RENCONTRE ET RÉSISTANCE
La discussion retranscrite ici eut lieu le 2 avril 2008 à Montréal. Il s’agissait du 1er de deux ateliers organisés dans le cadre de la Carte blanche de la revue Hors champ à la Cinémathèque québécoise. Dans le but de créer une rencontre entre des cinéastes et le public, ainsi que de poursuivre la réflexion sur des questions qui ont nourri nos pages au fil des ans, nous avions invité Jean Pierre Lefebvre, Bernard Émond et Sylvain L’Espérance. Leurs films, dans différents genres et traversant différentes époques, nous apparaissent parmi les plus intéressants de la cinématographie québécoise. De plus, ils ont chacun contribué à nos publications au cours des dernières années. La discussion était animée par le cinéaste et professeur Serge Cardinal.
Serge Cardinal (SC) : Les trois sbires de la revue électronique Hors champ, au terme de 12 ans de pratique, de critique, d’animation du cinéma à Montréal, ont eu la très heureuse idée d’inviter trois cinéastes parmi les plus actifs, importants, incontournables, et qui ont entre autres écrit à la revue Hors champ et donné des entretiens. On m’a demandé d’animer cette rencontre, cet atelier de discussion. Atelier de discussion ça ne veut pas dire conférence, ça ne veut pas dire colloque, ça veut donc dire discussion, participation.
Nicolas Renaud (NR) : L’esprit du contenu d’Hors champ, on l’espère, est supposé se poursuivre dans ces discussions. Les œuvres et les idées des cinéastes qui sont ici rejoignent les questions que nous nous sommes posées et nos intérêts pour le cinéma. On est heureux qu’il y ait un bon auditoire et on espère que ce seront des questions qui préoccupent et intéressent tout le monde. Au fil des années, Hors Champ a abordé certains sujets en tentant de trouver un angle qui n’est pas toujours celui qu’on entend le plus couramment.
André Habib (AH) : Un petit mot sur la Carte blanche qu’on présente ce mois-ci à la Cinémathèque. L’idée était en fait de donner dans cette Carte blanche un aperçu rétrospectif des programmes qu’on avait présentés à la Cinémathèque, mais aussi de montrer des films qu’on avait envie de voir et que la Cinémathèque possédaient ou encore qu’on a dû faire venir de l’extérieur.
Je pense que pour nous le travail d’écriture — pas de critique au sens classique et journalistique du terme — qu’on pratique, c’est quelque chose qui relève et qui passe essentiellement par les œuvres et par le contact franc, sincère, honnête et passionné avec les œuvres. Donc c’est un peu dans cette perspective-là que la Carte blanche a été conçue. Les projections ne sont qu’un volet de la Carte blanche. On a voulu tout de suite, dès le départ, adjoindre aux projections deux ateliers, à propos desquels Simon glissera un mot.
Simon Galiero (SG) : Serge, en préparant la rencontre d’aujourd’hui, a revu un peu les films des gens qu’on a invités et relu leurs textes et leurs entretiens ; il a aussi lu nos textes et a écrit une synthèse pour rassembler les idées autour de cet atelier. Dans cette petite synthèse Serge évoque le fait que, pour lui, d’après ce qu’il a vu et lu, quelque chose qui nous rassemble un petit peu serait l’idée de la rencontre. Or ce mot-là, qui est important, implique aussi un autre mot, qui est un peu un gros mot : le mot « résistance ». Pourquoi je dis que c’est un gros mot parce que c’est un mot dangereux, un peu « fleur bleue », qui comporte sa dose de romantisme et de drapeau rouge et ce n’est pas du tout dans ce sens-là que je l’entends. Je l’entends plutôt comme l’expression que justement, en tant que telle, la rencontre en général et dans le cinéma en particulier, et dans le monde de la pensée, est en soi quelque chose qui relève de la résistance. Je ne sais pas comment c’était il y a 40 ans, mais on est aujourd’hui devant des schémas qui ne privilégient pas toujours la rencontre : la rencontre d’un cinéaste avec ses comédiens, d’un cinéaste avec le réel, d’un cinéaste avec son public, des critiques avec les lecteurs… Quand je rencontre Jean Pierre Lefebvre, je suis en train de faire un éditorial vidéo qui n’est pas tout à fait un film, mais qui est une espèce d’article sous forme vidéo dans lequel je critique fortement certains traits de l’institution de financement du cinéma québécois, avec beaucoup de caricature parce que j’ai 20 ans ! Mais je rencontre Jean Pierre dans ce contexte-là et il affiche immédiatement un intérêt, une curiosité, un soutien qui ne s’est jamais démenti depuis et surtout une envie d’échanger sur les raisons pour lesquelles on désire faire du cinéma aujourd’hui, et qui relève fortement de l’idée de résistance. Quand je tombe sur l’article de Bernard Émond, sa lettre ouverte aux jeunes réalisateurs, je lis une lettre de quelqu’un qui sort un film qui s’appelle La neuvaine, un film qui fait parler, qui fonctionne, et voilà un réalisateur qui écrit une lettre ouverte aux jeunes réalisateurs pour — grosso modo, je caricature un peu — pour dire : «si vous faites du cinéma simplement pour être un « cinéaste », peut-être que vous ne le faites pas pour les bonnes raisons, peut-être que vous pourriez faire autre chose…» Et je trouve ça assez intéressant et je le prends comme une invitation pour nous, les critiques, les réalisateurs. Je me dis que ce serait intéressant pour nous, pour Hors Champ de la publier avec un entretien, et une réponse pour prolonger peut-être le sens qu’elle donne. Là encore, quand Bernard Emond fait ça et qu’on se permet humblement d’y donner un écho, je pense qu’on touche à une idée de la résistance. Quand je vois le film de Sylvain L’Espérance, Un fleuve humain, c’est un moment où personnellement — c’est un point de vue subjectif —, je croule un peu sous les documentaires engagés qui pour moi se ressemblent beaucoup en étant tous du bon coté ; des films qui pour moi très souvent passent à coté de l’ambigüité du réel en prétendant le révéler avec les prismes idéologiques au goût du jour. Et en voyant le film de Sylvain on dirait que ça me repose. On dirait qu’en voyant ce film-là, j’ai l’impression que le cinéaste m’a dit « Voilà, je vais observer l’organisation humaine autour d’un fleuve et regardez, si vous faites un effort, tout est là, pas besoin de sortir le drapeau rouge… ». Son film m’apparaît, dans sa sobriété, au niveau esthétique, de cet ordre là. Et puis pour terminer et revenir au mot rencontre, il y a Serge… On a publié il y a quelques années un entretien avec lui qui était réalisé par André. En lisant l’entretien, qui est un long entretien, il y avait des trucs que je trouvais brillants et il y avait des trucs qui m’agaçaient, mais peu importe, il y a toujours des trucs que je trouve brillants et qui m’agacent chez tous ceux que j’aime bien. Mais il y a une phrase… Serge évoque dans cet entretien des idées complexes, des idées larges, touffues, mais moi j’ai retenu une phrase très simple de l’entretien dans laquelle il parlait un peu de son dépit et de sa déception d’enseignant à l’Université face au fait qu’avec ses collègues il n’arrivait plus à parler de cinéma alors que pourtant ce contexte devrait être celui de la discussion, celui de l’échange. Et cette phrase-là m’a beaucoup touché, je me suis dit : « Voilà quelqu’un qui dans son coin, tout seul, n’arrive pas à parler de cinéma avec ses collègues. » J’ai toujours retenu ça, et je me suis dit que c’est peut-être lui qu’on devait inviter aujourd’hui. Serge tu évoquais dans tes notes, sans qu’on s’en soit parlé, l’idée de la rencontre ; et, dans ce bout d’entretien, il y avait quelque chose de l’ordre de la rencontre ou de la non-rencontre avec tes collègues. J’ai trouvé qu’il y avait là une sorte de boucle qui se mettait en place naturellement.
SC : Est-ce que ces deux pôles dans lesquels tu [Simon Galiero] es pris, résistance et rencontre ou rencontre qui permet de résister, est-ce que ça évoque quelque chose pour l’un de ces cinéastes qui sont là ? À vous lire et à voir vos films, chacun à sa manière voudrait être quelqu’un de très patient, de très très lent, de très très sobre, d’être placé tantôt dans un quartier de Pointe-Saint-Charles, tantôt sur un fleuve de l’Afrique, tantôt dans une basilique, tantôt devant un comédien ou devant le cinéma de John Ford, comme une sorte de contemplateur qui attend. Quelqu’un qui observe les oiseaux veut la même chose. Cela dit, eux c’est plus que ça. Pour eux, il s’agit d’être aux aguets de manière tranquille, pas comme un chasseur pour qui il faudrait absolument revenir avec un panache. Ça se pourrait qu’ils ne reviennent avec rien et ce n’est pas grave. Ça semble être pour eux le premier trait qui définit le cinéaste et le cinéma. Ce ne serait pas la technique, ce n’est pas un savoir-faire, avec caméra ou capacité d’écriture de scénario… c’est un état d’être. Et cela m’a beaucoup frappé, parce que cet état d’être qu’ils veulent placer comme définissant le cinéaste, c’est précisément ce que nos sociétés dans leur état actuel ne veulent pas. Être là assis dans son coin silencieux à attendre que quelque chose arrive, il n’y a personne qui ne veut ça nulle part. À mon université, on ne veut pas ça. On ne voudrait pas que je mette six ans à trouver une idée. On me trouverait plutôt incompétent, et puis il faudrait sortir un film à chaque année, ainsi de suite… C’est la première chose qui m’a frappée : tantôt ça prend des airs d’anthropologie romanesque, tantôt archéologie documentaire, de mode de vie contemplatif… Me suis-je trompé ?
Sylvain L’Espérance (SL) : Je vais répondre indirectement en revenant par la question de la résistance et de la rencontre. Ces deux idées définissent pour moi assez bien le cinéma documentaire dans la mesure où ce qu’on souhaite quand on fait un film c’est la rencontre de quelqu’un, d’un milieu, du réel… Mais cette rencontre n’est jamais donnée d’avance. Donc il y a toujours à l’intérieur du désir de rencontre, de la résistance. Ça fait partie du chemin du cinéma documentaire pour moi. Sans résistance, le réel n’est pas donné en soi, il n’est pas là. Il y a une résistance. Nous-mêmes résistons par rapport à ce qu’on voit, nous ne sommes pas là simplement tranquillement à attendre parce que nous avions décidé que nous allions attendre et parce qu’on est contre le mouvement de la société. Je dirais que c’est plutôt une attention active qui n’est vraiment pas tranquille, ce n’est jamais sûr, mais ça fait partie de ce qui nous lie entre individus. Si on était capable de dire « voilà comment on est en société les uns avec les autres, il s’agit d’appliquer telle règle », peut-être qu’on s’en tirerait plus simplement, mais en même temps ce serait moins passionnant. Tout ça pour dire que ce n’est pas tranquille du tout !
SC : Ce que je voulais dire par tranquille, c’était tout sauf la méthode journalistique télévisuelle qui, elle, fait beaucoup de bruit quand elle va à la rencontre…
SL : Justement, les journalistes ont une espèce de code qui leur permet de dire comment on accoste les choses tandis qu’en cinéma et en documentaire en particulier il n’y en a pas. Chaque film va décider et mettre en place une équation, on n’est pas toujours conscient et maître au départ, ce n’est pas décidé d’avance.
Bernard Émond (BE) : Je voudrais revenir à votre idée de résistance que je trouve très fertile. Le critique Georges Steiner a une formule extraordinaire. Il dit, l’œuvre d’art doit être à la fois une rupture et une rencontre. Pour qu’il y ait œuvre d’art il faut qu’il y ait une rencontre entre un artiste et son sujet, mais il faut aussi qu’il y ait une rencontre avec le lecteur et le spectateur ; et il faut qu’il y ait une rupture, des deux cotés, de là la résistance. Il faut qu’il y ait une rupture de la part de l’artiste qui doit rompre avec les façons de faire dominantes. Il doit d’abord sortir de lui, ce qui n’est pas rien, il doit rompre avec les façons dominantes de voir le monde, et s’il y a rupture de ce coté là, et volonté de rencontre de l’autre, ça force chez le spectateur/lecteur une rupture analogue. Le spectateur doit lui aussi sortir de lui- même et rompre avec ses façons de penser, rompre avec les façons dominantes d’entrevoir le réel et là, avec ces deux ruptures et ces deux rencontres, il finit par y avoir quelque chose de plus, on finit par produire du sens. Comme Sylvain d’ailleurs, je résistais à cette idée de tranquillité. On n’est pas dans la tranquillité du tout, on est dans l’intranquillité. La contemplation, ça n’est pas tranquille, c’est même tout le contraire. C’est quelque chose d’actif qui engage à la fois le contemplateur et celui qui est contemplé, et qui engage aussi le spectateur et le lecteur. J’insiste encore une fois sur cette nécessité de la rupture et de la rencontre. S’il y a simplement rupture, on peut très bien décider de faire une œuvre obscure sans idée de rencontre avec le public, alors là c’est un peu inutile. Il y a ce besoin d’une rencontre avec le public et il y a aussi besoin d’une rupture des deux cotés. D’où cette idée de résistance.
Jean Pierre Lefebvre (JPL) : Ce que je trouve merveilleux c’est cette rencontre. Car malheureusement depuis quelques années on finit toujours, dans ces débats, par avoir des points de vues opposés qu’on dit complémentaires, parce qu’on est en démocratie, donc il faut que ceux qui représentent l’argent soient là. Tout à coup ici, c’est triste, mais je ne me battrai pas avec Bernard, je ne me battrai pas avec Sylvain, je ne me battrai pas avec ces gens-là. On part d’accord sur une attitude globale. Et je pense qu’effectivement cette notion de rencontre est très belle et je me sens bien d’être ici parce que je n’aurai pas une fausse résistance. Ça, c’est un soulagement. Deuxièmement, j’aimerais régler le problème metaphysico-sémantique de mon ami Simon en lui disant : donnons au mot résistance celui que nous donnons en électricité. S’il n’y a pas de résistance, il n’y a pas de courant qui passe…
Troisièmement, le dernier film que j’ai fait, Mon ami Michel, mon premier long-métrage documentaire sur Michel Moreau, notre grand documentariste, malheureusement oublié et qui est toujours vivant, mais dans un autre monde, c’est un film que je n’aurais jamais voulu faire de ma vie en disant «voici : mon plus grand ami, depuis trente ans, il entre dans un autre monde, celui de l’Alzheimer et je vais le perdre». Et c’est Michel lui-même, en sombrant en 1998 dans l’Alzheimer, qui m’a convaincu de poursuivre ce qui était pour lui la rencontre des autres parce que toute sa vie c’est ce qu’a fait Michel Moreau. Il a fait combien de films sur les handicapés physiques, intellectuels, etc. Et il m’a dit : « Jean Pierre, je voudrais jusqu’à la limite du possible, partager cette rencontre avec les autres ». Je me suis dit… C’est curieux, je m’excuse, j’ai la chair de poule et j’ai le goût de brailler… Je me trouve comme dans ces moments où j’ai senti que Michel me suppliait de faire ça avec lui et avec Édith parce qu’ils ont travaillé ensemble, et bien sûr j’ai dit «Oui. Nous allons jouer au jeu des images», mais comme vous le dites, j’étais en rupture. Lui était en rupture avec la vie, avec la mémoire et voici que moi, je veux donner mémoire à cette rupture. Alors j’ai suivi Michel pendant trois ans et demi. Je croyais que j’en sortirais désespéré, c’est tout le contraire. J’en suis sorti régénéré, plus jeune, plein d’espoir. La réalité résiste toujours, mais si on se laisse aller à la réalité, on est foutu. Mais en même temps et je vais terminer par ça : il n’y a pas un diffuseur à qui on l’a présenté, qui n’a pas dit : « c’est extraordinaire comme film, on a pleuré, mais on ne peut pas passer ça à la télévision. » Tout ça parce que j’essaie d’inviter le spectateur à entrer dans la vie, dans la réalité, à se faire un sens par lui-même, au lieu de lui donner un sens mâché d’avance. C’est même un film qui est montré par des médecins qui m’ont dit «il faut que nos étudiants en médecine voient ça, parce que nous dans notre bureau on ne voit jamais ça, on est jamais témoin de l’évolution de quelqu’un sur trois ans». Une dernière chose que je voudrais ajouter. J’ai écrit dans cette revue, Hors Champ, et le dernier article justement portait sur les films de Pascale Ferland que j’adorent… J’ai tout à coup résumé en une phrase 44 ans de cinéma : la création permet de mettre en commun ce que les êtres humains ont de fondamentalement différent et j’ai comme règle — ça semblait peut-être une utopie et ça vaut même pour le documentaire — que tu rencontres ce qui est différent de toi et tu mets en commun ce qui est différent de toi. Là réside une condamnation automatique d’un cinéma standardisé de consommation, etc.
SC : On y reviendra peut-être à la question des télédiffuseurs. À vous lire, c’est votre grand ennemi à toutes sortes de niveaux, non seulement parce qu’ils ne diffusent pas vos films ou mal, mais aussi car on vous demande des modes de tournage et des modes de diffusions qui vous déplaisent, mais aussi parce que la télé impose un mode de vie, une manière de voir et justement de rencontrer ou de ne pas rencontrer. Pour revenir à cette rencontre puisque ça vous occupe bel et bien, je voudrais rendre cela un peu plus concret, j’aimerais savoir concrètement à quoi ça ressemble pour vous cette rencontre. À partir de cette première chose on viendra peut-être à une deuxième tout à l’heure : vous semblez dire « il faut que je passe en rupture de moi, il faut que je passe par une rupture par rapport à des modes, des manières de faire et des manières d’être… » Concrètement, c’est quoi ? Par quoi vous passez ? C’est quoi votre ascèse ? Qu’est-ce que vous jetez par-dessus bord, qu’est-ce que vous gardez, pourquoi vous gardez ceci et pourquoi vous jetez d’autres choses ? Concrètement ça se passe comment ? Quand un documentariste débarque tout à coup sur un continent étranger, par quoi il passe ? Qu’est-ce qu’il jette par-dessus bord au terme de cette rupture-là pour arriver à cette rencontre?
SL : Je ne sais pas exactement si on jette dès le départ quelque chose, c’est plutôt au fur et à mesure des rencontres qu’il y a des choses qui tombent, des préjugés qui ne tiennent pas la route. Si on arrive avec une idée préconçue de ce qu’on va faire, on va passer à coté du film. Quand je tourne un film, indépendamment que ce soit au Mali ou à Pointe-Saint-Charles, il y a un mouvement à l’intérieur du temps où je fais le film, où il y a des choses qui tombent de part et d’autre. Quand je tournais à Pointe-Saint-Charles, moi j’habitais à St-Henri, mais je ne suis pas quelqu’un de St-Henri. Les gens que je voulais filmer me disaient : « T’es pas de la pointe toi ! » Donc j’étais un étranger, mais tranquillement on apprenait à se rencontrer malgré le fait qu’on était étrangers.
SC : Comment ça se passe concrètement ?
SL : Ça se passe au gré des rencontres simplement comme on se rencontre toi et moi, mais c’est petit à petit. Une des choses souvent qu’on se fait demander : « pour quelle télévision on tourne, sur quel poste ça va passer? » Souvent les gens pensent qu’on va avoir une rencontre très brève et qu’on va finir par partir de notre coté, mais finalement c’est quand on revient après 2, 3 fois et qu’à un moment donné on s’installe, trois mois plus tard on revient encore et au bout d’un an on finit par revenir encore, les gens se mettent à dire : « Je savais pas dans quoi je m’étais embarqué. »
Je me souviens aussi pour donner un exemple, une anecdote… Dans Printemps incertains, le film tourné à Pointe st-Charles, une des séquences du film se déroule dans un petit restaurant. En fait ça ouvre le film et ça le ferme, avec un monsieur d’origine italienne, le propriétaire de ce restaurant. Je me suis tenu dans ce restaurant parce que c’était un bon moyen de rencontrer des travailleurs et saisir le quartier. Donc j’aime bien ces restaurants-là, qui sont au cœur d’un quartier, à travers lesquels on peut saisir des moments, la vie qui se passe dans le quartier. J’ai tourné dans ce restaurant plusieurs fois, je suis allé manger avec mon équipe et j’ai tourné vec le restaurateur. Quand il a vu le film, il n’en revenait pas. Lui il a toujours pensé qu’on faisait un film étudiant, et quand on lui a montré le film sur un grand écran il est venu me voir à la fin du film et tout à coup : « T’aurais dû me le dire, t’aurais dû me le dire. » Ça, ça fait partie des rencontres. J’aime l’idée d’un malentendu qu’on entretient et qui finit par vous traverser. Il y a un malentendu dans l’idée de filmer quelqu’un et on essaie de traverser ce malentendu pour essayer de trouver une entente.
SC : Dans la patience que tu as sur le terrain à attendre et cultiver le malentendu pour finalement le traverser, ça se traduit comment concrètement dans la durée de tes images, le type de plans que tu fais, dans le type de montage ? Est-ce qu’il y a une sorte de résultat ou d’effet recherché ?
SL : C’est toujours un travail d’essai et d’erreur. On tourne 25, 30, 40 heures et à la fin il reste une heure et demie. Donc, c’est vraiment un travail d’essai et d’erreur. S’il fallait mettre toutes les erreurs qu’on a commises, on ferait vraiment de mauvais films. On en parlait plus tôt, Bernard et moi, par rapport à lui, en fiction. C’est un travail d’essai et d’erreur et pour moi le cinéma c’est ça. On essaie des choses, on les essaie avec les gens, on tend une perche, est-ce que cette perche-là va être prise et est-ce que cette question-là va soulever une réponse intéressante, va-t-elle ouvrir une brèche? La plupart du temps il se passe peu de choses, puis on finit par avoir quelque chose qui s’installe. Le désir et le plaisir font partie du travail. Il y a un moment donné où moi j’ai besoin de sentir que les gens sont contents de me voir. Moi je suis content d’aller les voir, je suis content d’être en tournage mais c’est fragile. C’est vraiment une relation qui est parfois inconfortable où on essaie quelque chose et tout à coup on se rend compte… Je vais donner un exemple, je suis allé présenter le film aux gens avec qui j’ai tourné Un fleuve humain, notamment le pêcheur qu’on voit à la fin du film. Ce pêcheur-là, je l’ai rencontré sur place, je ne l’ai pas côtoyé dans le temps. Je suis allé lui présenter le film. Au moment où je vais présenter le film, il n’est plus à la pêche, il est de retour au village. Ça s’adonne que son frère est décédé. Donc il a marié une troisième femme. Il est donc maintenant avec trois femmes. Moi je lui dis que j’aimerais pouvoir filmer le trajet qu’il fait quand il part de la rive jusqu’à sa maison. Lui me dit : « je peux pas le faire seul avec une seule femme ; je dois le faire avec les trois femmes. » Finalement, on se retrouve avec une délégation de 15 personnes. Moi je me suis engagé parce que c’est moi qui lui ai demandé ça, même si lui répond par autre chose. Moi j’imaginais un couple marchant tranquillement dans le sentier ; finalement on se retrouve avec 15 personnes. Le village au complet était au courant de notre déplacement : ça foire ! Ça ne marche pas, c’est raté. En fait, c’est rare que les Maliens vont dire… en fait il n’était pas à l’aise de faire ça. Il l’a fait pour moi, parce que je le demandais. Mais je m’en rends compte en le faisant que c’était une erreur de lui demander ça. Tout ça pour dire que ça n’a pas créé de rupture entre eux et moi : ils ont accepté, après ça on s’est un peu expliqués sur ce qui se passait parce que pour moi ça n’allait pas. Mais après on a continué. C’est un cas typique d’une incompréhension entre deux cultures.
BE : On est rendu à la rupture… Moi je veux d’abord dire que quand je regarde les films de Sylvain… Je me rappelle une fois où j’avais vu La main invisible sur la table de montage, et j’ai pleuré. Je me rappelle à la fin de la projection… On a vu ça sur un moniteur 14 pouces. J’ai été tellement bouleversé par la qualité d’attention. C’est sûr, Sylvain va parler des affaires qu’il a ratées. Et de toute façon on rate les 3/4 de ce qu’on tourne. C’est supposé être comme ça, mais ce qu’il garde dans son film… Il y a une qualité d’attention qui m’a bouleversé et si on peut arriver à cette qualité d’attention dans la fiction, dans le cinéma de fiction, on atteint déjà quelque chose d’utile. Travailler dans le documentaire, avant de faire de la fiction, est une des choses que j’aimais le plus, et je pense que c’est ça qui m’a fait aller dans la fiction : c’est de regarder le visage des gens. Je me suis rendu compte quand je faisais du documentaire, les gens que je filmais, je finissais par connaître leur visage mieux que tout le monde sauf peut-être leur blonde et leur enfant. Personne ne connaissait mieux leur visage que moi. Et cette qualité d’attention là est essentielle. J’essaie de l’appliquer aussi en fiction, où je ne travaille jamais avec un moniteur vidéo : je suis proche de mes comédiens, je les regarde, je m’approche d’eux… La plupart des réalisateurs en fiction à l’heure actuelle travaillent à 20 pieds des comédiens, le dos tourné devant un moniteur vidéo et quand la prise est terminée disent : « Pourrais-tu me le faire avec un petit peu plus d’émotion. » C’est absurde ! Alors que quand on travaille en essayant d’être attentif, près des comédiens, parfois on n’a même pas besoin de le dire que les comédiens le savent. En travaillant avec Élise Guilbaut ou Guylaine Tremblay, quand pour les gros plans je suis à 2 ou 3 pieds d’elles, on finit la prise et on sait ce qui a passé et ce qui n’a pas passé. Elise, Guylaine vont dire, bon on la reprend celle-là je le sais, j’ai levé le sourcil… Mais tout ça pour dire que cette qualité d’attention là est tellement importante dans le documentaire, et est tellement sensible dans tes films, elle est essentielle aussi dans le cinéma de fiction. Dieu sait que c’est difficile à faire en fiction dans la tourmente d’un plateau avec 50 personnes, avec le temps qui passe… Mais c’est essentiel. Et cette qualité d’attention qu’on doit avoir avec les comédiens, il faut l’avoir eu aussi à l’écriture, en fiction. Il faut aussi avoir été attentif au monde qui nous entoure si on parle de téléphoniste comme dans mon dernier film, il faut en avoir rencontrées, il faut avoir été attentif, il faut avoir été attentif à la beauté, aux contradictions, aux difficultés, aux résistances. Si on n’est pas attentif à ça, on ne peut pas écrire. Si on n’est pas attentif à ça, on ne peut pas être attentif à des comédiens à qui on va demander de jouer n’importe quoi. Cette qualité d’attention dans un monde qui refuse constamment l’attention, elle est essentielle et je pense que le cinéma peut être l’art de l’attention justement. Mais c’est paradoxal parce que le cinéma impose un dispositif technique qui est extrêmement distrayant, qui distrait les comédiens, l’équipe… On est dans un espace de tourmente insensée, mais si on fait bien notre travail, on va réussir à faire un acte de résistance, de rupture avec le rythme contemporain, à être véritablement attentif au monde dans lequel on vit, aux comédiens qui jouent devant nous, à l’image éventuellement qu’on va présenter… Puis le miracle c’est que si on est assez bon, si on est assez conséquent, on va exiger et imposer cette qualité d’attention là au spectateur. C’est ça le but.
JPL : Ça me fait du bien de vous entendre parler, on devrait se rencontrer plus souvent. Je vais dire deux banalités : la première c’est la vielle histoire, vous savez comment sculpter un éléphant? Vous prenez un bloc de pierre et vous enlevez tout ce qui ne ressemble pas à un éléphant. Donc il faut que vous sachiez à quoi ça ressemble un éléphant. Ce qui m’amène a mon deuxième point, aussi une banalité. Tout est une question de relation humaine, ce n’est ni une question de relation technique, ni même de connaissance de jeu, ni même de caméra. Et je vais vous dire en deux mots, une aventure que je vis dont deux personnes sont témoins, ma comédienne merveilleuse qui est là, et Simon. Depuis 2 ans je travaille avec un groupe de comédiens de la Rive-Sud, en ateliers. Et il s’est créé une espèce de famille tellement extraordinaire qu’on a voulu continuer. Il y a eu un hasard qui a fait qu’on nous a proposé une chapelle comme salle de répétition, parce que la nôtre était occupée.. Cette chapelle nous a inspirés et je me suis mis à écrire des histoires religieuses. D’ailleurs, je me suis déjà excusé auprès de Bernard d’aller dans ses dalles, mais c’était contre toute espérance 1 que ça se produit… Le plaisir c’est que, pour moi, ça me faisait revivre les années 60, sans nostalgie toutefois. En ce sens que j’ai toujours voulu créer et ça, c’est la contre-résistance, c’est-à-dire qu’une fois que la résistance est tombée, on entre en amour, on entre en harmonie, en contemplation. Ce que disait Bernard est très juste, la contemplation c’est violent, c’est très violent. Relisez les livres des vieux mystiques : oh bordel ça brasse ! Ce qui s’est souvent produit dans les années 60, on se rencontrait : faut qu’on fasse un film ensemble, moi j’ai une caméra, moi j’ai des amis comédiens. Ah ! c’est le fun je vais écrire un rôle et petit à petit on est en train d’écrire un long métrage collectif qu’on veut tourner l’an prochain avec un peu de sous on l’espère. Ça aussi c’est une chose qu’on oublie, c’est la raison fondamentale pour laquelle on fait des films, moi c’est pour être en amour, ben simple… toujours. Pour ne pas perdre le contact avec les choses qui me font vivre. Comme je disais tout à l’heure, c’est ce que j’ai vécu avec Michel Moreau. C’est paradoxal, mais c’est vrai. Et donc moi je ne suis pas un documentariste. Mes documentaires je les fais dans ma tête avant d’écrire… Et si justement je ne suis pas passé par l’école documentaire de l’ONF dans un temps fortement éloigné, c’est que j’étais tellement impressionné par ce qui se faisait que je me disais : je ne serais pas capable de faire la même chose. Quand j’ai vu un film comme Golden Gloves, jamais ce film-là sera dépassé au niveau de cette espèce d’osmose qu’il y a entre les deux cotés de la caméra et que j’ai retrouvé après dans vos films. Bravo ! C’est ce besoin de compléter des choses… J’étais déjà tombé dans la potion de la fiction quand j’étais bien jeune et le documentaire c’est pas mon habilité, c’est pas mon talent, il faut que j’écrive des histoires qui passent par des personnages et qui passent par des équipes. Ça reste des histoires d’amour bien simples, d’où la difficulté de faire des films aujourd’hui dans ce contexte-là. Juste le fait de dire : « Non je ne veux pas trois camions d’éclairage. » Écoutez, je vais donner un exemple bien banal. Quand j’ai tourné le Manuscrit érotique en 2000, la ville de Montréal ne voulait pas nous donner un permis de stationnement parce qu’on n’avait pas de cube, parce qu’on avait juste trois mini-fourgonnettes… En disant «mais les gens s’en rendront pas compte que c’est un film». Je peux toujours vouloir rester avec une demi-mini-fourgonnette, ça suffira.
SC : Avant de céder la parole aux gens qui sont venus vous rencontrer, j’aurai peut-être une dernière observation, parce que je n’ai toujours pas atteint non plus de question pour ce cas-ci. Donc oui, la rencontre, c’est ce qui m’a paru vous intéresser. Soit de devenir sobre pour y accéder, soit on essaye de maîtriser toute une équipe, soit on passe, on réussit à se fondre avec ceux qu’on est en train de rencontrer pour arriver à cette connivence. Donc une sorte de sobriété des moyens d’approche. Ce qui m’a frappé, cela dit… donc tout ça pour rencontrer les autres, que se soit le Malien, le comédien, que se soit son ami cinéaste documentariste… mais ce qui m’a frappé c’est que ces autres que vous cherchez à rencontrer sont souvent des survivants… Soit des survivants de cultures qui vont disparaître, menacées par le commerce et la grande industrie, soit c’est une époque qui survit et qui disparaît peu à peu, la culture paysanne, religieuse, etc. Soit c’est un ami et son époque qui disparaissent… Alors je me disais, ils sont attachés aux survivants. Et puis à chaque fois qu’ils s’attachent à décrire ces survivants, comme dans l’entretien, tout de suite vous parlez du cinéma comme étant lui-même un survivant. Donc je me disais «tiens tiens»… Voilà des survivants qui s’intéressent à des survivants et puis quand vous vous intéressez soit à des survivants, soit au cinéma, du coup vous avez besoin d’histoires. Là il faut de la culture, il faut de l’histoire, il faut de l’histoire religieuse, il faut de la géographie, de l’archéologie plus profondément, il faut avoir vu les films de John Ford, etc. Alors voyez, je n’ai pas de question, mais ça m’intrigue cette espèce de rencontre que vous avez entre un monde qui disparaît, avec un cinéma qui lui aussi a l’air d’être à tout le moins en péril, et puis pour sauver l’un et l’autre, l’histoire, la culture, comme profondeur historique… Il faut voir les films des autres, remonter dans l’histoire du cinéma, remonter dans l’histoire de la littérature ou bien alors remonter dans l’histoire d’un quartier ou bien… Ce que t’entends toi par cinéphilie, André, c’est précisément ce que je viens de raconter.
AH : On est une race en voie d’extinction, des survivants ? C’est vrai que même dans les milieux spécialisés, on parle assez peu de cinéma. La réaction de Jean Pierre est extrêmement belle de dire «on devrait se voir plus souvent». Moi je retournerai sans trop répondre en vous posant la question à vous : est-ce que vous parlez de cinéma entre vous, entre les cinéastes aujourd’hui. J’ai comme l’impression, qu’autant que les profs, quand ils se rencontrent, ils parlent plus de leur demande de subvention – vont-ils l’avoir ou pas l’avoir, etc. – que ce dont finalement ils devraient parler, qui les rejoindrait normalement, qui serait un intérêt commun, et justement ce qui est le plus absent. Les cinéastes qui se rencontrent en effet aujourd’hui ont des discussions qui tournent beaucoup autour des problèmes qui sont incontournables, et s’il y a bien un espace où ces choses ont été abordées c’est Hors champ : problèmes de distribution, problèmes de censure, problèmes d’embargo… Je dirais que c’est ça, on en parle, mais ça tourne beaucoup autour des problèmes de subventions, d’argent, de distribution et finalement si on parlait un peu plus des problèmes de création, des choses se passeraient. Du coup c’est un soulagement immense que je partage avec Jean Pierre d’entendre parler de création sans lamentation, sans chiâlage. C’est pour ça que Hors champ existe finalement, c’est pour ça qu’on a organisé cet événement-là. Créer un espace qui nous permet de parler, et de parler de choses qui nous émeuvent, qui nous transforment, qui ont de l’importance pour nous. On a un espace pour le faire. C’est un peu le type d’espace qu’on a voulu créer ici. La cinéphilie est quelque chose qui me passionne personnellement et l’idée qu’elle soit en train de disparaître ne me convainc pas toujours. Voir 175 personnes débarquer à la Cinémathèque pour regarder un film de Chantal Akerman qui filme des fenêtres, moi, ça me suffit pour dire que ça va bien, que le portrait n’est pas si glauque (je l’ai vu). Mais encore une fois, il faut résister, et créer des espaces où on peut au moins rappeler que c’est important. Comme disait Bernard Émond dans sa lettre (reproduite dans nos pages), on a le droit de dire que Proust c’est mieux que Loft story, parce que notre vie, au contact de Proust, se trouve enrichie, et c’est une richesse. Ce n’est pas de l’élitisme, ou je ne sais trop quoi.
NR : Quand on parle des œuvres qui enrichissent la vie et des contextes problématiques où l’on perd de vue la spécificité de la création, j’ai toujours envie de citer la définition de l’art qu’avait formulé l’artiste français Robert Filliou, dans les années 60 ou 70. C’est simplement : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Pour moi, c’est la définition parfaite, ultime, qui saisit l’échange entre les œuvres et la vie.
BE : Et la TV est ce qui rend la vie moins intéressante que la TV. (rires)
NR : Je pourrais poursuivre en souligant un certain discours qui est dans l’air, et qui touche justement à cette différence entre les contextes de production et les chemins plus insaisissables de la réelle création. J’ai entendu dernièrement, à la radio, Michel Coulombe dire quelque chose qui me chicote par rapport au court-métrage, vous allez me dire ce que vous en pensez. Il disait en substance : « Il faudrait d’autres plateformes pour les courts-métrages, parce qu’il y a plein de courts-métrages qui se font mais on ne les voit pas ». Et il continuait en disant que c’est de plus en plus facile de faire des courts-métrages aujourd’hui avec l’accessibilité des moyens numériques, donc plein de gens font des films, et il se fait plein de bons films, la création est effervescente, etc. Je suis plus ou moins d’accord avec ça. D’abord, il n’est pas certain que les plateformes de diffusion soient réellement insuffisantes. Nous recevons chaque semaine une pelletée de communiqués sur des festivals, des concours de courts-métrages, une foule d’événements auxquels se greffent la création et diffusion de films « à thèmes », etc. On doute plutôt que ce soient toujours les films les plus intéressants qui sont montrés dans cette multitude de contextes aux accents festifs, ludiques et thématiques. Ensuite, je crois que la proposition du bouillonnement créatif découlant de l’accessibilité des moyens est fondamentalement faussée dès le départ. Je dirais même le contraire : plus les moyens sont faciles, plus c’est dur de faire un bon film. D’ailleurs, quand on dispose des moyens de production « industriels », c’est plus facile d’obtenir un résultat qui ressemble le moindrement à un film. C’est terre à terre, mais je crois que les jeunes cinéastes qui font un court-métrage par exemple avec l’argent de la SODEC, en 35 mm, avec toute une équipe et des acteurs professionnels, ont tout de même plus de chances de s’en tirer avec un film qui tient la route à l’écran. En revanche, seulement quelques cinéastes, jeunes ou expérimentés, parviennent à faire du cinéma valable, seuls avec une petite caméra numérique. C’est possible, mais il semble justement plus difficile de trouver une forme cinématographique adaptée aux moyens artisanaux. Ce n’est pas plus facile parce que les moyens sont accessibles à peu de frais. On voit alors dans ces films bien des raccourcis quant à la rigueur artistique, on fait dans la légèreté, les clichés, car tout est là sous la main. C’est comme si, au contraire, la difficulté de s’approprier la technique lourde et onéreuse du cinéma forçait en revanche un engagement plus exigeant et une réflexion plus aboutie. Et quand on dit « moyens accessibles », on parle au fond des outils numériques, du tournage au montage, car le 35 mm n’est pas devenu moins cher ! Qu’en dites vous ?
JPL : Je vais donner un exemple. Je fais un petit mixage dans un studio du bas de la ville, qui avait été le premier à recevoir un système AVID de montage. Le gars me dit : «veux-tu que je te montre le nouveau jouet qu’on vient de recevoir, le monde fait la ligne, tout le monde veut l’essayer.» Ben, tabarnouche ! T’as l’impression d’être devant un vaisseau spatial. Tout à coup, avec une petite paire de ciseaux sur l’écran tu vas couper ton image, couper ton son, tu peux faire jouer tout de suite. « Sais-tu le problème avec ça, me dit le type, elle va trop vite. Tout le monde revient trois jours après en disant : j’aimerais bien changer mon montage, je pense que… ». Et les monteurs qui ont pris l’habitude en vidéo, souvent travaillent trois jours, arrêtent, trois jours, quatre jours. Car effectivement ça va trop vite. Vous ne savez pas ce que c’était coller du 35 mm avec 6 pistes sons ! Ça demandait 20 minutes d’opération à chaque coupe. Donc vous y pensiez, et la meilleure méthode c’était la méthode Gilles Groulx. Il était monteur de formation, puis il est arrivé à l’ONF. Il s’assoyait dans la salle pendant une semaine, 2, des fois 3 semaines. Il regardait, il regardait. Ensuite, il arrivait dans sa salle de montage, le soir, quand d’autres quittaient. À 19h30 il allait prendre son café dans la cafétéria, il allait s’enfermer dans sa salle de montage. Sa théorie, sa pratique c’était : je coupe et je le mets sur le plancher. Tout ce qui tombe sur le plancher, je l’écrase et jamais ça ne retournera sur la table de montage ! Donc c’est le choix, ça oblige à faire un choix.
Quand Bernard parle d’être près de ses comédiens c’est tellement essentiel. Être près de l’équipe, regarder le monde, sentir le monde, c’est tellement essentiel. Quand je donne les ateliers en vidéo, je dis : « mes enfants, on tourne en cinéma vielle méthode. Vous tournez juste les prises qu’il faut. » Pourquoi ? Pas pour épargner de l’argent, mais pour épargner l’énergie humaine des gens. Les comédiens, c’est pas vrai qu’après dix-sept prises, ils sont aussi bons, parce que quand il ont on été bons à la première prise, ils sont morts après. Ils vont vous répéter la prise, mais ils ne la vivront pas avec la même intensité.
Donc je trouve que c’est une horreur, ce que dit monsieur Coulombe, parce que c’est dire à tout le monde qu’ils peuvent faire de la grande cuisine parce qu’ils peuvent avoir accès à tous les instruments de cuisine professionnels. Et aussi par rapport à la cinéphilie… J’aimerais juste vous dire que quand il y eut un « Tous pour un » (jeu questionnaire télévisé) sur le cinéma québécois à Radio-Canada, les questions commençaient en 2000 mes enfants. Alors je n’existe pas ! On a l’impression que plus les moyens techniques sont à portée de main, plus la cinéphilie disparaît, plus en fait ce qui est difficile c’est de faire du sens, ce à quoi on est confronté quand on fait un film. Comment arriver à faire du sens dans un monde qui ne fait qu’en perdre, comment arriver à l’idée de résistance du cinéma. Essayer de raconter des histoires alors qu’on arrive pas nous-mêmes à trouver un sens à l’histoire du monde dans lequel nous sommes. Et dans ce sens-là, là où le cinéma a une force, c’est justement dans sa capacité à témoigner de ce qui menace le monde en terme de sens. Alors pour moi l’idée c’est pas de faire plus de films… C’est vrai qu’à chaque jour on nous annonce un nouveau film, un nouveau festival. Il y a une telle profusion d’images que les images qui ont du sens, qui peuvent avoir du sens, sont noyées… Quand on veut faire des films, on est confronté à ça. Pour moi il y a un moment où je me dis : « faut arrêter ». Dans le travail de cinéaste que je fais, tout le temps la menace ne vient pas tant de l’extérieur, mais de moi-même. Pourquoi continuer dans ce monde où le film que je fais va être noyé dans une telle profusion d’images, pas uniquement de films, mais maintenant d’images, avec Internet, c’est vraiment ça que je vois, des images qui n’ont plus de sens, des séquences qui n’ont plus de sens. Nos enfants sont aujourd’hui confrontés à des images qui n’ont plus de récit. L’espace, le système dans lequel on vit, c’est pas uniquement le système de financement du cinéma, je pense que la société dans laquelle on vit n’encourage pas, ne favorise pas ou même au contraire décourage la possibilité de rencontre. C’est pas juste les cinéastes qui sont confrontés à ca, c’est le monde dans lequel on vit qui favorise l’individualisation et le fait que chacun soit seul, isolé. Donc nous les cinéastes on est confronté à ça aussi. L’énergie qu’il faut pour faire un film, pour le financer, fait en sorte qu’on n’arrive pas souvent à s’asseoir pour parler de notre vision du monde et de notre conception du cinéma. Bien sûr j’en sens le besoin. Les occasions sont rares, difficiles à mettre en place, pour arriver à le faire, parce qu’on crée en pratiquant…
C’est pour ça que je sens le besoin de continuer à écrire à propos de films que j’aime. J’ai toujours écrit, et j’ai toujours pensé qu’écrire et réfléchir à ce qu’on fait ça fait partie de notre métier, parce qu’on a une maudite responsabilité, quand on fait une image… T’entends dire quelqu’un : « Hey ! Tu sais que j’ai émigré au Québec à cause de tes films. » Wow ! C’est effrayant ! J’ai fait bouger une personne d’un pays à l’autre parce qu’elle a vu un ou deux de mes films. C’est effrayant. Mais c’est essentiel. Les autres cinéastes dont j’aime les films je leur dis, je leur envoie des courriels. Ça c’est important. J’ai vu ton film et c’est bon. On a besoin de cette espèce de petite solidarité, ça fait du bien. Définition de la création, celle de Camus, tu la connais : « créer, c’est vivre deux fois. »
BE : J’aimerais revenir à cette idée de survie, de survivance dont vous parliez tantôt. Un des textes qui m’a le plus marqué dans ma vie, c’est le recueil des Écrits corsaires de Pasoloni, où il décrit de façon extraordinaire la déculturation qui s’est produite dans l’Italie de l’après-guerre. Pour un lecteur québécois, lire ces textes extraordinaires, c’est se reconnaître, c’est voir comment la culture de masse peu à peu — enfin très rapidement, en une ou deux générations — a presque détruit la culture populaire, la culture populaire traditionnelle et le lien avec la grande culture. On est face à une machine qui carbure au vide, conquérante, vulgaire, brutale, et on est des survivants. Il faut que par nos films, que par nos rencontres, il se maintienne un lien avec la culture du passé, quelle soit cinématographique, littéraire ou populaire, la vraie culture populaire. C’est à ça qu’on peut servir. On doit être des résistants, il faut que par nous, que par notre travail, quelque chose survive. Parce que, je pense qu’on est historiquement à une espèce de tournant, extrêmement périlleux, où la machine à communiquer est en train de tout phagocyter. La machine à communiquer qui carbure au vide. Et c’est en train de produire une cassure radicale avec le passé. Que nos enfants ne soient pas capables d’identifier les 12 gars qui sont autour de la table avec une assiette autour de la tête, c’est une tragédie ! Ce que je veux dire, c’est qu’il est en train de se créer une rupture avec la culture du passé, et si nous nous enfermons dans le présent médiatique, on n’est pas mieux que morts. Alors à chaque fois que quelqu’un me dit… Simon, c’est grâce à toi que j’ai découvert les films de Satyajit Ray, je n’en avais jamais vu. Je me suis fait venir la Trilogie d’Apu d’Angleterre. C’est grâce à toi, grâce à ce que tu m’as dit, que j’ai rencontré cet homme extraordinaire. Ma blonde Catherine Martin est dans le Bas du Fleuve en ce moment. Elle est partie avec son ordinateur et la trilogie, on en a parlé pendant une heure au téléphone hier soir. Ce sont des actes de résistance. Et c’est essentiel qu’on parle, parce que c’est vrai qu’on perd un temps fou à parler de nos problèmes de financement, du dernier critique idiot, de la dernière stupidité qu’ils viennent de dire, etc. On perd un temps fou ! Mais la colère, des fois… on peut mal résister à la colère. Mais il est essentiel qu’on parle de cinéma, qu’on parle de culture. C’est ça résister. Il faut garder ce lien-là et on peut à travers nos œuvres, par nos rencontres, par l’influence… Parce que je veux dire, on est en minorité en chienne, et on arrive quand même à parler à des milliers, à des dizaine de milliers de personnes, c’est pas rien ! La résistance est là et c’est vrai qu’on est des survivants. Par notre travail, on peut aider à la survie d’autres choses, on peut faire en sorte que des jeunes du CEGEP découvrent Satyajit Ray, ça c’est essentiel. Si on arrive à faire ca, même si on n’est pas nombreux… Un cinéaste hongrois, Bela Tarr, a dit : « On est nombreux à ne pas être nombreux. »
JPL : Juste pour raccrocher là-dessus… Tu disais Bernard : « il faut avoir conscience du passé ». Par exemple, tu ne peux pas faire de film sans connaitre le cinéma, sans avoir une connaissance de l’histoire, sans avoir vu les films. Ça me fait peur le manque de connaissance du cinéma. J’ai vu à Paris, en 1963, pendant une semaine, des « one-reel » de Griffith, des films de une bobine, 10 min, 35 mm. Et pendant une semaine complète — il en a fait plusieurs centaines — au bout d’une semaine je me disais « Tabanourche ! Y a plus rien à inventer dans le cinéma ; il a tout inventé, hormis le plan d’hélicoptère. » Parce que même en 1906-07, les travellings combinés dans deux trains, sur deux rails différents, ça c’est fait! Juste pour l’anecdote ça me rappelle : Robert Daudelin donnait à l’Université Concordia, il y a une quinzaine d’années peut-être, un cours d’histoire du cinéma. Il sortait des copies de films rarissimes. Au bout de quelques mois, il s’est fait dire par ses étudiants : « écoute, on n’est pas obligé de voir les films, on fait un cours d’histoire ici, parle-nous de l’histoire. ».
SG : On parle de résistance. Il y en a une là qui est possible, qui est accessible à tout le monde et c’est le lieu dans lequel on fait cette discussion. Je ne suis pas un expert en philo, j’ai commencé bêtement par Socrate. Et il y a l’idée que ces discussions se faisaient dans les escaliers de l’Agora, dehors. Et pour moi, dehors, c’est ici, c’est la Cinémathèque. C’est pas l’immeuble qui n’est pas loin qui commence par I et qui finit par IS, pour moi, ça c’est « dedans » 2 . Pour moi c’est pas du tout mon terrain de jeu, pour moi mon vrai terrain c’est dehors. C’est-à-dire le lieu ou on peut exactement et précisément s’envoyer des balles. Le lieu de résistance, c’est ça.
SC [s’adressant au public] : J’imagine que vous avez préparé tout un chacun, une petite question, une observation, vous qui êtes amis, lecteurs, abonnés, concurrents… Je prendrais la première main levée, s’il vous plait.
PUBLIC : Est-ce que vous accepteriez d’écrire un scénario pour un autre réalisateur ? Ou encore de tourner un scénario écrit par quelqu’un d’autre ?
BE : Pour moi c’est très simple, non, parce que je n’ai pas le temps, j’ai juste le temps d’écrire et de tourner les miens.
SL : Moi je ne fais pas de fiction donc, la question du scénario ne se pose pas dans les mêmes termes. Un scénario de documentaire ça n’existe pas, c’est une proposition cinématographique… Tourner le projet de quelqu’un qui aurait fait une recherche en documentaire et qui me demanderait de tourner, ce serait impossible. Je me vois mal faire ça parce que je n’aurais pas eu de relations avec les personnes. Je le vois, pour ce qui est de la fiction ; moi je suis tombé dans le bain contraire, celui du documentaire. Et donc voilà ça m’occupe à temps plein.
JPL : Moi je dirais possiblement, mais faudrait que la personne écrive vraiment pour moi. Parce que moi, quand j’écris, je compte les dollars en même temps. Oups ! Là j’ai mis 20 figurants. Tarifs UDA oblige, je m’excuse, je ne peux pas me les payer, donc je vais réduire. C’est bête à dire, mais faut faire ca. Je parlais des camions cubes, bien c’est la même chose. Un des trucs les plus difficiles maintenant dans le cinéma c’est de négocier des camions, l’équipement d’un camion. On se fait toujours dire, là regarde j’ai tout l’éclairage, 5 HMI, je vais te faire un prix d’ami, pour un tournage : 15,000 piasses par semaine. Tu dis non, j’ai besoin d’1 HMI pendant 5 jours. Ok parfait ! Je vais t’enlever la moitié de l’éclairage et je te fais ça à 6000$ par semaine, au cas où ! Non, parce que le « au cas où » c’est ça qui tue la création. Y a pas d’ « au cas où » dans la création, on fait une chose d’une seule façon et c’est peut-être pas la bonne mais c’est celle qu’on veut. Quand on travaille en collégialité, notre rôle c’est de voler. On vole les comédiens, leurs manies, tout ce qu’ils ont de beau… on est des voleurs…
BE : On vole mais c’est pour donner.
JPL : Il y a autre chose aussi. Jean Chabot parlait du fait que la fiction, avec le temps, ressemble de plus en plus à un documentaire, alors que les documentaires ressemblent eux de plus en plus à des fictions, tant les modes de vie qu’on voit sur l’écran nous semblent étrangers. Faire une fiction c’est faire un documentaire sur des acteurs, et inversement, un documentaire c’est faire une fiction avec des personnes réelles. On est à la fois proche et loin.
AH : L’œuvre de Jean Pierre est le meilleur exemple. De 63 à aujourd’hui, il y a un portrait extraordinaire du Québec qui passe, même si vous n’avez fait que des fictions.
JPL : C’est assez épeurant j’avoue. Je suis revenu voir mes films il y a quelque années, pour la rétrospective, et j’ai eu peur. Mon film de 64, le premier… J’ai eu peur puis j’avais ma famille, mes enfants et moi. Mon ado. Et on retrouve tellement l’époque. Puis j’ai fait jurer à mes enfants une chose, de ne jamais toucher techniquement à mes films, de ne jamais numériser pour que le « kchkhckhckhc » disparaisse du film. C’est un témoignage d’époque, voici la technique ! D’ailleurs, c’est marrant, parce que la semaine prochaine, je fais l’annonce pour Hors champ, y a un film fabuleux qui est présenté, Il ne faut pas mourir pour ça. Mais ça c’est marrant parce que tout le monde a été soufflé, surtout en France, par la qualité sonore du film… Parce qu’il n’y en a pas, de son. Il n’y a qu’à peu près de la post synchro qui n’est à peu près pas bonne. Mais en 1966, faire du doublage, de la post synchro c’était l’enfer. Ça n’existait qu’en boucle, en petites boucles. On travaillait en studio, sur Ste-Catherine, chaque fois qu’on avait une bonne prise on avait des interférences avec CKVL FM, et finalement on a eu tellement de problèmes de son que j’ai décidé de donner au silence une valeur dramatique. Encore là, c’est la nécessité souvent qui nous inspire des bonnes idées. Mais, effectivement, un des problèmes actuellement c’est la standardisation technique des films. Il n’y a plus assez de laideur dans les films. Tout est beau. Faire un beau film de guerre pour le rendre agréable. Un film de guerre ça doit être laid, ça doit écorcher, ça doit faire mal et le documentaire en ce sens-là — Dieu merci — est encore bien en avance sur le cinéma dramatique au Québec actuellement.
PUBLIC (à BE): Comment choisissez-vous vos acteurs et vos actrices ? Est-ce que leur popularité — on pense à Elise Guilbault ou Guylaine Tremblay — joue dans le casting ? Ce sont souvent des acteurs et des actrices qui font partie du star system québécois.
BE : D’abord j’engage des comédiens et des comédiennes que j’aime. Que j’ai vu au théâtre, avec qui j’ai envie de travailler… pour moi c’est là que ça se joue. Je ne suis pas innocent. Je sais qui j’engage, je sais que ça va aider le financement. Mais je n’ai jamais engagé de comédien pour ça. Je permets peut-être à ces comédiens-là d’échapper justement au star-système, d’échapper au jeu télévisuel. Et je pense qu’ils acceptent de venir et de revenir et de revenir encore. Je vais encore travailler avec Elise, j’espère à l’automne. Il se crée une relation, je ne sais pas comment dire… Il y a des comédiens et des comédiennes qui sont très connus, pas parce qu’ils sont bons. Et avec ceux-là je ne travaillerais jamais. Il y a des comédiens et des comédiennes qui ne sont absolument pas connus, et qui sont très bons, et ça m’arrive souvent de les engager et de les révéler. Et il y a des comédiens et des comédiennes qui sont super bons et super connus. Puis je les engage, parce que j’aime ce qu’ils peuvent faire. Je n’engage pas Guylaine pour ses rôles à la télévision… De toute façon, j’ai jamais regardé ce que faisait Guylaine à la télévision plus de 2 minutes. Je ne peux pas dire que ça m’attire. Je l’engage parce que je l’ai vu dans le film de Catherine Martin, parce que je l’ai vue dans Albertine. C’est pour ça que je l’engage. Je sais de quoi cette comédienne-là est capable. Comme je te dis, je ne suis pas innocent, je sais aussi qu’en l’engageant ça va faciliter le financement du film, c’est vrai ! C’est la même chose avec Elise. Je ne l’engage pas à cause de son rôle à la télévision, c’est pas « ma tasse de thé », je ne suis pas capable. Je l’engage parce que j’ai vu cette comédienne d’exception au théâtre, parce qu’elle m’a bouleversé dans Tchekhov, parce que je sais de quoi elle est capable. Alors bon, est-ce qu’il faudrait que je me prive d’engager Elise Guilbaut parce qu’elle a eu un succès à la télé? Je pense que non. Je hais avec passion la télévision. Les acteurs ont envie de travailler et quand tu leur écris des rôles difficiles, ils veulent les jouer. Et quand tu les pousses jusqu’à leurs limites… Moi, c’est dans cette dynamique-là que j’ai envie d’aller avec ces comédiens, je leur fait faire des affaires qu’ils ont envie de faire et qui sont difficiles. Je ne sais pas, ça me rend très mal à l’aise cette question.
JPL : C’est très important, parce qu’entre autres, les anglais n’arrêtent pas de dire que «vous avez de la chance au Québec … vous avez votre star system». C’est pour ça que le cinéma québécois marche. Jusqu’à un certain point ils ont raison. Deux réponses personnelles. Un, j’ai rarement engagé des gens parce qu’ils étaient connus. Le hasard a voulu qu’ils soient connus tout de suite après. Par exemple Jusqu’au cœur, avec Charlebois ; quand le film est sorti, Robert était devenu une grosse star, or 6 mois avant il n’était pas une star quand on a tourné, il sortait de l’école nationale. Marcel Sabourin a obtenu son premier grand rôle avec Il ne faut pas mourir pour ça. Marcel n’avait jamais fait du cinéma avant ça, juste un petit rôle dans un film de Fernand Dansereau. Même mes amis me disaient de ne pas prendre Marcel, qui venait de jouer Ubu. Mais c’est pour ça que je le veux, précisément pour ce qu’il est. Depuis ce temps, Marcel a été comme 1er rôle, 2ème rôle, ou 3ème rôle, ou figurant dans mes films. 18 fois en tout. Chaque fois je lui dis : « Marcel, joue pas, mais même quand tu joues pas, tu joues trop. » C’est notre façon…. Deux : J’ai déjà écrit que j’avais eu la bêtise de refuser un grand nom comme 1er rôle. Dans Les maudits sauvages, j’avais eu le malheur de dire à Laurent Terzieff que je ne pouvais que lui confier le rôle de l’abbé frelaté parce que c’est le seul Français, donc c’est le seul qui peut avoir un accent français. Mais lui voulait celui du coureur des bois qui était joué par Pierre Dufresne, alors bien sûr c’est la question du langage, de l’authenticité du langage. Vous autres, en documentaire, vous avez un petit peu réglé ce problème-là. Quand tu travailles avec des Maliens tu n’essaies pas de doubler en Québécois, Dieu merci. Mais c’est très dangereux, et pour moi le plus mauvais film, un des très mauvais films de l’histoire du cinéma, c’est L’étranger de Visconti ; un, parce qu’il a trahi complètement l’œuvre de Camus en en faisant une histoire policière en commençant par l’arrestation de Meursault. Or ce n’est pas ça L’étranger. Meursault en vient à son arrestation par une série de hasards. Deuxièmement, Meursault est le pire inconnu, anonyme ; or, il est joué par Mastroianni. Comment veux-tu qu’un public se rende à l’œuvre. Impossible. C’est là que toi, quand tu engages quelqu’un, tu dois, c’est une de tes responsabilités, te demander : « Est-ce que je bloque mon personnage ou est-ce que je l’aide ? » Et donc tu peux jouer à l’intérieur du star système. J’ai des amis à moi, qui me disent « Ah ! Jean Pierre, je veux ce rôle là ». Je dis non, parce que tu vas bloquer le personnage. Parce que ça prend quelqu’un de pas connu ou qui est différent, et je suis sûr à voir les films de Bernard que c’est exactement la question qui se pose. Parce que chez Bernard tout est éthique au point de départ.
SG : Sur cette question et ce qu’elle soulève par rapport aux réalisateurs, je trouve que ce n’est pas parce qu’on a un point de vue éthique, comme ceux des réalisateurs ici, que ça constitue un apostolat qui obligerait à ne prendre que des inconnus et ne faire que des plans sans décors, avec une seule source de lumière… Les films de Bunuel sont extrêmement audacieux à tous les niveaux, et il aurait pu prendre n’importe quelle inconnue pour se faire « pitcher » de la bouette dans Belle de jour ; il n’était pas obligé de prendre Catherine Deneuve. Mais en même temps, ça fait aussi partie du jeu du cinéma d’une certaine façon. Et peut être que ça lui faisait plaisir aussi de prendre justement quelqu’un de connu, une jeune vedette, pour lui lancer de la boue au visage…
SL : Je pense qu’on est toujours habité par des bonnes intentions. Mais, vraiment pour moi l’éthique, c’est avec les spectateurs que ça se dénoue à la fin. Je veux dire, il y a des choses que je n’arriverais pas à faire au moment du tournage, mais ultimement c’est vraiment face aux spectateurs qu’on fait nos choix. C’est le spectateur qui est lui le juge face à l’éthique, même si ça se passe en amont. À la fin ça se décide face à l’écran, face au spectateur. C’est là où on est véritablement jugé pour le film qu’on a fait. Tout ça pour dire que ça se passe toujours à trois. Entre le moment où on tourne, avec les gens avec qui on tourne mais aussi toujours en fonction du spectateur qui va voir le film. Il y a une part de la position éthique qu’on a qui nous échappe, c’est-à-dire qu’on imagine un spectateur mais le spectateur on ne le contrôle pas. C’est lui qui décide sa réaction d’une certaine manière, il y a 100 spectateurs dans un film. Il y a 100 spectateurs qui ont un regard sur l’éthique qui est différent du nôtre. Et en fait c’est ce qui fait que la dynamique d’un film est intéressante. Encore une fois, ce que je veux dire par là, c’est que ce n’est pas décidé d’avance. Et il n’y a pas un code qui dit voici comment on doit faire, voici comment c’est que d’être éthique, sinon on l’appliquerait.
SC : Ça ce serait une morale !
SG : Je voudrais juste vous poser une question, on s’est déjà fait la réflexion que parmi les jeunes réalisateurs qu’on côtoie, parfois on a un sentiment que ce sont des réalisateurs dont la culture est principalement basée sur l’image. Et Nicolas, à un moment donné, m’avait sorti une bonne expression : « ce sont des films de réalisateurs qu’on voit » (rires). Et je me demandais si c’est quelque chose que vous ressentez, parce que moi en vous voyant et en écoutant vos discours, on sent qu’on partage quelque chose. « Vous avez lu Camus ? » Ce n’est pas une insulte non plus ! Aujourd’hui, avec 8 producteurs sur 10, si tu cites Camus, t’es mal parti… T’es mieux de mettre la clef sous la porte tout de suite. Est-ce c’est quelque chose que vous ressentez par rapport aux jeunes réalisateurs, vos propres collègues, est-ce que vous-mêmes vous vous sentez aussi d’une culture autre que celle purement du cinéma ou purement de l’image mais aussi d’une culture au sens large?
BE : Moi je ne peux pas parler pour les jeunes réalisateurs, tellement, parce que ceux que je rencontre et avec qui j’ai des affinités, forcément, se réfèrent à autre chose, à d’autres intérêts que pour les derniers films américains. Comme Jean Pierre disait on ne peut pas faire des films si on n’a pas lu, comment peut-on écrire des histoires si on n’a pas lu Balzac, si on n’a pas lu Zola. On peut toujours en écrire, mais c’est se priver. Et pour moi, je suis venu au cinéma après être passé par la littérature et par les sciences humaines. Je veux dire c’est essentiel de sortir du cinéma.
SL : Je suis d’accord aussi avec Bernard. Moi je suis arrivé dans les arts tard, vers l’âge de 22 ans, avec le sentiment d’un manque total qui continue de m’habiter. Je suis face à la culture en général, j’ai toujours le sentiment d’être en retard, de ne pas avoir assez de culture, de ne pas avoir assez de connaissance. C’est comme si j’avais demandé au cinéma de remplir, de combler ces lacunes. Alors à l’égard du cinéma j’ai une intransigeance qui est totale. Je ne peux pas comprendre que les gens disent qu’on peut faire des films sans avoir de culture cinématographique. On rencontre ça de plus en plus chez des cinéastes qui disent « moi je ne vais pas beaucoup au cinéma. » C’est comme un écrivain qui dit : moi je ne lis pas beaucoup de livres, c’est complètement ridicule ! Tu prends les gens de la génération de Bernard et de Jean Pierre. Ces gens sont arrivés au cinéma avec un bagage culturel classique. Moi je suis arrivé au cinéma reconnaissant le ravin que j’avais devant moi. Bon c’est une question qui n’est pas réglée. J’ai tout le temps l’impression d’être en retard, j’avance avec le sentiment d’un manque profond. Mais ça ne me place certainement pas dans la position des gens qui eux, de nombreux cinéastes et de gens de plus en plus, qui œuvrent dans la culture avec le sentiment qu’ils n’ont pas besoin de savoir.
SC : D’où leur vient cette idée ?
SL : Je ne sais pas, je ne peux pas le savoir pour eux. Mais ça me rend triste de voir des cinéastes qui disent «Je n’ai pas besoin d’avoir une culture en cinéma, j’ai pas besoin de voir des films, de connaître des films, pour faire des films, j’ai pas besoin de lire pour faire des films.» C’est terrible.
JPL. : Au courant des 10 dernières années, c’est effrayant de constater tout ce qu’on a perdu comme lieu de diffusion de la culture. Est-ce qu’il y a un endroit à la radio où l’on a accès à la culture? Jamais, nulle part. C’est devenu rarissime. Moi j’en souffre, j’en souffre parce que je connais, je sais qu’il y a 10 ans j’avais accès à plus de lieux de diffusion de la culture. C’était plus facile d’y avoir accès. Aujourd’hui je suis vraiment obligé d’aller chercher à la bibliothèque, Je suis obligé de venir à la Cinémathèque. Les lieux de diffusion de la culture se sont effrités, se sont détériorés. Comment naît le désir alors que la culture ne se transmet plus, c’est ça la question. À la télévision, quand j’étais jeune, j’étais capable de voir des films de Visconti, de Pierre Perrault. Aujourd’hui je ne les vois plus à la télévision. Il faut que j’aille à la Cinémathèque. Il faut donc que je sois déjà intéressé par ça. Il y a une perte pour moi. Alors comment des jeunes de 20 ans vont sentir cette perte-là s’ils n’ont pas connu… c’est pas une question de génération, nous on est dans ce bain-là, tous, 20 ans, 30 ans, 40 ans…
PUBLIC : Il faut quand même se rapporter à l’histoire. Si on regarde les artistes, les critiques, du 18e, du 17e siècle, ce sont toujours des gens qui ont été confrontés à une espèce d’hégémonie du pouvoir et ils se plaignaient à juste raison, comme nous, mais il ne faut pas non plus… Moi il y a quelque chose qui me gêne énormément : on dit qu’on est des survivants, que notre position est précaire. Or, être artiste était quelque chose d’exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Il y a une espèce d’hégémonie de la communication comme si c’était absolument terrible aujourd’hui. Alors qu’au cours du 18ème siècle, 90 % de la population était analphabète, tout se passait dans un cercle extrêmement fermé. La question est justement celle de la mémoire culturelle. Je crois que toutes les périodes sont difficiles. On ne devrait pas accroître nos difficultés.
BE : Je crois qu’on parle de deux choses différentes. Les artistes et les intellectuels de toutes les époques ont été en rupture, c’est leur rôle. Être face à une opposition, c’est leur rôle. Essayer de brasser les choses, c’est leur rôle. Ce qui caractérise, ce qui est particulier de notre époque, c’est le lien avec le passé qui est en train d’être rompu. C’est ça qui est particulier et c’est grave. C’est grave, parce qu’au 17e siècle c’est vrai qu’il y avait 80% d’illettrés, mais ils étaient tributaires d’une culture populaire millénaire. Ils étaient aussi reliés par le biais de la religion à la grande tradition occidentale, alors, qu’on le veuille ou non, tu avais ce lien constant avec le passé qui situait l’individu dans l’histoire, dans une chaîne de transmission. Ce qui est grave dans ce qui nous arrive c’est que cette chaîne de transmission est en train d’être rompue.
AH : Il y a peut-être une chose qui me rassure : c’est que les « jeunes » vont être forcés de trouver cette rupture. Je pense qu’ils vont la trouver, qu’ils seront forcés d’aller la chercher quelque part, à force d’être confrontés à du « même » tout le temps. À un moment donné, ça te prend de « l’autre », de l’altérité. C’est ce que je constate quand je regarde des jeunes cinéastes, les personnes qui me parlent à la Cinémathèque ou dans mes cours, quand je regarde des gens qui s’obstinent à faire de manière extrêmement opiniâtre du cinéma aujourd’hui. Je pense à Simon Lavoie qui est sorti d’une projection de Jeanne Dielman à laquelle j’assistais. On a parlé 2 heures après le visionnement, complètement bouleversés. Il n’avait jamais vu quelque chose qui ressemblait à ça… Il m’a dit : « ça m’a donné 18 idées de films ». Le lendemain, il avait écrit 100 pages pour un prochain film. Quand je regarde le film qu’il a fait, je vois qu’il est parmi les jeunes cinéastes qui sortent aujourd’hui avec une véritable volonté de se détacher du « même », pour produire de l’altérité, pour produire de l’autre. C’est un peu un truc que je voulais dire depuis le début, qui est une idée de Serge Daney. Pour lui, le rapport au cinéma est avant tout un rapport avec de l’altérité. Je pense que ça rejoint beaucoup de choses qu’on a dites aujourd’hui. À la télévision, on est dans le même, on est devant des gens qui nous parlent de la culture comme si c’était notre voisin. Et les gens dans la télé-réalité sont comme nous. Les gens qui vont aux quiz de variété sont comme nous. Même ceux qui vont à Tous pour un, potentiellement, on sent qu’on pourrait être comme eux. On n’est pas confrontés à des gens qui sont des modèles de dépassement humain ou de dépassement artistique (c’est plutôt le contraire). C’est ce que Serge Daney disait : « Le gros problème de la télévision, c’est qu’on est devant du tout visuel ». Ce qui est aboli avec la télé et avec les médias en général, c’est justement ce rapport à l’autre. Et pour Daney, ce rapport à l’autre engage un rapport éthique à l’autre, à l’humanité, à l’autre en tant que sujet humain. Ce rapport à l’altérité est fondamental aussi dans les œuvres que vous faites individuellement. La télévision ne produit plus de l’autre et ce à quoi elle résiste, ce qu’elle rejette c’est justement tous les corps étrangers, qui seraient quelque chose comme une altérité dont elle ne sait pas quoi faire. Il suffirait de lancer une affaire là-dedans pour que ça s’écroule. Mais, moi, ce qui me rassure, c’est qu’il y a des gens qui expriment sans cesse le désir de voir autre chose et d’être confronté à autre chose… À Hors champ on est un peu peut-être un des réceptacles de cette colère, cette gronde, de ce « ça suffit ! » à travers toutes les différentes positons qu’on a prises, à travers le courrier qu’on reçoit régulièrement. On n’est pas les seuls évidemment. On le sent qu’il y a un « ça suffit » qui est partagé par un tas de gens. Comme Daney dit, la télé va très bien comme elle va, on ne peut pas l’améliorer. Il faut juste trouver ailleurs qu’à la télévision.
JPL : Ça ne règlera pas le débat, ça peut peut-être l’alimenter… Quand on dit que les artistes — que j’appelle plutôt des créateurs, je ne sais pas ce que c’est des artistes — quand on dit que les créateurs sont en avances sur leur temps c’est complètement faux. Les créateurs sont simplement de leur temps, ce sont les autres qui sont en retard (rires). Le problème de la transmission est entre ceux qui sont de leur temps et ceux qui veulent contrôler la culture populaire. Et vous autres encore plus, les documentaristes, vous êtes en face d’une réalité brute, vis-à-vis de laquelle vous devez avoir une éthique très forte, que tu la décides en aval ou en amont elle est là, sinon tu fais de la cochonnerie, du mauvais reportage, point. Tu fais pas du cinéma. La culture populaire à mon avis, je la vois déraper parce que je suis né dedans. Moi je suis un petit gars de St-Henri. On la voit déraper parce que ceux qui sont responsables de la courroie de transmission de la culture, eux autres, ne tiennent compte ni de l’un ni de l’autre. C’est-à-dire qu’ils disent : « ah ! maintenant la culture ce sont les standards, c’est l’économie. » Moi quand je serai premier ministre du monde, je dirai qu’il n’y a dorénavant plus qu’un film par soir à la télévision et trois heures de télé en tout dans le monde entier. On va repartir la machine à zéro, on va méditer dans notre coin, ça va faire bien du bruit. Si vous savez à quel point les gens ont peur du silence. La preuve, il y a des compresseurs automatiques à la télévision qui, au bout de 5 secondes reprennent le « chchchchchchc ». Quand vous voyez les vieux films muets, le « chchchchchc » c’est les compresseurs automatiques qui remontent le nombre de décibel du son. De toute façon vous avez remarqué quand vous regardez des films avec sous-titres à la télé, pourquoi tout d’un coup quand ça apparaît ça devient plus sombre, parce que vous avez un potentiomètre automatique qui fait la mesure de l’image pour que ce soit égal. Donc s’il y a du blanc ou du jaune qui apparaît il refait l’équilibre des contrastes. Voilà c’est une belle image du monde dans lequel on vit. Mais je pense que ni les créateurs ni les gens qui transmettent cette culture populaire ne sont responsables de ce qui arrive, c’est entre les deux. Des distributeurs de culture.
AH : Je voudrais prendre 8 secondes pour vous lire quelque chose. C’est en fait un extrait du premier texte de Serge Daney, dans cette revue qui s’appelle Trafic. Il est mort 2 ou 3 ans après. Et dans le premier numéro en fait, il y a un texte inaugural, un texte qui est assez beau, et qui peut-être recoupe quelques-unes des questions que l’on s’est posées jusqu’ici.
« Reviennent donc les questions douceâtres dont il semblait qu’elles ne nous seraient jamais plus posées. Par exemple : le cinéma est-il un art ? Sera-t-il conservé, tout ou partie ? Et que va-t-il advenir de ce que nous avons aimé en lui ? Et de nous, qui nous sommes aimés indûment à travers lui ? Et du monde qu’il nous avait promis et dont nous devions être les citoyens ?
Au jour le jour, je prends des notes et je note mes prises. Mais c’est désormais du Cinéma en général que je parle et me parle, jusqu’au dégoût d’avoir trop parlé. “Avons-nous rêvé ?” pourrait être mon leitmotiv, et quand je rencontre quelqu’un, je me demande s’il fait partie de ce “nous”-là, de cette tradition orale qu’aura été l’amour du cinéma. Car de cela au moins je suis sûr : le cinéma ne résiste pas mieux aux sociétés qui viennent que l’Afrique ne trouve sa place sur la carte du monde qui va.
Il faudrait un endroit pour écrire cela. Pour que la tradition orale continue. Avant que les griots ne prennent leur retraite. Il faudrait une revue, par exemple. Une revue de cinéma 3 . »
Je pense que très modestement, et à une toute petite échelle, on a fait peut-être un peu de ce travail là, de continuer la tradition orale qui peut-être est celle de l’échange d’un amour du cinéma.
SC : On vous remercie d’avoir repris le relais de Serge Daney et de ces vœux mêlés de désirs et de mélancolie et l’on va continuer de vous suivre cette semaine…
Image d’en-tête, de gauche à droite : Bernard Émond, Sylvain L’Espérance, Jean Pierre Lefebvre.