc d’Immédiateté, qui font dire que, l’oeuvre se situant essentiellement dans le domaine de l’expérience, de la vision, les mots manquent pour en décrire exactement le sens, nous nous trouvons (ou du moins avons le sentiment de) dans le monde qui les précède et les fait naître .
Nous avons d’abord la responsabilité (terme cher à Brakhage aussi concernant la continuité de l’art) de prolonger l’expérience et la compréhension d’oeuvres aussi complexes et prodigieuses que celle de Brakhage. Ce qui importe alors, c’est de ne pas fermer le discours, de ne pas transformer un point de vue valide en dictature théorique. Il ne s’agit pas de dire que Brakhage est supérieur à tous les autres, que sa formulation des enjeux du cinéma est la seule valable, ou qu’il n’y a pas d’autres questions essentielles dont les cinéastes doivent traiter. Ce serait considérer l’oeuvre comme une fin en soi dans l’histoire du médium (et de borner l’histoire de l’art au caractère propre de chacun des médiums), un peu comme Clement Greenberg s’est entêté à le faire concernant Jackson Pollock, voulant l’instituer comme l’aboutissement final des motifs d’une histoire linéaire de la peinture moderne, l’acheminement vers la “pureté” du médium. On peut édifier toute l’importance de Brakhage en sachant très bien que Woody Allen aussi fait du cinéma intelligent. C’est aussi sur cette question de la “pureté”, cette quête de l’origine ou de l’essence du médium, que nous pouvons peut-être relativiser les aspirations de Brakhage. Ainsi on ne dira pas: voici ce que le cinéma doit être et en voici la réalisation sublime. Mais on pourra dire qu’il y a là une oeuvre très avancée suivant l’une des possibilités offertes par le cinéma, et même aller plus loin en disant que l’exploration de ses thèmes (phénoménologiques) constitue une étape essentielle dans l’histoire du cinéma. Et l’on devrait aussi garder une certaine idée du “sublime”. Ainsi l’oeuvre devient une référence, un objet d’étude potentiellement plus riche et significatif que d’autres, une expérience renouvelable, le symbole d’un accomplissement possible parce qu’il passe par un individu et non par une règle.
Il y a une autre mise au point qui, je crois, est très importante à faire dans la discussion d’une telle oeuvre (et encore plus lorsqu’on parle d’une oeuvre , pas seulement de films ) et c’est la distinction, proposée par E.D. Hirsh (dans The Aims of Interpretation ), entre sens et signification ( “meaning and significance”). Les deux sont différents mais se recoupent. S’il ne sera pas toujours possible ou que ce ne sera pas mon intention d’établir le sens précis d’un film, il est possible de mieux espérer y accéder si l’on se penche sur la signification (pertinence, importance, significatif de…) du procédé de création, de l’utilisation du matériel, des possibles influences, etc. La signification peut donc aussi représenter ce qui dépasse l’auteur lui-même, la portée de son oeuvre.
Je n’ai pas l’intention d’établir un cheminement précis dans l’oeuvre de Brakhage ou de m’arrêter à des films bien spécifiques, car d’un film à l’autre, ses préoccupations et son style émergent globalement et constamment des mêmes bases fondamentales. J’assume pour l’instant que les changements ponctuels dans son travail (avec ou sans la caméra, autobiographie ou absence de sujet, son ou silence…) ne font qu’exemplifier l’impossibilité de considérer toute vue du médium comme une finalité dans la création continue et le discours critique. Du même coup on ne pourra se permettre de discréditer un film simplement en rapport avec les changements qui seraient survenus dans l’approche du film subséquent, comme pour y établir une évolution définissable. Prenons comme valeur a priori le fait qu’il crée toujours par nécessité personnelle.
Cela constitue donc les grandes lignes de “l’éthique” (cadre, limites, direction) qui soutient ma réflexion et motive le choix des sujets dont je traite plus loin. J’espère que certaines caractéristiques de la démarche peuvent permettre à l’interprétation d’avoir une validité en traçant des lignes directrices vers le sens exprimé par l’artiste à travers son oeuvre. Cela conserve aussi une certaine légitimité au discours critique sur le cinéma dit “expérimental”, laissant beaucoup de place à la subjectivité (de l’artiste et du public), mais expérimental ne voulant pas dire que l’on peut faire n’importe quoi et qu’il n’y a pas lieu d’approfondir. Il faut aussi justifier une discussion qui n’aboutit pas dans l’impasse des deux reproches souvent adressés aux films de Brakhage, l’un faisant grief d’un certain romantisme animé par l’utopie, et l’autre se plaignant d’une trop grande subjectivité (ou intériorisation). Je veux justement pointer la signification de cette question de la subjectivité et montrer que, surtout quand l’artiste en est conscient, ce n’est pas ce qui limite la perception de l’oeuvre, au contraire, c’est ce qui peut l’ouvrir à l’objectivité en la ramenant au sens de ce qui est commun à tous en tant qu’êtres humains. Et faisant du subjectif une condition de l’objectif, le discours et le médium sont toujours ouverts.
Voilà donc une introduction générale à l’approche des films de Stan Brakhage. Dans la prochaine publication je traiterai des questions de la physiologie impliquée dans la fabrication et la perception des films. Questions autour desquelles beaucoup d’autres peuvent surgir.
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[Lire la deuxième partie : Voir c’est croire ->84]
[Lire la troisième partie : La matière de l’oeil ->85]