Les médias ne parlent que d’eux-mêmes
Ce que la guerre en Irak nous dit de l’information
Les commentaires qui suivent concernent donc ce que la guerre nous fait comprendre sur les médias et non ce que les médias nous font comprendre sur la guerre.
Pour la guerre en Irak (qui n’est pas une guerre, nous y reviendrons), il y a excès et manque simultané d’information, excès et absence des médias, ainsi que profusion de la critique des médias télévisés, de l’extérieur (par exemple dans les journaux) et par eux-mêmes. En effet, dans ce surplus de diffusion, jamais n’a-t-on vu en même temps les médias « se regarder » ainsi travailler, se questionner, ou plutôt devrions-nous dire : prendre soin de nous dire qu’ils se questionnent, sont prudents, impartiaux, etc. Nous disons ceci des médias occidentaux en général, peut-être pressés par les signes d’une méfiance grandissante du public, sauf ceux des États-Unis, qui ont, sans même chercher à s’en cacher, renforcé une collusion inébranlable avec le pouvoir de l’État, où ceux qui s’en écartent sont durement réprimandés.
On nous montre donc « les deux versions » des faits, par exemple la version officielle irakienne et la version officielle états-unienne, et on prétend alors à un semblant d’objectivité, mais deux sources radicalement biaisées ne font pas une vérité quand on les combine.
On nous dit qu’une information n’est pas vérifiée, on la diffuse quand même avec par surcroît l’orgueil d’une responsabilité éthique, on nous aura donc avertis si jamais c’est faux, mais y reviendra-t-on?
Ce qu’il importe d’avancer ici, c’est que cette conscience d’eux-mêmes qu’ont les médias, en parallèle à la surcharge d’information qu’ils diffusent, fait partie d’une même logique formelle, ne signifiant pas un retour possible à la réalité, mais au contraire, un détachement irrémédiable. Il faut pour ce faire lier cette assertion aux deux grands principes pleinement accomplis de nos jours dans la façon d’informer sur de grands événements comme la guerre : le continu et le direct. Tel le fait de rapporter une information tout en disant qu’elle n’est pas vérifiée, comme prétention à une quelconque éthique, l’information continue et en direct comme prétention à une transparence de la réalité n’est pas un repositionnement de la fenêtre médiatique par rapport à l’événement, on constate plutôt avec évidence un retournement des médias sur eux-mêmes, faisant le spectacle de leur propre dispositif et non plus seulement de l’événement. Nous assistons seulement aux convulsions d’un organisme dans ses boyaux, une caméra avec une lentille inversée qui filme son propre mécanisme interne, avec quelques reflets de la réalité extérieure venant s’y perdre à l’occasion.
C’est pourquoi de plus en plus l’expédition des journalistes sur les lieux est le sujet principal de l’information, ils sont les personnages principaux d’un reality show en continu, on les suivra même s’ils ne rapportent rien de pertinent. Même si l’on ne sait pas ce qui se passe en réalité, il se passe toujours quelque chose avec les journalistes sur place et les médias nous disent d’abord qu’ils sont sur place. Avant la guerre, c’était le message dominant des publicités que se faisaient les réseaux d’information : « nos envoyés spéciaux y seront, ils sont prêts… ». L’un des correspondants de Radio-Canada, dans les premiers jours, était brillant dans son rôle, il nous parlait de son voyage, de la météo, de ses émotions, de son équipement. Il était comme un scout en expédition, pratiquant ses noeuds et ne voyant rien de la forêt qui l’entoure. Il était lui-même le sujet, et non la réalité complexe qu’il était sensé observer.
Il fut décidé par les États-Unis que la guerre serait vécue de l’extérieur sur le mode du reality show. Pourtant, alors que la mort est l’événement humain ultime de la guerre, elle, on ne la verra jamais « dans la réalité », ou « live »… Peut-être que justement la mort échapperait encore à l’anesthésie des sens par le spectacle. La mort réelle a sans doute encore son effet. On voit par exemple que dans les publicités contre l’alcool au volant, le style hyperréaliste des accidents opère un choc certain pour faire prendre conscience de l’éventualité de la mort. Imaginez que le journaliste de CNN, en reportage live, « dans le feu de l’action », tel il veut nous le faire croire par son ton de voix, a soudainement, devant la caméra, un trou percé entre les deux yeux… Pourtant dans la réalité, des journalistes sont bel et bien morts?
Les médias canadiens émettaient leurs réserves sur « l’embedding » (intégration des journalistes parmi les troupes), cependant qu’ils ne pouvaient se passer des images qui en ressortaient et constituaient quand même une bonne partie de l’information. L’embedding n’informe finalement que sur les médias, d’abord comme preuve non-dissimulée de leur contrôle effectif par l’État américain et puis comme démonstration des nouveautés technologiques du direct mobile par satellite. Ces petits appareils de retransmission en direct depuis le désert ont d’ailleurs eux-mêmes fait l’objet de nombreux reportages sur toutes les chaînes.
On nous dit « c’est en direct, on y est vraiment », comme si nos yeux étaient réllement portés au coeur même de la réalité, qu’il n’y avait plus de distance car nous y étions. Pourtant l’image est instable, brouillée, ponctuée d’interruptions saccadées dans la transmission, fragmentée en larges pixels rectangulaires, sautillant comme si la caméra était davantage portée par le tank que par un caméraman. Le reporter est aussi soigneusement tenu à distance des opérations, et les militaires américains ont été spécifiquement formés pour les accueillir, prendre soin d’eux, les mettre à l’aise. Le présentateur des nouvelles de CNN annonce : « nous allons voir des images étonnantes, jamais vues, fantastiques… ». Ceux des réseaux canadiens reprennent les images et reprennent les mêmes mots : « des images étonnantes, jamais vues, fantastiques… » Pourtant, ce qu’on y voit, sous la surenchère du commentaire, est-il vraiment si fantastique? Ces images n’ont rien d’étonnant, elles pourraient venir de n’importe où : un morceau de ciel bleu chancelant, quelques gros pixels de sable sur l’horizon, un bout de canon à l’avant-plan… Et les médias s’échangent leurs images, leurs mots, les signes circulent dans la machine pour elle-même, pour la signifier en tant que telle, loin de la réalité, sans valeur d’information. Y être, dans le feu de l’action : valeur de spectacle, certes, mais la formule elle-même est inadéquate, nous ne sommes même pas dans la réalité, mais dans le virtuel.
Rien de comparable avec la guerre du Vietnam par exemple, où des journalistes indépendants se rendaient sur place, au risque de leur vie, traversaient un village que les marines venaient de mettre à feu et à sang, rapportant des témoignages et des images qui changeaient la perception de la guerre aux États-Unis et ailleurs. Ils n’étaient pas habillés en kaki, ni amis ni ennemis des militaires, c’était au temps où il existait encore du journalisme. Plus rien de cela aujourd’hui, tout est contrôlé et programmé, la réalité ne parvient à l’occasion que par quelques fuites et le spectacle est synthétisé dans un lieu central au Qatar, conçu, personne ne s’en étonne, par un scénographe d’Hollywood.
La réalité est un concept qui se vend et se consomme, le virtuel aspire à la perfection du concept, de l’illusion. Aussi une chose, une image, un point de vue, peuvent être « vrais », mais relever tout autant du virtuel dans leur façon de s’offrir comme réalité. Par exemple les images du radar d’un avion, retransmises comme point de vue du pilote au moment de faire feu, est une façon de nous offrir la réalité, d’être dans l’action, mais quelle réalité? Lors d’un excellent reportage de CBC, avant la guerre, on a montré l’une de ces images verdâtres et granuleuses, vue des airs, survolant un quartier d’édifices soudainement pulvérisé par une rafale de bombes à fragmentation. C’était une image retransmise lors de la Guerre du Golfe, afin que les médias diffusent le spectacle de l’efficacité des frappes sur les cibles militaires. La journaliste de CBC est retournée exactement sur ce même site qu’on avait vu 12 ans plus tôt, cette fois-ci au niveau du sol, avec une image très claire. On y voit des petites rues aux immeubles compacts, comme dans bien des quartiers populaires, les rues sont animées, les enfants jouent, les gens vaquent à leurs occupations… C’était ça aussi 12 ans plus tôt, le groupement de petits carrés blancs vus des airs.
Du côté de l’analyse, c’est l’errance totale à l’intérieur du dispositif médiatique et tout comme le perfectionnement technique, la multiplication des intervenants ne fait qu’accroître la distance. On retransmet des discours officiels que des spécialistes viennent « interpréter » (juste avant la guerre on a longuement interprété dans les médias chaque discours de Bush). En même temps que c’est un aveu que le discours officiel « ne parle pas » – il faut le faire parler – on y ajoute donc un deuxième degré de séparation : l’interprétation consensuelle. Séparation complète lorsqu’il s’agit des opérations militaires : des spécialistes viennent interpréter des stratégies qu’eux-mêmes ne connaisent pas au départ.
Après le discours de Bush, celui de l’ultimatum menant à la guerre deux jours plus tard, de nombreux réseaux invitant des commentateurs leur demandaient d’abord d’évaluer la « performance » (basée sur la confiance affichée, le leadership, les prévisions…) de Bush, le présentateur de CTV allant jusqu’à demander à ses invités de lui donner une note de 1 à 10. Nous pourrions donc nous passer de la science politique, les jurys d’American Idol feraient tout aussi bien l’affaire. Du reste, c’est l’analyse géo-politique et stratégique qui prime, c’est-à-dire celle qui s’explique avec le dernier cri des gadgets de cartes géographiques digitales avec écran tactile. La technique circonscrit l’analyse, tandis que les autres perspectives (légale, sociologique, historique, morale…) qu’elle ne peut servir sont évacuées.
Quant à l’information continue, elle n’est elle aussi qu’un principe autonome qui fait tourner les médias sur eux-mêmes. Elle est continue car elle doit l’être en temps de guerre, surtout au début, peu importe qu’il y ait une quantité ou une pertinence d’information qui le justifie. C’est pourquoi une équipe des nouvelles peut être en onde pendant des heures et répéter le même segment de cinq minutes d’information. Même lorsque 5 ou 6 sources d’information sont affichées simultanément à l’écran, au bas, dans le coin, en arrière-plan, c’est toujours les mêmes images et bouts de phrases qui tournent indéfiniment.
Finalement, stade ultime de la réalité devenue impalpable et des médias n’exposant que leur propre mécanisme, le vocabulaire est réduit et prescrit, c’est celui employé par l’armée et les gouvernements qui s’impose avec exclusivité, qui devient le seul champ possible des adjectifs, des descriptions, des objectifs et des conséquences énoncés. On détruit une ville, on fait des centaines de victimes civiles, mais deux mots seulement permettent au monde de nommer cette réalité : « Shock and Awe », « choc et stupeur » ; le nom de l’opération militaire, et non un langage inspiré des faits. Les médias ne nous disent alors rien sur la réalité, et il n’est plus besoin de les accuser d’être une simple courroie de transmission, car ils nous disent clairement : « nous sommes une courroie de transmission », de la même façon qu’ils nous disent : « cette information n’est pas vérifiée » et la diffusent quand même. Tout s’annule dans un langage impropre. Des éditorialistes critiqueront qu’on dise dans les médias « dommages collatéraux », mais on ne change pas le terme, il reste là pour être employé à nouveau et critiqué à nouveau. On pourra bien dénoncer à l’occasion que le terme soit raciste et vise à réduire l’effet de la mort sur les consciences, mais on ne dit pas en quoi le terme est sémantiquement insensé, que ce n’est pas seulement une question de valeur. Le mot « dommage » ne signifie justement pas anéantissement, mais destruction partielle, bris, blessure… Pourtant la mort n’est pas un dommage à un être humain, mais bien la destruction finale, l’anéantissement définitif de la vie. Il faut alors bien comprendre que la production du langage ne fait pas partie de la fonction des médias pour décrire la réalité, le langage est déjà là, offert par ceux qui interviennent sur la réalité, qui peuvent peser chaque mot à leur avantage, sachant qu’il sera repris intégralement par les journalistes, lesquels ont perdu la faculté de nommer les choses.
Même la multiplicité des points de vue médiatiques ne change rien à l’incapacité structurelle de rendre compte de la réalité. On le voit bien avec l’autre point de vue par excellence au Moyen-Orient, Al-Jazira, chaîne vite devenue un CNN arabe, qui joue les mêmes jeux, mais de l’autre côté. Indignation des États-Unis, qui pourtant se font renvoyer l’image de leurs propres médias, mais incarnés ailleurs. Ils ne trouvent alors rien d’autre à faire que de les détruire, les expulser de la bourse aux États-Unis, tuer leurs journalistes, bombarder leurs quartiers, tout comme on voudrait tuer un clône qu’on voulait identique à soi, mais qui par erreur parle une autre langue et nous fait par surcroit prendre conscience de nos pires défauts.
Nous avons dit au début que ce n’était pas une guerre. C’est d’abord que rien n’a justifié la guerre, mais aussi que l’autre n’est pas un ennemi, un autre humain, avec qui une situation particulière mènerait au conflit. Il n’y a aucune répartition des forces, du sang et des droits, et l’autre est radicalement autre, pas comme un ennemi, mais comme élément extérieur à l’humanité telle qu’on la définit, on ne fait alors pas la guerre, mais on procède à une « intervention », une chirurgie (« des frappes chirurgicales »), un plan de « reconstruction »… Comme pour une tumeur, du bois pourri ou de la vermine. Finalement, ce n’est pas une guerre comme recours final, affrontement inévitable et résolution, la guerre des États-Unis n’est plutôt qu’une modalité parmi d’autres d’une manière générale de voir le monde et d’intervenir sur la réalité, et l’une des phases d’une opération perpétuelle de domination du monde. C’est la guerre comme politique.
Pourtant, nous savons déjà ce qu’il faut savoir, les faits sont quand même là, devant nous, dans l’information même. Il faut simplement les prendre à l’état pur, sans les récits et le langage qui les accompagnent. Parmi ces faits – la mort, la destruction, la complicité des Américains à l’utilisation d’armes chimiques par Saddam Hussein, la privatisation des ressources et de la reconstruction, la défiance à l’endroit de l’ONU, l’attaque contre l’unité de l’Europe, l’absence d’armes de destruction massive en Irak, le messianisme religieux de l’administration Bush, la répression contre la dissidence interne, l’oubli du cas Ben Laden… – on peut choisir, discerner et construire une explication logique de la situation, des motifs et des conséquences. Car l’écart à la réalité, l’interprétation tendancieuse, ne sont pas entièrement intentionnels de la part des médias, ils viennent de plus loin, en amont, par l’habileté du secteur des relations publiques à influencer le montage de l’information (langage, fréquence, « timing »…). Les médias font donc quand même le travail de livrer l’information, il suffit d’en refaire un autre montage, comme l’a fait la journaliste de CBC dans l’exemple cité plus haut.
Dans la façon de couvrir les événements en Irak, par leurs réserves critiques, le déploiement de la technique et l’engouement du reality tv, les médias ont bouclé la boucle, mis la dernière brique au mur qui sépare le regard du monde, achevé leur propre logique formelle. Ils se regardent travailler, nous nous regardons en eux. Il est révélateur et fascinant que, lorsqu’un caméraman français fut visé et abbatu par l’armée américaine, sur le toit d’un hôtel à Bagdad, des réseaux ont diffusé à répétition les images de son point de vue, de la caméra basculant sur le ciel pour s’affaiser au sol. L’éthique qu’ont défendue les réseaux américains prescrit de ne pas montrer un mort à l’écran, de ne pas montrer la mort, encore moins l’acte, l’événement d’un corps criblé de balles. Par contre on a pu nous la faire vivre de l’intérieur de la caméra, c’est déjà moins la mort, c’est l’extinction d’un simple point de vue, la fermeture d’une petite fenêtre sur l’édifice des médias, c’est la simple perte d’un outil. Seule la réalité pose problème aux médias, lorsqu’elle déborde leur cadre fonctionnel, donc la mort vue de l’intérieur de l’appareil s’y insère sans heurt ; voir du point de vue de la victime, mais pas la victime.