Kiarostami à Tout le monde en parle III

Les jeux du cirque

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Dimanche soir, à l’émission «Tout le monde en parle», le réalisateur de Cheech, Patrice Sauvé, s’élevait contre le fait qu’un film aussi «déprimant» que Le goût des cerises (le véritable titre du film est en fait Le goût de la cerise) ait pu un jour remporter la Palme d’Or à Cannes. Et tous les invités sur le plateau de dénigrer d’une seule voix les films d’auteur qui, comme chacun le sait, sont tous des «films plates». Plusieurs en conviendront : avec sa veulerie consensuelle et sa suffisance contagieuse, «Tout le monde en parle» ressemble de plus en plus aux jeux du cirque de la Rome antique où il suffisait à l’empereur d’abaisser son pouce pour décider de la mort d’un pauvre hère au grand plaisir de la foule en délire qui se délectait de cette mise à mort en direct. Une fois de plus, dimanche, cette émission a fait l’étalage de l’insignifiance désolante dans laquelle notre télévision aime aujourd’hui à se complaire. Et peu importe si, pour cela, on somme le spectateur, voyeur et juge, de se mirer de semaine en semaine dans le miroir pourtant peu reluisant que lui renvoient des médias de plus en plus cyniques. Il faut le dire et le répéter : il est indéfendable que, drapée dans sa démagogie anti-intellectuelle, Radio-Canada se serve d’ARTV comme alibi culturel pour s’aligner sur les chaînes privées tout en sacrifiant la mission éducative et noble du service public sur l’autel du divertissement à tout prix et des sacro-saintes cotes d’écoute.

Bien des gens auront bien sûr fait le lien et associé Le goût de la cerise à son réalisateur, le cinéaste iranien Abbas Kiarostami. Primé aussi à Locarno pour «Où est la maison de mon ami? (1987) et à Venise pour Le vent nous emportera (1999), il est l’un des artistes majeurs du paysage cinématographique mondial. Depuis, après une quarantaine de films et plus de 35 années passées derrière la caméra, l’auteur de Close Up et de La vie continue a décidé de renoncer à toute compétition internationale, tout en continuant d’explorer de nouveaux territoires de l’image sur un mode plus expérimental. Il y a là une carrière remarquable à tous égards, réalisée dans des conditions souvent difficiles compte tenu de la censure qui prévaut en Iran (mais tout cela est sans doute «déprimant» pour certains), et une forme d’humilité exemplaire qui force l’admiration. Rappelons aussi que, en présentant aux Montréalais la plupart des films de Kiarostami, le Festival du Nouveau Cinéma et le Festival des Films du Monde (le cinéaste a été président du jury en 2000) ont, de façon éclairée, contribué à la reconnnaissance internationale d’un artiste qui a propulsé le cinéma iranien dans la modernité tout en ouvrant le monde, avec une intelligence et une sensibilité aigües, aux réalités de son pays loin de tous les habituels clichés médiatiques. Faut-il ajouter qu’à l’heure où les feux de l’actualité sont à nouveau braqués sur l’Iran, le regard incisif et humaniste d’un Abbas Kiarostami nous apparaît plus utile que jamais.

Le hasard fait parfois bien les choses. Dans Le goût de la cerise, le personnage principal cherche à mourir. Le suicide y est vu comme un acte de défi et de résistance, un acte libre et non un acte «déprimant», n’en déplaise à Patrice Sauvé. Au-delà des apparences immédiates, le film ne cesse de célébrer la vie et le rapport à l’autre dans son errance énigmatique même. Le personnage parcourt en voiture un immense trou, un immense chantier qui semble prêt à l’engloutir à tout moment alors que, ironiquement, l’homme ne recherche qu’une pelletée de terre qu’une bonne âme accepterait de venir jeter sur son cercueil. À l’époque de la sortie du film, Kiarostami déclarait : «Je pense que le monde entier est peut-être en ce moment en train d’essayer de combler un vide». À la vue de «Tout le monde en parle», on peut se demander si le spectacle affligeant de banalité satisfaite et de gratuité cruelle qui caractérise une telle émission ne participe pas de ce vide généralisé auquel Kiarostami faisait référence voilà déjà plus de dix ans. Sans doute faut-il voir dans cette insignifiance de plus en plus présente dans nos médias la véritable pornographie de notre monde contemporain, son obscénité irréductible, comme le suggère le philisophe Jean Baudrillard dans ses écrits. Il est vrai que quand l’animateur de l’émission rabaisse le cinéma au niveau d’une simple bonne histoire à raconter «avec un bon punch», on est très loin de la pratique artistique d’un réalisateur inspiré comme Kiarostami. Fort heureusement, Kiarostami qui s’est justement toujours défendu d’avoir à raconter une histoire, continuera d’habiter le monde avec ses films en grand créateur de formes qu’il a toujours été. Dans un texte rédigé à l’occasion du Centenaire du cinéma, le cinéaste iranien avançait : «Je crois à un cinéma qui donne plus de possibilité et de temps à son spectateur […] un cinéma inachevé qui se complète avec l’esprit créatif du spectateur». En refusant toute vérité imposée, en cultivant l’ambiguité de l’image, l’art permet à chacun d’accéder à sa vérité et le cinéma qui est «une fenêtre sur nos rêves» nous permet de transformer la vie. On est là loin des jeux du cirque que nous propose la télévision dans sa dérive narcissique qui prône la dictature de la transparence voyeuriste.