Les dessous idéologiques de Ken Park
Voilà Larry Clark tel qu’il s’est présenté à nous il y a quelques mois (voir notre entretien) – cherchant à se garder des fausses manœuvres, il avait souvent la réponse prompte, comme pour éviter de se mouiller. Oui, le cinéma peut donner beaucoup à celui qui s’en éprend, mais il enlève aussi la parole facile. C’est dans la sortie avortée de Ken Park et sa tourmente – le film est toujours invisible en Europe – que nous avons rencontré Larry Clark, peu avant qu’entres autres méfaits, il agresse physiquement son producteur. Il était alors évident que le cinéaste évitait le dialogue sur les enjeux strictement idéologiques de son travail, qui encerclent pourtant ses motifs esthétiques. Nous voulons rapporter d’abord la pièce manquante de notre dialogue, et nous permettre l’audace de sa critique.
Ken Park, le plus récent film de Larry Clark, est une fable moralisatrice. Il s’inscrit dans le sillon le plus personnel de son auteur, dont l’oeuvre cinématographique est annoncée depuis trente ans par un travail de photographe. En somme le cinéaste livre ici un condensé de ses obsessions plastiques et thématiques sous un jour explicitement idéologique. Rappelons ces principales obsessions de l’auteur : l’adolescence, sa sexualité considérée dans sa perversion intrinsèque, idéologiquement représentée comme étant «naturelle» mais s’inscrivant forcément à l’encontre de l’ordre établi et toujours brimée par celui-ci. Il est important d’affirmer que cette idéologie est une obsession, certes, mais aussi un «problème» dans l’oeuvre de Larry Clark, au moins à deux niveaux. D’une part, la mise en scène, en embrassant ses modèles adolescents et leurs points de vue, n’est pas sans se compromettre dans une complaisance certaine, où le prétexte idéologique peut aussi s’avérer un objet de perversion de l’auteur. D’autre part, on peut légitimement se questionner sur une idéologie qui, tout en dénonçant l’ordre établi (cet ordre étant le plus souvent, grossièrement, incarnée par les adultes «en général»), valorise en quelque sorte le quant-à-soi et la solitude d’une jeunesse laissée à elle-même, sans responsabilité particulière, en état de vacance, permettant de ce fait un apparent épanouissement sexuel.
Dans ce contexte d’épanouissement, Clark semble nous dire : voilà la vie rêvée, réellement vécue par ces jeunes et que le monde adulte assassine. Il y a une naïveté dans ce discours qui n’est pas sans rappeler l’idéal édenique régressif (signifiant l’abandon des responsabilités ou leur absence, permettant la mise à profit de la seule jouissance individuelle), véritable lame de fond thématique du cinéma américain, «blockbusterisé» ou pas. Cela étant, au-delà de quelques plans aussi volontairement choquants qu’inutiles (par exemple, gros plan sur un sexe bien dur de jeune homme, avec filet de sperme), on peut légitimement se demander ce qu’il y a de franchement contestataire dans ce discours, si ce n’est une subversion tapageuse et superficielle.
Pour la défense de Clark, il faut à tout le moins admettre que son film récent est, pour l’instant encore, interdit partout et, pratiquement, acheté nulle part. Posons cette question : est-ce suffisant pour constater la légitimité véritablement contestataire d’une oeuvre cinématographique quelle qu’elle soit ? Lorsque l’on questionne Larry Clark, il en ressort que les limites idéologiques de son travail, si elles sont assumées, sont bien loin de s’ouvrir à une quelconque perspective sociale réellement articulée, hors du contexte de création d’une oeuvre cinématographique en elle-même, concernant le contexte américain dans lequel Ken Park ambitionne de s’inscrire.
Sur le versant de la problématique idéologique, il est intéressant d’opposer le cinéma de Larry Clark à celui d’Harmony Korine. Si le premier est en quelque sorte le mentor du second – Clark, rappelons-le, a filmé un scénario que Korine a rédigé à 18 ans (Kids, 1996) – il importe de souligner leur différence de vues. Ce n’est pas un simple différend personnel apparent qui éloigne les deux hommes, comme les propos tenus par Clark cherchent à le faire entendre. C’est plus profondément deux visions du monde distinctes qui sont mises en cause. On insiste sur cela, puisque le scénario du récent Ken Park est une nouvelle fois signé de la main de Korine.
Mais depuis Kids, Korine a réalisé deux films qui tranchent radicalement dans le paysage du cinéma américain. Certes, l’horizon thématique partagé avec Clark peut faire un moment illusion – particulièrement si l’on s’en tient à la lecture des fiches technique. Mais le cinéma de Korine est un cinéma dévasté de l’intérieur, où le regard du cinéaste se confond avec le monde habité par ses interprètes (voir Gummo et surtout Julien Donkey-Boy). C’est dans cette voie où Korine trouve sa poétique propre – faite de rupture de ton, de brouillage dans le temps du récit qui permet d’embrasser la folie des protagonistes filmés, où s’entrechoquent le délire au quotidien dans le Queens et la problématique appuyée de la filiation artistique. Sur ce dernier point, concernant un enjeu poétique et idéologique du cinéma de Korine, le rôle du père tenu par Werner Herzog dans Julien Donkey-boy est déterminant : il signe le lien entre la paternité proprement fictionelle et la filiation artistique.
Dès lors, il est donc inutile de chercher la véritable griffe du Korine cinéaste, même dans un moyen terme allusif, avec Ken Park. Car le problème poétique de Clark est, précisément, son recours à la morale qui oppose la jeunesse aux parents, passant par un rejet de la filiation. La part de feu, de risque dans le travail de Clark est forcément limitée par la nécessité qui le contient à boucler la réalité de ses protagonistes dans le cadre idéologique qu’il a établi. C’est-à-dire qu’il se met au service d’un éloge de la sexualité adolescente. Chez Clark la représentation des « Kids » sert sa démonstration, tandis que la représentation en général, chez Korine, sert le poème. C’est aussi la question de l’éthique de la représentation artistique et de son discours sur le réel (idéologique ou poétique) qui pèse ici dans la balance.
Comme on le voit, la comparaison demeure une méthode pratique de critique. Prenons le précédent film de Clark, Bully. Le récit retrace un fait divers ayant eu lieu il y a quelques temps en Floride. On y traite d’adolescents aux liaisons amicales et sexuelles troublées. Relations complexes qui mènent dans l’un des cas au litige. Devant cette situation, le choix de la majorité du groupe consiste à s’ériger en maître pour porter un jugement sans appel. Cette autarcie appelle la condamnation à mort d’un des leurs. La loi autarcique en question sera bien sûr mise en cause par la loi sociétale elle-même dans laquelle se situe l’autarcie illégitime. La démonstration perverse se joue finalement sous un mode cruel plutôt qu’utopique. L’idéologie de Clark consiste à pourfendre l’ordre social, prenant position, sans le laisser voir, du côté de l’autarcie du monde juvénile. Le constat de Bully est le suivant : ces enfants assassins sont en définitive le produit d’un ordre social les poussant au délire – ceux-ci pourfendant la loi, seront finalement pourfendus à leur tour par le seul bourreau, réel responsable : l’ordre social.
Comme nous l’avons vu, Ken Park déploie encore plus le petit catéchisme de Clark, où l’idéal édenique vient suppléer au châtiment infernal de la loi. La régression, mise en pratique par l’art, consisterait-elle donc simplement à inverser la vieille doxa biblique sur la trajectoire du genre humain ?
Lire notre [entretien avec Larry Clark, coréalisateur de Ken Park->116]
Lire notre [entretien avec Ed Lachman, coréalisateur de Ken Park->115]