Cinémathèque québécoise en péril

L’avenir de la mémoire

D’emblée, il faut le dire : la Cinémathèque québécoise est nécessaire. Ce lieu, qui n’est rien de moins que l’un des derniers retranchements de l’art du cinéma, est aujourd’hui menacé. Pourtant, c’est là – et de moins en moins ailleurs – que depuis bientôt quarante ans, des milliers de cinéphiles ont fait la rencontre d’œuvres-phares du cinéma mondial. Tour à tour, les plus beaux Wiseman, Bresson, Fellini et Tarkovsky y ont côtoyé les films de Perrault et de Carles sur un écran qu’on a toujours voulu démocratique par sa diversité et accessible par un prix délibérément populaire.

L’affaire est maintenant publique : le musée du cinéma finira le présent exercice financier avec un déficit appréhendé d’environ 400 000 $ qui viendra alourdir une dette déjà écrasante de 652 000 $. Une situation financière plus que précaire qui, après avoir paralysé le mandat d’acquisition, force maintenant la direction à réduire les activités publiques de diffusion et oblige la Cinémathèque à suspendre- voir même reculer dans certains secteurs – l’accomplissement de son mandat pour trouver chaque sou nécessaire à la satisfaction des créanciers.

Fondée à Montréal sous le nom de Connaissance du cinéma en avril 1963 par une dizaine de requérants – dont le président-fondateur Guy L. Côté 1 - , la corporation à l’origine de la Cinémathèque se dote d’un mandat en quatre points : promouvoir la culture cinématographique ; créer des archives de cinéma ; acquérir et conserver les films qui s’y rattachent ; projeter les films et exposer les documents de façon non commerciale, dans un but historique, pédagogique et artistique. Aujourd’hui, le mandat reste le même, s’articulant autour de la conservation, du soutien aux archives et de la diffusion.

La précarité de l’accomplissement.

Pour le quidam qui fréquente les installations du boulevard De Maisonneuve à Montréal, les effets du sous-financement chronique de la Cinémathèque se font déjà sentir. À l’été, la suspension d’une deuxième journée d’activités publiques par semaine précédait la mise en veilleuse des expositions dans les salles Norman-Mclaren et Raoul-Barré, ralentissant du même coup la diffusion des collections films et afférentes 2 . Les expositions n’ont à vrai dire jamais décollé, le public n’ayant manifesté que peu d’intérêt pour des manifestations pourtant riches en contenu comme Lumière sur la projection (1997/1999) ou Formes en mouvement, regard sur l’animation. (depuis 1999). Ici, s’il y a place à l’autocritique, il faut cependant dire à la décharge de la Cinémathèque que l’absence d’un véritable budget promotionnel n’a pas permis de rejoindre ce public pontentiel, simplement en se faisant connaître.

Plus récemment, on apprenait également la réduction de moitié du tirage de La Revue de la Cinémathèque qui passera à seulement 20 000 exemplaires disponibles. Le contenu, lui, sera pratiquement réduit à un simple programme des projections, laissant de côté les textes de présentation des cycles et rétrospectives. Inutile de dire que c’est un recul déplorable dans une perspective d’éducation et de mise en contexte des images, une réflexion qui se fait déjà de plus en plus rare. En février, on sait déjà que la direction retranchera encore une projection par jour, effritant dangereusement ce lien privilégié avec le public qu’est la diffusion, à moindres coûts, d’œuvres cinématographiques.

Pour le mandat de conservation, la situation est déjà jugée très préoccupante. Depuis plusieurs années, tous les budgets d’acquisition ont réduit comme peau de chagrin jusqu’à tomber à zéro, sauf pour la Médiathèque Guy-L.-Côté 3 qui a tout de même ciblé ses acquisitions de livres et magazines. En clair, ça veut dire que les collections de la Cinémathèque stagnent depuis deux ans, que la collection de cinéma d’animation qui fait à travers le monde la réputation de l’organisme ne peut s’enrichir d’œuvres récentes. De plus, dans le réseau d’échanges d’œuvres et d’expertise entre les cinémathèques du monde, une telle situation équivaut à “endetter” notre cinémathèque qui profite de prêts sans pouvoir toujours rendre la pareille. Pour un musée, c’est une situation inacceptable qui, si elle perdure, peut signifier un retard accumulé et la dégradation d’une expertise de grande valeur et d’une renommée enviable.

Et puis, comme toute situation de précarité financière, le personnel a lui aussi écopé. En 1997, il y a déjà eu la suppression de trois postes, dont un justement relié aux acquisitions. La réduction des activités publiques signifie également une réduction de travail pour les projectionnistes, préposés à l’accueil et les autres employés à temps partiel. Et sans argents neufs, l’équipe de la Cinémathèque pourrait se voir contrainte à de nouveaux sacrifices.

Le sevrage de la culture.

Ouvrir ce lieu commun qu’est la nature dichotomique du “cinéma entre industrie et art” serait hors propos. Il faut cependant dire que la plupart des politiques publiques en la matière ont finalement favorisé l’émergence d’une industrie millionnaire plutôt que le développement d’une idée du cinéma comme manifestation culturelle en propre. Cela étant écrit, il est possible de mettre à l’avant l’idée reçue et généralement partagée que le cinéma est affaire de sous et que ceux qui n’ont pas les moyens n’ont qu’à s’abstenir. Cette logique de rentabilité qui s’applique à la production des images peut nous fournir une explication du peu d’intérêt que ces mêmes images suscitent lorsqu’elles sont tombées en désuétude, c’est-à-dire hors des circuits commerciaux.

En grande partie subventionnée par l’État québécois, la Cinémathèque s’est développée à l’aune des deniers publics 4 tout en conservant son indépendance administrative. Sans jouir des avantages pécuniaires des musées d’États, refusant la logique de gestion d’une entreprise privée, l’ambiguïté de son statut 5 n’est pas sans effets pervers. Sa grande dépendance financière face à l’État, qui ne cesse d’exiger l’augmentation des revenus autonomes 6 fait planer une épée de Damoclès au dessus de la Cinémathèque. Et à chaque coup de vent, la lame tourbillonne.

Dans les officines ministérielles, on invoque comme une profession de foi les “revenus autonomes” et autres “partenariats” pour pallier à un désengagement étatique dans la culture. L’État québécois, qui demeure l’un des rares d’Amérique du Nord à s’être pourvu d’un véritable ministère de la Culture et des Communications, ne s’est cependant jamais accordé les budgets nécessaires. Fixée à 1% du budget gouvernemental, la part minimale qui revient à la culture n’a jamais encore été pleinement acquittée. Le financement de la culture – aide à la création comme mise en valeur du patrimoine – reste inadéquat, ce que ne cesse de souligner entre autres le Mouvement pour les arts et lettres, mieux connu sous l’acronyme révélateur du MAL.

Quant à ses “partenariats” avec l’industrie privée du cinéma et de la télévision – et encore une fois millionnaire ! – , la Cinémathèque a bien entrepris quelques timides démarches. L’intérêt d’être associés à un organisme aussi prestigieux n’efface cependant pas la crainte qu’ont les potentiels partenaires privés d’engouffrer leurs budgets de commandites dans le trou béant d’un déficit chronique. Si la plupart des musées n’ont plus les moyens de résister à l’assault d’un corporatisme qui, généreux de millions de dollars, a su se rendre inévitable dans la diffusion culturelle 7 , la Cinémathèque peut se targuer d’avoir jusqu’ici conservé son “intégrité”. Mais voilà : lors de la dernière assemblée générale, les membres de la Cinémathèque ont accepté d’ouvrir un membership corporatif qui permettra, après paiement d’une cotisation annuelle établie selon les revenus de l’entreprise, d’obtenir un droit de vote aux futures assemblées. Bien que le nombre de sièges qui leur sont réservés soit pour l’instant bien limité et que l’on se questionne encore sur l’intérêt des compagnies visées à obtenir un tel membership, une brèche est ouverte.

Du mécénat, il semble que l’absence d’une tradition québécoise en ce domaine s’ajoute au profil, disons, discret de la Cinémathèque : moins vieux, moins prestigieux, moins riche que le Musée des beaux-arts de Montréal, lui aussi privé, le Musée du cinéma ne séduit pas les grandes fortunes qui semblent n’y voir peut-être, et à tort, qu’un petit musée provincial au rayonnement limité. Pourtant !

“…notre fait, notre geste et notre dit.”

Les solutions sont relativement nombreuses allant du moins pire à l’idéal. Cependant, dans la plupart des cas, l’augmentation et la garantie d’un financement public stable demeurent les plus souhaitables.

D’abord parce que c’est la mémoire imagée, non seulement du Québec mais d’une partie du monde, que la Cinémathèque conserve dans ses voûtes de Boucherville et que c’est là une responsabilité collective énorme qu’il nous faut assumer.

L’actuelle ministre Agnès Maltais n’a pas tout faux. Celle-ci a déjà écrit au cinéaste Jean Beaudry, l’actuel président de la Cinémathèque, pour lui faire part d’une subvention ponctuelle de 161 000$ et de l’engagement de son ministère à aider la direction dans ses efforts de redressement par la mise en place d’un plan triennal.

Malheureusement, à court comme à long terme, c’est trop peu et trop tard : malgré cette aide ministérielle non récurrente et les économies réalisées par ce déplorable ralentissement des activités de conservation et de diffusion, il reste encore un manque à gagner de quelques 150 000$.

L’actuel gouvernement péquiste doit, en regard du nationalisme moderne qu’il prétend incarner, s’engager à ce que nos images soient non seulement conservées mais diffusées. La Cinémathèque québécoise est le lieu exeptionnel du dialogue d’une petite cinématographie nationale, comme celle du Québec, avec le cinéma mondial ; un dialogue à la base de notre rapport au monde qui est devenu le seul véritable moyen d’être au monde.

“L’Antiquité avait de la chance. Son art était de marbre ou d’airain. Le nôtre est de celluloïd, pellicule diaphane qui se désintègre sans prévenir et s’évapore dans l’atmosphère ; qui se suicide par le feu dans son propre appareil et qui en peu de temps abdique ses couleurs. Ainsi le cinéma est menacé de mort, lui dont la vocation est d’incarner la vie. Notre postérité exige qu’on le protège pour qu’il garde en mémoire non seulement ce que l’on pense, comment on le parle, le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs ; pour qu’il capte à jamais les aujourd’hui qui passent, pour qu’il rende à l’éternité notre fait, notre geste et notre dit.”

Claude Jutra, cinéaste et co-président d’honneur de la Cinémathèque québécoise, octobre 1981.

Notes

  1. Guy L Côté (1925 – 1994) Entré à l’Office national du film du Canada en 1952, il y travaille à la fois monteur, réalisateur et producteur. Comme réalisateur, il tourne de courts documentaires (dont Railroaders, 1958 et Fishermens, 1952). Comme producteur, on lui doit entre autres Le règne du jour, 1966 ; Les voitures d’eau, 1968 de Perrault ; Où êtes-vous donc ? de Gilles Groulx. Côté est également très actif dans la mise en place d’un réseau de ciné-clubs où il œuvre en tant que programmateur de la Fédération canadienne des ciné-clubs.
  2. Les collections de la Cinémathèque sont composées de 36 000 films internationaux de toutes les époques, 25 000 émissions de télévision, 500 000 photos, 1 900 appareils ancients, 12 000 scénarios. Elle partage ses richesses entre quatre conservateurs, responsables respectivement du cinéma québécois, du cinéma d’animation, de la télévision et vidéo et des collections afférentes. Les collections afférentes sont entre autres constituées d’appareils anciens, d’affiches, photogrammes, costumes, scénarios, manuscrits, artefacts, etc.
  3. La Médiathèque Guy-L.-Côté constitue l’un des centres de documentation cinématographique les plus riche d’Amérique : 45 000 livres, 3 000 titres de revues et quelques 125 000 dossiers de presse consacrés au cinéma.
  4. Le ministère de la Culture et des communications du Québec subventionne la Cinémathèque à hauteur de 1 050 000 $. Le Fédéral, lui, verse, via le Conseil des arts du Canada, quelques 152 500 $ alors que la Ville de Montréal injecte 192 733 $ en son propre nom et 80 000$ par l’entremise de la Communauté urbaine. À ces quelques 1 474 733$, il faut ajouter les revenus de diffusions, de location et de services qui ne suffisent pas à boucler la boucle.
  5. En vertu de la Loi québécoise sur le cinéma de 1978, la Cinémathèque québécoise a droit au statut de cinémathèque “reconnue”. Le seul effet probant de cette reconnaissance est de voir une partie du financement annuel de l’organisme être assurée par Québec.
  6. C’est à dire les fruits des activités de diffusion, la cotisation des membres, les locations de services et d’espaces, etc.
  7. On pense ici aux grandes compagnies de tabac qui financent tant le sport (!) que de grands événements culturels (festival de Jazz, de cinéma, etc., etc…), aux constructeurs automobile qui exposent, en échange de beaux dollars, la carcasse d’une voiture de l’année dans le hall d’un grand musée.