L’ISRAËL INVISIBLE
« En l’occurrence, les images enregistrées sécrètent leurs propres fantômes. Comme les voix enregistrées, elles sont d’autant plus fantastiques qu’elles touchent à une réalité disparue. Elles sont d’autant plus convaincantes qu’elles paraissent impossibles à réaliser 1 . »
Le cinéaste israélien Dan Geva, récipiendaire d’un prix aux RIDM 2007 pour son documentaire Description d’un souvenir (d’après Description d’un combat de Chris Marker), était de nouveau de passage à Montréal en novembre 2008 pour y donner deux ateliers consacrés au langage documentaire et à l’art de la communication audiovisuelle. Un de ces ateliers, intitulé « Arresting Beginnings, Endings to Dream On! » avait pour but de questionner quelques films documentaires récompensés dernièrement par les festivals, en fonction de leur séquence d’ouverture et de fin. Mis en perspective avec ses sujets de prédilection personnels — l’idée d’une représentation possible d’Israël par le cinéma documentaire, notamment —, on comprend l’intérêt prononcé de Geva pour les notions de début, de fin, bref de cycle, en ce qui a trait à la construction du sens dans le dispositif filmique. Cette méthode d’analyse vérifiant ce qui justifie pour chaque film d’ouvrir puis de refermer un cycle serait peut-être, en effet, à l’égard de l’épineuse question nationale d’Israël, la forme la plus appropriée de son questionnement. Car si Israël est, dans la sphère mythique, la terre du peuple du Livre, elle est aussi née dans sa forme actuelle des mutations de l’histoire moderne : Israël est le produit symptomatique des conflits politiques, nationaux, historiques complexes qui se sont déroulés en dehors et autour d’elle au courant du vingtième siècle, sans lesquels la revendication ancestrale du territoire biblique n’aurait pas eu lieu.
Chris Marker, lui qui est justement le cinéaste des « petits » signes imperceptibles de la « grande » histoire, a filmé Israël en 1961. Documentaire d’observation, il l’intitulait : Description d’un combat. Israël, alors, n’avait que 13 ans, et comme tout enfant aux yeux des adultes, elle incarnait un moment d’avenir en attente. Un combat prochain. Ainsi Israël, nous dit Marker, puis Geva qui le réétudie 50 ans plus tard dans Description d’un souvenir, est une création fabulée de tout temps par sa propre histoire — ce qui comprend son futur. L’Israël moderne, actuelle, est un mélange disparate, une fusion de paradigmes contradictoires au sein de la culture hébraïque : par l’Israël moderne, Séfarades et Ashkénazes se retrouvent d’un coup réunis dans l’essence théorique de leur judaïsme; hassidisme et athéisme des kibboutzim deviennent les deux versants d’une pureté nationale symbolique ; enfin persécution et reproduction de schémas de persécution instituent un cycle marqué par la présence occultée de l’Autre (comme en a fait foi dernièrement la persistance obstinée du conflit israélo-palestinien). Dans l’Israël contemporaine, souffrance millénaire et souffrance séculière forment donc les facettes antinomiques d’un même prisme national. Israël, c’est la figure clé du siècle du progrès bouleversé, qui allait reconfigurer radicalement le visage du monde au tournant des Grandes Guerres, et en même temps cela demeure le désert immuable dont est issu tout monothéisme, comme le berceau de sa relation secrète avec l’infini. Fille unique d’un Dieu unique, fille élue, fille sacrée pour plus d’un. Se demander à qui appartient vraiment Israël, c’est se demander en fait où et quand elle commence.
« La guerre d’Israël n’est pas commencée »
La question de l’image nationale qui est soulevée paraît particulièrement propice à une investigation de sa dimension spatiale. On le sait, l’image cinématographique est bien une question de mise en perspective : on choisit un cadre, délimitant la portion réelle que l’on veut en montrer, on en travaille ensuite la profondeur, la luminosité, enfin on choisit ou non d’en contrôler le débordement. Dans Description d’un souvenir de Dan Geva, la première image que nous montre le cinéaste est justement d’une sphéricité étonnante — on en parlera plus loin —, pourtant elle ne révèle qu’une vaste plaine nue. Un homme apparaît, mais il est loin, très loin, un point à l’horizon qui progresse avec une lenteur mesurée. Cela, par la nudité et la vastitude exacerbée du champ spatial, amène à souligner le combat unique dont la terre d’Israël est le témoin passif, le champ de bataille : celui de l’image et de l’affrontement des représentations. Dans un État juché entre l’histoire et le mythe, bien que cela implique souvent l’impossible, ou à tout le moins l’improbable, créer des images qui marquent, des images qui paraissent vivantes est un impératif. « Faire fleurir le désert », ainsi, est l’image la plus claire que l’on puisse associer à Israël exprimant le réel tour de force qu’elle a imposé à l’histoire locale du Proche-Orient. Pour contrer cette image et revenir au début des choses, avant que tout ne soit connoté de la sorte, Geva revient donc à la nudité du désert, nudité semblable à celle de l’enfant qui n’est pas encore transformé par la culture. En un seul plan, Israël retourne au point zéro, prête à l’investigation documentaire. Une investigation qui justement ira ensuite dans tous les sens, et ira loin : jusqu’à une essence profonde, ultime de son humanité. Le processus peut s’exprimer par ces mots de Marker, qui résumaient la nature contradictoire du combat d’Israël : « Une attente merveilleuse » doublée de son « exaucement stérile ».
Aussi ce désert, c’est d’abord un champ. Champ au sens cinématographique du terme, mais aussi champ tout court, symbole multiple, polysémique. Un champ de bataille qu’investissent, autant physiquement que conceptuellement, les métamorphoses contemporaines de la globalisation et les récits mythiques du début du monde. Histoire, religion, politique, diplomatie, le point de vue que l’on adopte change tout de ce qu’on en voit en effet, mais au final l’image d’ensemble varie peu. Toutes ces sphères idéologiques se légitiment entre elles mutuellement pour former une entité autonome, qui est une image nationale complexe, et une fois entrelacées, dans leur action simultanée, elles en déterminent le sens et le mouvement. Geva, ainsi, en retournant à la case départ, décompose cette simultanéité. Les éléments d’analyse qu’il tirera ensuite dans son documentaire, comme des fantômes du passé qu’il puise à même le présent, se répéteront mais ne lui évoqueront peu à peu que du silence, que de l’oubli. Comme il le dit lui-même, il en sait beaucoup moins pour finir qu’il ne croyait en savoir au début. Une seconde entité complexe s’est formée dans son film, qui réfléchit l’envers de l’image nationale plutôt que de la reconstruire; qui est son négatif.
Tout cela, pour reprendre la formule de Marker, est une lutte dans le territoire des signes. Israël, ainsi, est-elle jeune d’à peine soixante ans ou aussi vieille que l’humanité ? Qu’a-t-elle de légitime, qu’est-ce qui au juste détermine la cohérence de son histoire ? 1948 est en effet survenu tel un faux-raccord dans l’histoire, dans celle du peuple juif comme dans celle du peuple arabe, joignant deux plans de durées distinctes entre lesquels le temps réel se serait évaporé. Non plus une image qu’il importe d’établir, à partir de là, mais une succession d’images, et dont la discontinuité a comme par magie disparu dans le montage des temps : c’est bel et bien du cinéma, tout ça. Lorsqu’on sait que, en décembre dernier, l’armée israélienne a ouvert son propre canal YouTube pour suivre au jour le jour la progression de l’offensive contre Gaza, on ne doute plus que les guerres de la postmodernité, dont celle d’Israël est à maints égards emblématique, se feront en effet sur le terrain de l’image 2 . Qu’elles seront peut-être parfois uniquement la somme de leurs propres images médiatiques, comme ce fut le cas notamment lors des deux guerres d’Irak. Pour Jean Baudrillard, « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu », et à ce compte, d’ailleurs, celle d’Israël n’aura pas de fin car personne ne sait quel début lui assigner.
« Passé décomposé »
L’originalité du film de Geva tient beaucoup de son commencement, qui est en vérité une fin. Aucune surprise lorsqu’on sait que son film précédent n’était en fait que onze débuts possibles d’un même sujet, suivis de deux fins. Les « treize souvenirs filmés d’après Description d’un combat » qui forment la structure de Description d’un souvenir commencent ainsi par le dernier photogramme du film de Chris Marker, le mot « FIN », tout simplement, qu’un projecteur fait apparaître. Quelques temps plus tard, par l’intertitre « Deuxième souvenir », on nous confirme que le premier en question était bien, en tant que tel, le film de Marker. Tout débute ainsi par le son d’un projecteur dans le noir, puis le mot « FIN » qui apparaît, et ensuite le retour au noir. On n’a même pas le temps de commencer que tout est déjà terminé. C’est donc après, seulement qu’après, que pourra se former, se recomposer le souvenir. Film sur le film, l’impression fantomatique du souvenir est en marche, ravalant l’oubli à mesure, pour le restituer en mémoire.
Ce qui l’a le plus vivement imprégnée, cette mémoire, on l’apprend au début, c’est la dernière image : une jeune fille, alors « aussi âgée qu’Israël », peignant — mais on ne sait pas quoi. On nous la montre, comme un élément d’archive oublié. La voix du narrateur de Description d’un combat nous provient, de loin, en français, tel le spectre du savoir, nous enjoignant à regarder attentivement la jeune fille. À la regarder comme si sa présence devant nous était un miracle à l’image de ce pays neuf. Puis, de nouveau, le mot « FIN ». Le film de Marker finit pour la deuxième fois dans celui de Geva, qui redébute alors. Geva venait de nous dire : « Pour se souvenir du début, il faudrait remonter au moment avant que tout commence. » Car Marker, à qui Geva s’adresse au « vous », « a filmé, est parti, pour ne jamais revenir ». Et depuis il ne reste qu’une mémoire hantée par ces images, condamnée à ne se souvenir que de photos. Une mémoire incapable de d’accéder à nouveau à l’univers sensible des choses, transformées en signes et fatalement guidées vers l’oubli — car c’est justement cela le principe de toute mémoire.
On l’a dit, la première image de Geva est un rapide panoramique descendant du soleil vers le sol, pour se figer ensuite sur l’horizon, dans le désert. C’est un désert d’une rondeur et d’une couleur inouïes, rendu par l’extrême grand angle et les filtres qu’il utilise, en contraste total avec la qualité plane et précise, la composition équilibrée des images du film de Chris Marker. Un homme s’avance, très lentement, petit point du plan qui devient un visage occupant sous peu une grande part de l’espace. Puis le silence. La tension d’un regard caméra prolongé jusqu’à sa dilatation maximale. Un cri. L’homme pousse un cri haut et loin, sans signification, qui remplit d’écho tout l’environnement sonore. Dan Geva narre ensuite le générique à haute voix : le film peut ainsi procéder à l’élaboration de son discours. Il dépendra, mais prendra aussi ses distances, du film de Marker. C’est-à-dire qu’il pourra questionner, maintenant, les images du film de 1961 en les réinsérant dans le cycle vécu du temps. Reformer par le souvenir la continuité du temps, qui s’est figé quelque part sur la pellicule, voilà la quête de Geva. Voilà l’importance de faire un film sur un film, pour parler de ce qui existe entre les deux : parce que pendant ce temps, tout le reste a bel et bien continué de tourner.
Ainsi, il n’est pas étonnant que Geva ait choisi la dernière image du film de Chris Marker pour débuter le sien. Le signe si visuellement prégnant de la jeune fille qui peignait était commenté, dans Description d’un combat, d’une manière qui résumait d’ailleurs presque mot pour mot toute la charge métaphorique du programme documentaire qu’il s’impose à présent : « Il faut la regarder. Son existence, sa liberté, c’était l’enjeu du premier combat. C’était le temps des miracles. Mais les miracles meurent avec ceux qui les ont vus. Un deuxième combat commence 3 . » Un deuxième combat qui a tout et à la fois rien d’un miracle : recomposer le temps perdu, restituer l’intégrité vivante de la jeune fille, jusqu’à ce que sa présence à l’écran soit ultimement aussi totale que la nôtre. Non plus seulement une histoire d’écran, de projection, de lumière, alors, non plus une relation interpassive ni seulement une image, mais une personne, un humain, chaque fois aussi inaccessible qu’espéré.
Comme dans beaucoup de films de Chris Marker, la complexité de l’objectif documentaire cherche en partie, pour se déployer, à se transposer dans la littérarité. Cette langue riche, complexe, il convient de la considérer au sein du dispositif cinématographique et non à part, car elle n’est après tout qu’un médium, s’alliant à d’autres dans le film pour composer le portrait qu’est sa représentation. Reproduction mécanique des images et des sons, mais aussi commentaire littéraire très distancié, ce sont tous là des fragments distincts de la réalité qui se réunissent dans le film en une forme idéale du réel, voulant faire sens de son chaos. Aussi, s’il apparaît que la bande-image de Description d’un souvenir s’écarte radicalement de celle de Description d’un combat, la bande-son, en revanche, est rigoureusement similaire à celle de Marker. Ceci jusque dans le registre de la langue et la fonction narrative qu’y occupe plus globalement le commentaire, comme on l’a vu : relier l’abstraction de concepts divers (modernisation, religiosité, mémoire) à la matière concrète qui est captée par le film (villes, ruines, visages). En fait, à armes égales, Geva a peut-être même à cet égard un avantage supplémentaire servant son dispositif conceptuel : l’hébreu. Qu’était l’hébreu avant que tout ne commence, il y a soixante ans ? Une langue morte et antique, qui a été ressuscitée par le bouleversement moderne de l’ordre des choses. On joint, ainsi, deux temps distincts lorsqu’on la parle. Et peut-être que de la sorte elle pourrait parler mieux que les autres du monde dans sa mouvance actuelle, parce qu’avec un prosaïsme renouvelé, où néanmoins perdure quelque chose de son rapport transcendant d’origine.
Incidemment, la logique interne de Description d’un souvenir est celle d’une sortie vers l’au-delà de la représentation, par un principe de métareprésentation. La réalité est à l’extérieur de l’image, au-delà du mot, invisible derrière les visages, les masques qu’en donne le langage signifié. Tout code, en effet, ne se suffit pas à lui-même : son rapport à la connaissance est double, il encrypte un secret. La réalité d’Israël, elle est dans l’intervalle entre les deux images, l’une de 1961, l’autre immédiatement contemporaine. De même, l’histoire ne s’institue qu’en fonction d’un retour permanent, d’un va-et-vient dans le temps que seul réactualise le passé. C’est la leçon de Sans soleil, de La jetée, du Tombeau d’Alexandre, de tous les films de Marker en fait. Ce voyage seul dans le temps lui redonne sa qualité d’avoir été, sans quoi le passé ne devient plus qu’une figure morte et inhumaine dans l’univers immatériel des signes. Une photographie est toujours prise en fonction d’un moment ultérieur – soit un souvenir qui n’existe pas encore. Dans Description d’un souvenir, le cinéma est ainsi l’outil technique principal marquant la limite qui le confine, tant dans sa compréhension historique, politique, intime du sujet qu’il se donne. Il dit : voilà un film sur l’impossibilité des films de réellement tout montrer. C’est, pour forcer le concept, un cas singulier de « métadocumentaire ». Le spectateur assistant à ce dialogue cinématographique, il doit y recomposer doublement le passé pour comprendre la nature insituable du temps actuel. Filmer un film peut devenir la seule trace indicielle du processus réel du temps, en effet. Filmer le souvenir, c’est montrer comment se forme l’oubli. Car il n’est de plus terrible vanité que le photographe s’exclamant : « J’ai immortalisé cette chose » comme s’il lui conférait un degré d’absolu que l’existence, on le sait, saura bien engloutir à terme — que ce soit par l’oubli des hommes ou la dégradation pure et simple de la matière. La photographie, bien qu’elle paraisse toujours réelle, est semblable à une statue ; or, autre leçon de Marker, les statues meurent aussi.
« La route des chairs »
La documentation sur Dan Geva n’est pas abondante et c’est en partie ce qui justifie le besoin d’écrire et d’explorer Description d’un souvenir. Le principal piège dans lequel on pourrait tomber serait de l’étudier uniquement à travers la figure de Chris Marker, comme si Geva lui-même n’était que l’énième avatar de ce personnage élusif, au même titre que Sandor Krasna — le potentiel « il » de Sans soleil —, par exemple. Ce qui les rapproche, car il faut bien le faire tout de même, c’est d’abord le rapport très personnel qu’ils entretiennent avec le monde « indépendant » des images, le « royaume des ombres » que décrivait Maxime Gorki assistant à la première projection cinématographique de Russie. Un exemple de cette fascination réciproque peut se concevoir dans les images solarisées de la « Zone » de Sans soleil. Ces images sont avant tout des fragments d’images déjà vues, déjà comprises dans le dispositif documentaire, des débris d’images dont il ne reste que la couleur arbitrairement appliquée. La Zone, on peut la comprendre comme ceci : elle « ruine les images du passé pour s’en échapper », parce qu’une « mémoire totale est une mémoire anesthésiée, car elle ne permet plus le souvenir dont la condition préalable est l’oubli 4 http://www.acrif.org/fr/document.asp?docid=14&rubid=26. ]][/url]. » De même, le ravage du temps, l’Israël transformée et durcie depuis ses débuts aventureux est évoquée en premier lieu dans Description d’un souvenir par le dialogue qui s’opère entre les deux œuvres. La décomposition des « rêves de gloire olympique » qui habitent dans le film de Marker « tous les petits Ali d’Haïfa », jusqu’à devenir l’aliénation sans espoir du Ali adulte de Geva qui rêve de se faire sauter dans la foule, ne pourrait s’aborder autrement que par le film réfléchissant le film. Ces souvenirs d’instants deux fois oubliés dans le temps reprennent vie dans le vide de l’espace. Marker lisant ses propres signes inscrivait déjà dans le film d’origine cette logique du film-palimpseste, voilant toujours, par sa propension à projeter du visible, la face secrète du monde qui est sa face véritable :
« Pour passer du désert aux champs, du jaune au vert, et mesurer autrement que par des exclamations de touristes ce qui s’est passé sur cette terre, il faudrait pouvoir la soumettre aux rayons X, comme les tableaux du Louvres où une toile plus ancienne remonte à la surface 5 . »
Un second rapprochement entre Chris Marker et Dan Geva sur lequel il importe de statuer est donc cette considération presque théorique, mais toujours libre et personnelle, de l’image prise pour soi comme fragment et comme vecteur d’oubli. Le film de Geva, ainsi, est une réflexion métalinguistique réutilisant des empreintes, des traces de réel pour parler du réel. Description d’un souvenir a été qualifié ici, pour les besoins de la cause, de métadocumentaire précisément parce qu’il assigne le réel dont ses images relèvent à ce qu’elles ne parviendront jamais à saisir intégralement : le cinéma n’atteint pas la complexité fondamentale de l’humain. C’est justement cela qu’il peut montrer dans le documentaire, comme une « connaissance négative ». L’image est un négatif du réel, son envers avec lequel l’étudier; en aucun cas, cependant, elle ne doit servir à la duplication du monde. Un cinéma qui tenterait de faire croire à la réalité de ses images et de son procès illusoire serait ainsi un faux cinéma, un cinéma du rêve, au sens démagogique, dans ce qu’il a de plus irréel. Aussi le cinéma d’Hollywood gagnant uniformément les écrans de la Terre rime bien avec une Amérique envahissant concrètement le monde… On y retrouve une même visée instrumentale de la vie dans les deux cas. Ce que cherche à nous dire Geva, au contraire, c’est que l’assurance de celui qui prend son reflet pour sa propre personne est bien plus dangereuse que la recherche incessante, hardie de l’Autre.
Tout au long du film, Geva, caméra à la main, cherche à voir si les photographiés se reconnaîtront dans les photos qu’il leur montre, datant d’il y a cinquante ans. Les Israéliens seront-ils capable eux aussi de se voir en l’image de cette jeune fille peignant son tableau? Sa caméra, elle qui « prend des photos » en des plans très longs où demeurent immobiles les visages, formule une question, une inlassable et lancinante question, qui appelle une réponse muette : « Te reconnais-tu ? Si non, qui es-tu devenu maintenant ? Si oui, en quoi te reconnais-tu justement ? » Geva, qui tout au long du film tente de rendre au réel ce qui lui avait été capturé, ce qui avait été transformé en signe, se heurte à la douleur du voyageur solitaire du temps. Il en émane un sentiment de déchirement : déchiffrer Israël et lire ses signes, c’est souvent se voir déformé soi-même, méconnaissable, à travers un miroir brisé. C’est se heurter aux murs, aux barrières du langage humain, comme ce mur, ce mur de la honte qui dans le film nous parle « avec son langage de mur », bloquant absurdement la circulation en terre occupée : un boucher ne parvenant plus à livrer sa viande parce qu’une clôture de béton a soudainement pris la place d’une route. « Dans quelques minutes, le camion fera demi-tour, et la chair vivante, et la chair morte prendront la route de toutes les chairs. »
La langue littéraire, qui, comme Marker, cherche à établir des correspondances secrètes et intimes entre les signes fugitifs de l’image, débouche au bout du compte sur rien de moins, rien de plus qu’un cri : le plus petit commun dénominateur entre nous qui est le dénuement, la vie brute, le sentiment imminent de la chair et de sa transformation naturelle. Le même cri qu’au premier souvenir revient donc pour en clore le treizième :
« The shouting man is an image of the eternal and metaphysical effort to break the boundaries of language. Connect to our pre-language mode which is pre-culture which is pre-history which is “pre” by definition… if you wish: an image of man crying to God. To himself in the dark—the center of the lens—asking to reach beyond… He is also doing that in the end as a sign of the circularity of any mode of dramatic representation and of our own physical existence: we come to the world screaming, and in too many cases leave in the same mode 6 . »
L’image, le mot, déterminent l’essence négative de la connaissance, dont l’expression ultime est ce cri. À cet égard, le registre littéraire qui se donne comme objectif d’étendre ce cri au maximum, presque comme une désespérante logorrhée, trouve son équivalent visuel dans l’extrême grand angle des images. Si certains cinéastes notoires réduisent et épurent au possible, Geva, lui, dilate et surcharge le regard au contraire. La tension de ses grands angles gigantesques pousse ainsi l’image à signifier quelque chose de plus qu’elle-même, à instaurer un état de connaissance négative par rapport à ce qui se trouve au-delà d’elle, ou plutôt autour d’elle. L’image, anormalement ronde, referme l’écran sur lui-même – elle devient presque une boule, presque une planète prise pour soi. Une sorte de second monde de cinéma est créé, où dès lors tout ce qui est filmé devient un signe abstrait plutôt que son simulacre illusoire. L’envers des apparences éclate alors, puisqu’il n’y a plus, justement, qu’apparence : l’omniprésence des soldats dans les plans les dépouille de toute individualité, et il ne reste plus, justement, que le signe de l’omniprésence militaire; les ruines qui défilent en des travellings accélérés ne sont plus de simples murs démolis, ils agissent comme des bégaiements de paysage ; enfin, le clochard endormi auprès des passants indifférents et qui est filmé sous tous les angles, lui, n’est que le signe de l’Israël capitaliste et un rappel à tous les acteurs du système mondialisé qu’ils font partie intégrante d’une même équation insoluble. Tous ces signes renvoient, au-delà de la réalité de leur occurrence, à des idées, à un esprit.
Geva, pour cela, dilate autant le visible de ses images en mouvement qu’il dissèque dans l’infime la fixité de ses photographies. La description des photos qu’il nous présente ne s’attache jamais, en effet, à l’image dans son ensemble, mais à quelque motif qui s’y trouve (« un pull imprimé », « une étreinte d’acceptation totale », « un regard tourné vers l’avenir »); elles ciblent de façon critique leur punctum, ce qui permet d’en abstraire la réalité et de la questionner. Les mêmes photographies tirées de Description d’un combat sont ainsi réemployées tout au long du film, rephotographiées, déplacées, fragmentées. Elles se confrontent à elles-mêmes jusqu’à en épuiser le sens, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus pour les comprendre qu’un cri possible, primordial; jusqu’à ce qu’il n’y ait enfin plus que la présence entière d’un humain à l’écran qui ne soit plus figé dans une forme, dans un savoir « monolithique » :
« [The shouting man’s] opposite position is mainly aimed to create “nerve interruption” in the spectator’s mind in terms of forcing him to recall the first appearance but in a slightly different positioning so he’d be forced to ask himself: do I remember right? have I seen that already? Did it really happen? or in other words force him into questioning the tyranny of absolute factual and perceptual capacity of remembrance as a means of possessing absolute monolithic stand of truth and justice 7 . »
« Le temps retrouvé »
Finalement, l’objet poétique de Dan Geva est de sortir de la fonction référentielle du langage, très — trop — souvent l’unique mode d’énonciation du documentaire. Car si prendre une image de quelqu’un, c’est lui enlever une part de son humanité « sous la forme de la bobine tutélaire, qui déroulera indéfiniment la célébration d’un présent filmé il y a si longtemps déjà 8 », prendre une image de cette image pour Geva ce sera lui substituer sa référence première, figée, par la question vive de son avenir. Qu’est devenue cette personne? Je vois qu’elle est là, mais je veux savoir ce qu’elle est devenue. Qu’est devenu ce pays? Je le vois, mais cela ne m’indique rien. Que sont devenus nos rêves? Je rêve encore, mais j’ai oublié de quoi. Description d’un souvenir présente bien, ainsi, treize souvenirs filmés, mais ce que le titre ne dit pas c’est qu’ils sont suivis d’une découverte, d’un dévoilement.
Après le treizième souvenir, en effet, le film continu. Geva nous indique alors qu’il demeure tout de même une dernière photographie à sonder, avant que ne se termine le voyage. La photo de la jeune fille, celle de Marker, en qui on devait voir l’avenir d’Israël. Qu’est-elle devenue ? Geva la retrouve à Londres ; elle ne vit plus en Israël… Dans le film de Chris Marker elle dessinait : Geva disait dans une des premières images de son film que la clé de l’énigme, c’était peut-être son dessin qu’on ne voit jamais, en fin de compte. Cette petite fille, devenue grande, est allée vivre ailleurs, et depuis elle peint. Elle peint des maisons : maison de Venise, maison de Paris, maison de Grèce, maisons du monde entier. « Une maison aussi est un signe. » La maison est le dernier signe du film, comme Israël, qui devrait peut-être être comprise plus comme une maison que comme une petite fille. finalement. Une maison qui pourrait transcender les frontières, une maison dont les chambres coïncideraient avec le fol espoir de communiquer, où l’humain fragile pourrait trouver son refuge. Car avant l’idée du foyer, du pays, de la maison, il y a avant tout, ce qui s’oublie parfois en Israël, l’humain; l’humain qui est là, qui est bien réellement là, qui est encore là cinquante ans plus tard : c’est cela le miracle, et pour tous, la perpétuité du combat.
« Et si ses photos pouvaient parler, pas dans le langage photographique mais dans le langage humain, elles auraient dit : Regardez-moi. Regardez-moi jusqu’à ce que parmi tous les mystères de ce monde, le plus incompréhensible est ma présence ici, en face de vous. Pas comme une photo. Pas comme un signet. Pas comme un signal. Pas comme un signe. Comme un être humain. »
Cette dernière petite phrase, « Comme un être humain », Geva le dit dans le noir. C’est là que le film se termine, là que l’humain commence. Le mot « FIN » donc revient ensuite pour une troisième et dernière fois dans le film, comme une porte de sortie, comme une libération. C’est véritablement le début.
Notes
- Johanne Villeneuve, « Chris Marker et le siècle de Medvedkine » dans Marc Angenot et al., Représenter le vingtième siècle : actes du colloque de septembre 2003 à Montréal, Montréal, Chaire James McGill de langue et littérature française de l’Université McGill, 2004, p. 97. ↩
- On lit par ailleurs dans l’édition web du Point du 30 décembre 2008 : « “La blogosphère et les nouveaux médias sont une autre zone de guerre. Nous devons être pertinents sur ce terrain”, explique l’un des porte-parole de l’armée, Avital Leibovich, pour justifier cette initiative. […] Selon le Jerusalem Post, cette stratégie prouve que le gouvernement israélien a tiré des leçons de l’échec de la guerre contre le Hezbollah en 2006, en partie dû au manque de préparation de l’État hébreu pour faire face au débat médiatique sur ses opérations militaires. » Le canal est intitulé « idfnadesk », accessible depuis le 29 décembre 2008. ↩
- Chris Marker, « Description d’un combat », Commentaires, Paris, Seuil, 1961, p. 140. ↩
- Voir le court article de Bamchade Pourvali, Chris Marker, réflexion sur les images dont sont extraites ces deux citations au [url=http://www.acrif.org/fr/document.asp?docid=14&rubid=26.] ↩
- Chris Marker, op. cit., pp. 128-129. ↩
- Extrait d’une correspondance personnelle entre Simon Chauvette et Dan Geva datée du 22 novembre 2007, gracieusement offerte par M. Chauvette à l’auteur. ↩
- Correspondance entre Simon Chauvette et Dan Geva, op. cit. ↩
- Laurent Roth, « D’un Yakoute affligé de strabisme » dans À propos du CD-ROM Immemory de Chris Marker, Paris, Y. Gevaert, Centre Georges Pompidou, 1997, p. 16. ↩