Grosse déprime…
ou la « cerise » sur le sundae
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« C’est plate… Vite, des pinottes ! »
(Homer Simpson)
Cette lettre 1 ne se veut pas un autre de ces sempiternels « retour » sur Tout le monde en parle, une autre de ces prises de bec pointues et outrées qu’affectionne tant Guy A. Lepage – qui n’y voit, sans rien y comprendre, autre chose qu’un sain « débat de société » -, ni encore une autre de ces querelles vaines qui voudrait en remettre sur la soi-disant guerre entre « l’élite critique » et « l’élite médiatique » (entendre « télévisuelle »). Cette lettre se veut, tout simplement, un constat attristé, sur le fond, et révolté, dans la forme. Elle n’appelle surtout aucune réplique de la part de ceux qui en sont la cible… « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire », dirait Wittgenstein.
Que nous ayons été à peine une poignée sur les 1,58 millions de téléspectateurs de Tout le monde en parle du 24 septembre 2006 à être profondément heurtés par le spectacle désolant et déboussolant que donnèrent Patrice Sauvé et Patrice Robitaille en fin d’émission, ne change rien à la nécessité de prendre la parole pour dénoncer un tel étalage d’inculture et d’imbécillité satisfaite.
Invités à faire un topo promotionnel pour le film Cheech, sur lequel serait tombé à « bras raccourcis » une bonne part de la critique québécoise, le cinéaste (Sauvé) et son acteur-vedette-de-l’heure (Robitaille) se sont permis une série de propos d’autant plus odieux et contradictoires qu’ils ont été prononcés en toute innocence, sans la moindre arrière-pensée ni conscience de leur portée, parfaitement confiants et convaincus de la validité de leur sacro-saint « point de vue », en obtenant immédiatement l’assentiment de toute la tribune « radio-canadienne » rassemblée pour l’occasion (Louis Morrissette, Macha Limonchik, Emmanuel Bilodeau, Guy A. Lepage).
Dans le cadre d’une entrevue « Grosse Déprime », Guy A. Lepage demanda aux deux invités de parler du film le plus déprimant qu’ils avaient vu. Patrice Sauvé rétorque immédiatement : « Le goût des cerises ». Sauvé, qui est cinéaste, rappelons-le, était incapable de se souvenir correctement du titre du film – il s’agit du Goût de la cerise -, ni du nom du réalisateur (iranien), Abbas Kiarostami qui a été entre autre président du jury du Festival des films du monde de Montréal en 2000 et qui est sans l’ombre d’un doute l’un des plus grands cinéastes vivants, de l’avis de tous les critiques internationaux (mais qui sont-ils, eux, devant l’aplomb et le regard vif de M. Patrice Sauvé ?). Selon lui, ce film, « en plus d’être plate », de « raconter une histoire déprimante » (« c’est l’histoire d’un gars qui cherche quelqu’un pour l’enterrer parce qu’il veut se suicider… C’est-tu déjà assez déprimant à ton goût ! (sic) », expliquait-il, provoquant immédiatement l’hilarité de tous les invités), le film aurait le démérite supplémentaire, aux yeux visiblement aguerris de M. Sauvé, d’avoir « gagné la palme d’or à Cannes » ! Son propos sur le film est tellement magnifique qu’il vaut la peine d’être retranscrit au long : « T’as tellement de temps à te casser la tête (sic), pis de réfléchir, pis d’intellectualiser l’affaire que… tu t’dis, ça a gagné à Cannes ! J’étais pas seulement déprimé, j’étais enragé ! (sic) ». Il n’est pas clair si Patrice de son prénom était « enragé » d’avoir réfléchi et intellectualisé l’affaire, de s’être cassé la tête, ou s’il était tout simplement outré qu’on ait pu donner à une « affaire » qu’il avait trouvé plate et déprimante la Palme d’or.
De son côté, sans le moindre appel ni argument critique, Patrice Robitaille déclarait à propos du film Free Zone (là encore, personne n’a été capable de se rappeler le nom du cinéaste d’origine israëlienne, Amos Gitaï) : « c’est juste plate, c’est mauvais. Tu lis les critiques et ça a l’air bon, pis tu vois le film : c’est juste plate ». Le film de Gitaï semblait correspondre parfaitement à la définition que donnait un peu plus tôt dans l’émission le brillant acteur de ce qu’il trouvait le plus déprimant dans le cinéma québécois : « Le monde qui se cache derrière l’étiquette du cinéma d’auteur pour cacher un film plate (sic) ». La question de savoir qui, au Québec, pratique un tel cinéma, reste un mystère : parle-t-il de Bernard Émond, de Robert Morin, de Rodrigue Jean, des quelques derniers cinéastes de valeur qu’il nous reste au Québec ?
Qu’un cinéaste soit « enragé » devant un film aussi lumineux, aussi profond à tout point de vue, aussi important pour l’histoire du cinéma que Le goût de la cerise, paraît déjà incompréhensible et en dit long sur la vision du cinéma qu’il défend ; qu’un acteur fétiche (applaudi, plus tôt dans l’émission, parce qu’il est « tellement hot ») ne trouve rien de mieux que le qualificatif « plate » pour parler d’une œuvre peut-être difficile (sélectionnée à Cannes et distribuée au Québec de façon fort courageuse par les Films Séville), réalisée par un cinéaste contemporain majeur (qui a trente ans de métier derrière la cravate), exprime bien le raffinement critique dont il est pourvu. Mais après tout, comme le pense et nous le dirait ce tribun du vox populi Guy A. Lepage : « Écoute, chum : y’a droit à son opinion, t’as droit à la tienne ! » Dans leur monde, une discussion critique devrait ressembler à peu près à ça. La chose n’est évidemment pas aussi simple…
Car derrière tous ces propos se cache une haine sourde envers tout ce qui semble dépasser l’intimité de la « grande famille » rassurante de la télé et du cinéma au Québec, un mépris violent également pour ceux qui constituent à leurs yeux une élite déconnectée de la « vraie vie », des « vraies affaires », du « vrai cinéma », de la « bonne télé » : car les mêmes qui ont décerné la Palme au Goût de la cerise sont évidemment, après tout, ceux qui ont dit du mal de Cheech (Lussier, Bilodeau, Provencher). Le même Patrice Robitaille (avec son illuminant « c’est plate ») qualifiait le papier de Normand Provencher du Soleil de « torchon », digne « d’un mauvais travail d’un élève de secondaire 4 », et avançait avec un aplomb incroyable que si Cheech « avait été un obscur film chinois » le critique aurait sûrement trouvé ça bon. Or, parce que c’est un film québécois, on « doit tomber à bras raccourcis » sur le film… Ce genre de propos montre bien l’estime que ces individus portent au travail critique, tout autant que leur connaissance du cinéma international (entre autre, du cinéma chinois, qui présente quelques-uns des meilleurs films de l’année, comme l’a montré le dernier Festival de Venise).
Ce qui est le plus frappant, c’est qu’il s’agit d’individus totalement convaincus par ce qu’ils font, entièrement éblouis par leur propre capacité à « raconter des histoires » qui pognent auprès de Guy A. Lepage (le même qui a encensé Maurice Richard et qui a commis Camping Sauvage), et qui sentent qu’ils sont en train de voguer sur une houle merveilleuse de succès québéco-internationaux qui les mène guillerets aux quatre coins du monde (Denver, Vancouver, Namur, franchement, il n’y a vraiment pas de quoi se bomber le torse, M. Sauvé !). Ce sont les mêmes qui nous servent la mélasse auto-glorifiante sur l’état actuel de « notre cinéma » et sur « notre télé » (« une des meilleures au monde » a encore une fois tranché avec autorité Guy A. Lepage, et dont on peut se demander ce qu’il connaît véritablement de la télé des 32 pays qu’il a visités, outre un zapping expéditif dans un Hilton 5 étoiles). En reprenant l’exposé de Patrice Sauvé à propos du cinéma et de la télé au Québec et dont on savourera toute la complexité rhétorique : « On arrive enfin à… (pause) On a eu beaucoup besoin, à la télé et au cinéma aussi, de se regarder vivre… Pis on est capable maintenant de raconter des histoires qui parlent de nous et qui parlent de façon beaucoup plus large… (pause) On devient habile et maître à faire du vrai bon storytelling qui transcende ce qu’on est au Québec (sic) »…
Je laisse aux exégètes le soin de nous décrypter ce galimatias de lieux communs, qui fait l’économie, en douce, de plus ou moins 30 ans de cinéma québécois (Groulx, Perrault, Lefebvre, Carle, Jutra, Labrecque) et qui résume l’art cinématographique à du bon « storytelling ». Ces gais lurons frais nés de la dernière pluie avancent satisfaits de ne rien connaître, sans histoire, sans passé, convaincus du caractère résolument « international » (c’est Guy A. qui l’a dit) du cinéma de pacotilles qu’ils commettent et dont, de toute évidence, nous sommes loin d’être débarrassés.
Ce sont les mêmes qui, au Combat des livres, à la radio de Radio-Canada, il y a quelques temps, ont traité Prochain épisode d’Hubert Aquin de livre « misogyne », « d’une incitation au terrorisme », d’œuvre de « détraqué ». Ce sont les mêmes qui ont signé l’arrêt de mort de la chaîne culturelle de Radio-Canada il y a quelques années. Ce sont les mêmes qui considèrent que la Cinémathèque québécoise (même s’ils n’y ont jamais mis les pieds) présente des films trop élitistes, et qui n’ont pas sourcillé à la fermeture du Cinéma du Parc. Ce sont les mêmes qui diraient, avec ce troglodyte de Riccardo Troggi, qu’il est néfaste d’avoir une culture cinématographique parce que ça compromet son inspiration. Ce sont évidemment les mêmes qui réclament plus de sous de Téléfilm Canada pour pouvoir continuer à nous inonder d’insipidités, exsangues de toute trace de cinéma et qui prendrait acte de ce qui se fait ailleurs dans le monde…
Il est urgent – mais sans doute inutile, car ils sont « bien en selle » et ne bougeront pas de là où ils sont, comme le dit l’ami Philippe Gendreau – de dénoncer ce consensus provincial obtus qui consiste à rejeter, mine de rien et avec une inculture cinéphilique ahurissante, tout ce qui paraît « plate » dans la culture, et dans le cinéma d’hier et d’aujourd’hui (disons-le tout net, 99% du cinéma le plus intéressant qui se fait actuellement – Hong Sang-Soo, Hou-Hsiao Hsien, Kore-eda, Jia Zhan-Ke, Jean-Luc Godard, Tsai-Ming Liang, Gus Van Sant, Terrence Malick, Bela Tarr, Philippe Garrel, Chantal Akerman, et j’en passe -, répondrait sans doute à cette « catégorie a priori » sortie casquée et bottée de l’esprit si fin de M. Robitaille), et qui envisage le métier de critique de cinéma de façon si peu renseignée, si peu raffinée, avec une outrecuidance si éhontée, qu’on a envie de dire : il y a quand même des limites !
Il est vrai qu’on passe notre vie à entendre des âneries, mais certaines nous touchent plus que d’autres. Quand on est enseignant et critique de cinéma (mais cela s’applique tout autant pour ceux qui enseignent la littérature, l’histoire de l’art, la musique, aux cinéphiles qui sont capables de regarder plus loin que le bout de leur nez), et qu’on tente, cours après cours, d’expliquer aux étudiants qui aspirent à devenir cinéastes le mérite de certaines oeuvres plus difficiles, de les inscrire dans une histoire esthétique, d’ouvrir leurs yeux à autre chose que ce qu’ils consomment régulièrement à la télévision, et qu’on voit une joyeuse bande d’ahuris – écoutés religieusement, rappelons-le, par 1,58 millions de téléspectateurs – s’esclaffer et se moquer sans vergogne de l’un des films les plus riches qui ait été réalisé depuis les 20 dernières années, qu’il n’y en ait pas un sur le plateau qui se soit souvenu du nom du cinéaste, ni qui ne semblait avoir vu le film, c’est, pour moi, une confirmation loquace d’un abêtissement généralisé qui ne se reconnaît pas, et qui est gaiement accepté par tous…
Nous étions quelques-uns, il y a quelques années, à dire gentiment du mal des films trop léchés et proprets des Villeneuve, Turpin, Briand, etc. Mais cette génération – tout en étant moins « critique » et « cinéphile » que celle des années 70 -, pouvait quand même se référer à l’occasion à Bergman, à Antonioni, à Godard, à des opérateurs comme Sven Nykvist ou Sacha Vierny, à quelques chefs d’oeuvres de la littérature, de la poésie… De toute évidence, cette nouvelle génération de cinéastes, celle des Troggi, Sauvé, Lapointe, Pelletier, Canuel avance vers nous d’un pas assuré, résolument et fièrement analphabète, n’ayant connu – parce qu’il y ont affûté leurs armes – que la télé et la publicité, avec une absence d’horizon historique et d’intelligence qui ne peut qu’inquiéter et désoler.
Et dire que dans les années 60-70, on passait du Bergman et du Kurosawa aux heures de grande écoute à Radio-Canada les dimanches soirs, que des ciné-clubs pullulaient à la grandeur de la province, que Montréal comptait pas moins de 5 salles d’art et essai (alors qu’il n’en reste à peu près plus)… Dire que ces gens pensent que le cinéma québécois a enfin – grâce à eux ! – atteint un statut « international », alors qu’ils offrent la preuve la plus éloquente d’un repli « communautaire » du plus misérable acabit qui soit… Comment se réclamer de « l’international » quand un plateau entier est incapable de se souvenir du nom de deux des plus grands cinéastes internationaux de l’heure ?
On ne peut que se consoler en se disant que, de leurs noms aussi, d’ici quelques années, plus personne ne se souviendra… Alors que nous serons un peu plus qu’une poignée, je l’espère, à se souvenir des noms de Kiarostami et de Gitaï.
Notes
- Une version écourtée de cette lettre a été publiée dans l’édition du 29 septembre du quotidien Le Devoir. ↩