Le goût de la cerise (Abbas Kiarostami, 1997)

Le goût du cinéma

Now, when I die, bury me in my straight-leg britches Put on a box-back coat and a Stetson hat Put a twenty-dollar gold piece on my watch chain So you can let all the boys know I died standing pat — « St. James Infirmary », auteur inconnu

Il y a de ces œuvres artistiques pour lesquelles nous avons envie de dire : « Si tu ne sais pas en apprécier l’immense beauté, tu ne vis pas dans le même monde que moi ». Aucune explication intellectuelle, aucune analyse savante, ne pourrait traduire ce qui tient avant tout du ressenti, d’une sensibilité qui en touche une autre, par-delà les mots, les images, les sons. Il ne s’agit pas d’un mystère à élucider, d’une complexité à démêler, d’un discours à vulgariser, mais plus simplement d’un problème de perception : pour convaincre autrui, pour le ramener vers notre monde, il faut réussir à lui faire voir, sentir, ce qui est pourtant là sous ses yeux, bien en évidence, mais qu’il est incapable de voir, de sentir. Il faut lui montrer que ce paysage qu’il perçoit désert, ennuyant, inerte, est en réalité la terre d’où poussera la vie.

« Plate », « déprimant », disait un cinéaste québécois, naguère, à propos de Le goût de la cerise (Abbas Kiarostami, 1997), sur le plateau d’une émission télévisuelle grand public ; « excruciatingly boring », écrivait Robert Ebert 1 à la sortie du film. Deux individus avec qui, en de telles occasions, j’ai l’impression de ne rien pouvoir partager. Deux individus à qui j’aurais envie de répliquer, en utilisant les mots d’un personnage de ce film qu’ils n’ont pas su voir : « Le monde n’est pas tel que vous le voyez », ce film n’est pas tel que vous l’avez vu. Mais comment décrire le goût de la cerise à celui qui demeure indifférent à cette expérience sensible ? Il ne suffit pas de lui donner quelques cerises à manger, de dire « goûte ! », comme un ordre, une injonction à aimer ; tenter de décrire ce goût, parler du sucré, de l’acidulé, du juteux, il semble que cela restera toujours en deçà de cette saveur, de ce qui nous rattache à elle. Comme une intimité impossible à exprimer, résistant à toutes formes d’extériorisation, et dont le caractère interne, invisible, nous met face à l’altérité dans ce qu’elle a de plus énigmatique. Une insuffisance perçue du langage qui, loin de nous décourager, devrait nous inciter à le délier, à le soumettre à notre expression pour partager malgré tout.

Le monde n’est pas tel que nous le voyons, voilà une posture humble permettant d’échapper au subjectivisme, au relativisme, sans nier que le monde est aussi tel que nous le voyons. Quand Monsieur Badii (Homayoun Ershadi) sollicite l’aide d’un jeune soldat, il lui dit : « il ne s’agit que de quelques pelletées de terre ». Mais pour le jeune soldat, il s’agit de bien plus que cela : il s’agit d’aider un homme dans son suicide, d’enterrer un cadavre, et de ne pas intervenir pour arrêter Badii dans son geste. Pourtant, on lui demande bel et bien de lancer quelques pelletées de terre dans un trou, rien de plus ; dans d’autres circonstances, la récompense promise de 200 000 tomans paraitrait plus que suffisante.

Quand Badii, plus tard, parle à un séminariste, il lui dit : « vous ne pouvez pas ressentir ce que je ressens », personne ne peut ressentir la souffrance qui le mène vers le suicide. Du point de vue du séminariste, qui n’a pas accès à cette souffrance, le geste parait extrême, une mauvaise solution à un problème qui pourrait se régler autrement ; du point de vue de Badii, la souffrance est telle que le suicide apparait comme un geste légitime. L’écart entre Badii et ses interlocuteurs ne tient pas à une question d’être « dans le vrai » ou non, mais à un désalignement de perspectives, à des regards qui se posent différemment sur un même geste, qui n’a pas la même valeur, la même portée, dans un monde et dans l’autre. Un tel désalignement ne peut pas se régler par des reproches, des remontrances, des accusations, qui ne feraient que heurter Badii puisque dans le monde qui est le sien, ce serait ressenti comme une négation de ce qu’il éprouve pourtant ; il faut, plus simplement, mais plus difficilement, lui ouvrir les yeux sur ce qu’il ne peut pas voir, sur ce à quoi sa douleur le rend aveugle.

« Tu dois changer ta perspective et ainsi tu changeras le monde » lui dit son dernier interlocuteur, un homme qui a déjà tenté, il y a de nombreuses années, de se pendre à un mûrier. Mais il a changé d’avis, une fois perché sur son arbre, à manger des mûres, et à contempler le lever du soleil. Ce mûrier qui devait servir à se donner la mort est le même qui le ramène à la vie, et pourtant il s’agit du même arbre. Aucune perspective n’est plus « vraie » qu’une autre ; seulement, il y en a une, mortifère, et une autre, emplie d’espoir ; il y en a une qui voit une branche où attacher un nœud coulant, et une autre qui s’émerveille des fruits poussant sur cet arbre ; deux possibilités, parmi une multitude, qu’un mûrier peut accueillir, inviter.

À aucun moment le film ne nous donne accès à ce que ressent Badii (de la même manière que nous ne pouvons pas savoir quel goût a la cerise dans la bouche des autres) ni n’explique ce qui justifie son geste : il nous parait au contraire plutôt serein, il écoute les autres avec empathie, attentif à leurs histoires, même si c’est pour après leur demander de l’aide. Mais Kiarostami filme un désert, de la poussière, de la terre brune, un champ de construction ; il filme l’ombre de Badii, sur laquelle tombe la terre que pousse une tractopelle, image effrayante de son enterrement désiré ; il filme le désir de mort à travers un paysage qui peut se ressentir comme un mûrier desséché, tout juste bon à y nouer une corde. Quand Badii se couche dans le trou qu’il a creusé, avec ses somnifères, qu’il compte utiliser pour se donner la mort, quand son corps se retrouve enserré dans ce sépulcre improvisé, quand son visage disparait dans la nuit noire, pour réapparaitre ponctuellement, au rythme des éclairs qui zèbrent le ciel, et quand il ne reste qu’un écran noir, et que nous sommes arrivés au bout du désespoir, Kiarostami opère alors un renversement radical : le vert éclate subitement à l’écran, la fine granularité de la pellicule laisse place à de la vidéo faisant baver les couleurs, Badii n’est plus Badii, mais Homayoun Ershadi, un acteur aux côtés d’Abbas Kiarostami, de son équipement et de ses collègues, comme si nous étions dans un documentaire sur le tournage. Le silence fait place à la musique, à la trompette de Louis Armstrong, pleine d’éclat, d’émotion, d’humanité, comme un chant d’espoir même si elle reprend la mélodie douloureuse d’une chanson, « St James Infirmary », parlant de mort, d’être enterré dans un trou.

Loin d’un commentaire autoréflexif visant à nous rappeler que nous regardons un film, que le cinéma n’est qu’illusion, cette transition vers la vidéo permet avant tout de changer de perspective, et donc de changer le monde. Il s’agit, semble-t-il, du même lieu, mais cette fois, il est recouvert de verdure ; il s’agit du même visage, mais il devient celui d’un acteur plutôt que d’un personnage. La beauté infinie de ce moment ne tient pas qu’à cette façon de faire pousser la vie là où on voyait la mort, mais aussi au fait qu’il s’agit d’une déclaration d’amour envers le cinéma, envers sa capacité à aligner notre regard vers un monde que nous n’aurions pas su voir par nous-mêmes, tout en rappelant à quel point le cinéma (celui en prises de vue réelles, du moins) est intimement lié à la vie, et que la différence entre Badii et Homayoun Ershadi n’en est pas une entre la « fiction » et la « réalité », mais entre deux points de vue possibles sur le même visage (ce qui, par conséquent, nous signale que le cinéma n’a rien d’illusionniste). Il s’agit d’une démonstration on ne peut plus limpide du pouvoir du cinéma, tel qu’André Bazin l’a défini, dans cette phrase qu’on continuera de citer tant que le cinéma existe : « Ce reflet dans le trottoir mouillé, ce geste d’un enfant, il ne dépendait pas de moi de les distinguer dans le tissu du monde extérieur ; seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention et partant à mon amour 2  ».

Que dire, alors, à ces gens qui trouvent le film « plate », « déprimant » ? Comment leur exprimer tout ce que nous voyons, non pour leur donner tort, mais parce qu’un tel film nécessite d’être partagé, parce que cette beauté, une fois qu’on y a goûté, nous emplit d’un tel sentiment que le monde s’en trouve renouvelé ? L’entreprise s’avèrera peut-être vaine, mais pour le cinéphile, il est impossible d’y résister, de ne pas en parler, de ne pas écrire des louanges, de ne pas chercher les mots et délier le langage, que ce soit dans une revue ou sur les réseaux sociaux ; un tel film s’inscrit profondément en notre âme, devient une partie de nous, aussi personnelle que peuvent l’être les souvenirs de nos vies, d’où la colère surgissant lorsque d’autres s’attaquent, d’un geste négligent et plein de mépris, à ce qui nous parait si important, si précieux.

Revenir sur cette controverse aujourd’hui serait sans intérêt. Je cherche à partager ce film, j’évoque les textes écrits par les rédacteurs de Hors champ en 2006 3 , d’abord et avant tout parce qu’il s’agit du premier film qui m’est venu à l’esprit pour parler de mon rapport à cette revue, parce qu’il me semble représenter mieux que d’autres Hors champ, et parce que ce projet, faire voir le monde autrement, est aussi celui de toute critique digne de ce nom. Un projet humble, celui de proposer un regard sur une œuvre, sur un art, pour partager ce monde que nous dévoile le cinéma. En somme, si j’utilise mes mots pour faire ressentir Le goût de la cerise, c’est parce qu’un tel film se tient au cœur de ma cinéphilie, comme tant d’autres, et de même Hors champ, parmi d’autres revues, jalonne mon parcours de cinéphile, des œuvres donc, des textes, des individus, des artistes, des plumes qui ont su, tous, me partager le goût du cinéma.

Notes

  1. « The Taste of the Sherry », Review, Robertebert.com
  2. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 16.
  3. André Habib, « Grosse déprime ou la cerise sur le sundae, 2006, https://horschamp.qc.ca/article/grosse-deprime ; Gérard Grugeau, « Les jeux du cirque », 2006, https://horschamp.qc.ca/article/les-jeux-du-cirque