Le goût de l’archive

Petit puzzle critique

Au départ, il y a une décision : l’envie de choisir un auteur, de s’arrêter devant une question, l’envie de prendre une porte d’entrée qui permettra de pénétrer un nouveau continent, de l’arpenter, de le baliser. Au départ, il y a aussi une envie de recherche : l’envie de faire enquête, d’être attentive aux indices, aux traces, aux liaisons qui se tissent entre les textes, les phrases, les références. Il y a la trépidation, l’impatience, l’attente, la frustration, la solitude aussi, mais également le plaisir, le bonheur, l’impression d’être en phase avec ce qui était une intuition, une vague idée qu’il y avait quelque chose là, quelque chose à creuser, quelque chose qui nous attendait.

Au départ, il y a le projet de travailler sur Lucien Wahl, prolifique critique de cinéma français, ayant publié massivement dans une grande variété de journaux spécialisés et de quotidiens dans les années 1920, auteur d’un article important sur la critique de films 1 , mais écrivains de cinéma plutôt oublié, qui n’a jamais vu ses textes rassemblés et qui demeure désormais connu des seuls spécialistes de l’histoire de la critique de cinéma. Au départ, il y a la volonté de faire connaître Lucien Wahl.

À part une entrée dans le Dictionnaire du cinéma des années 20, publié en 2001 par la revue 1895, peu de choses permettent d’amorcer l’exploration. Et en même temps, cette exploration est ouverte à tous les possibles. Alors je fais le travail, je cherche, je trie, je consulte, je vérifie, je contre-vérifie. Et je m’arrête là où j’aime passer du temps, là où j’ai appris le monde en le confrontant à ce qui défilait sur les écrans : dans une bibliothèque, dans les archives de la Bibliothèque du film de la Cinémathèque française à Paris.

Au départ, il y a donc l’enquête, le choix de l’angle d’approche. Cette fois-ci, ce sera l’entrée « Lucien Wahl » dans le moteur de recherche de la Bibliothèque du film. Puis l’arrêt dans tous les dossiers tirés de différents fonds d’archives. J’en connais certains, le Fonds André Berley, par exemple, consulté plusieurs fois dans une recherche sur la version française du film The Big House. D’autres sont nouveaux pour moi. Et comme à chaque nouvelle rencontre, ce n’est pas encore le fond des choses qui attire mon regard, mais les écritures, les références, les citations de sources. Cette fois-ci, je reste quelques instants rêveuse face aux grandes fiches Bristol sur lesquelles sont soigneusement notées au feutre noir et soulignées en rouge les références des articles faisant office de revue de presse pour le film de Marcel Carné, Drôle de Drame. Quelqu’un a pris le temps de rassembler toutes ces critiques, cette personne s’est donné la peine de les découper, de les référencer. Anticipait-elle leur lecture ou confectionnait-elle un souvenir personnel destiné à la sphère intime? Je ne m’attarde pas, les méditations sur le passé ne durent jamais très longtemps chez moi… Je ne suis pas longtemps à Paris, je cherche des informations, je dois trouver quelque chose.

Cinémathèque française CARLES232-B71

Je continue. Dossier de presse sur La Chute de la maison Usher et Finis Terrae. Au départ, rien de différents : des coupures de journaux, cette fois collées sur de grands cartons en papier craft… Je tourne les pages, je regarde par la fenêtre. Il fait beau – je m’en souviens, j’avais déjeuné avec ma copine Cathy – je tourne donc les pages, me disant que je consulte le dernier dossier d’archives et que la récolte est maigre. Il faut que cette fois soit la bonne. Et bing! Un titre : « Mais oui, c’est un art », une signature : Lucien Wahl, une rubrique « Libre opinions ». Je lis le texte : il y a pleins de choses intéressantes. On y parle de Broadway Melody, de Sous les toits de Paris, on rappelle ce désormais lieu commun partiellement épuisé que le cinéma en est à ses balbutiements, on cite même Georges Duhamel pour appuyer cette idée d’enfance du cinéma, on parle de « cinéma-cinéma », on cite Finis Terrae, la Ligne générale, Hallelujah! Comme étant des œuvres d’art… Mais oui, mais oui, un article qui tient compte des évolutions techniques et qui continue à voir de l’art dans les films, un propos central qui doit figurer dans un ensemble de textes de Lucien Wahl!

Satisfaction : je sens que j’ai trouvé quelque chose.

Doute : quelque chose m’a échappé. En quelle année a été écrit ce texte? D’où vient-il? Revue de cinéma? Revue culturelle? Revue artistique? Numéro spécial? Presse quotidienne? Mais non, mais non, mais non… Je rage, je vais voir l’archiviste qui, ce jour là, se cache dans sa cage de verre; je lui demande comment faire pour trouver la référence exacte de ce texte, me fais répondre que ma seule piste réside dans le choix de la police et la texture du papier. Déception, déception immense.

Cette coupure de journal, découpée et collée sur un grand papier kraft, aux côtés d’un autre article lui aussi négligemment présenté, me dit bien sûr quelque chose du cinéma, mais me parle aussi de l’archive, du geste d’archiver, de la volonté de conserver absolument une trace, peu importe la manière. Rien n’est pensé ici pour la transmission rigoureuse d’informations. Il y a certes, une volonté de conservation, voire d’éventuelle transmission, mais nous sommes à la fine frontière entre archivage et collection. Mais malgré l’inachèvement de la démarche, une attention a été portée à cet article signé par Wahl : l’article n’est pas intégré pêle-mêle à un ensemble de coupures de journaux qu’on aurait rassemblé à posteriori dans une chemise et associé à une revue de presse sur des films d’Epstein; on a pris soin de le coller sur un autre support, de l’isoler de son environnement d’origine, de le protéger en quelque sorte de l’oubli. Peut-être a-t-on simplement manqué de temps pour compléter son identification…

Cette précieuse découverte, perdue dans un fonds d’archives, me résiste. Mes courts séjours à Paris des dernières années forcent une fréquentation intermittente des archives. Il me faudra donc revenir, prendre une nouvelle porte, amorcer une nouvelle enquête, avec des indices, certes, textuels – on parle dans cet article de plusieurs films parlants sortis en France au tournant des années 1930 – mais aussi, avec des pistes typographiques.

Cinémathèque française EPSTEIN424-B96

Alors il faudra reprendre à nouveau cette intuition, retrouver l’impatience, la trépidation, dépasser la première frustration, ne pas laisser tomber, et surtout, ne pas oublier cette précieuse petite coupure de journal qui dort dans le fonds d’archives EPSTEIN424-B96.

Notes

  1. Voir Wahl, Lucien. 1925. « La critique de films ». Les Cahiers du mois, nos 16-17, p. 187-194.