Impressions sur un court texte de Léon Moussinac
Pour commencer, il y a Maurice Féaudierre, qui signe ses dessins du nom de Serge. Je les ai découverts une première fois dans Le Crapouillot, puis dans Les Nouvelles littéraires. Et un jour, en relisant un Photo-ciné d’avril 1929 – voilà une des activités de l’historien du cinéma : relire de vieilles revues de cinéma, à la recherche d’un texte, d’un film, d’une trace de quelque chose qu’il a oubliée, qu’il ne connaît pas, à la recherche d’une chose qui n’attend qu’à être redécouverte –, cette annonce : Clowns, girls et cinéma de Serge. Et cette mention : « Léon Moussinac, ‘’Le cinéma’’ ».
Voilà la chose que j’attendais : une indication d’un possible texte que je ne connaissais pas, un texte théorique ou critique signé par cet intellectuel de premier plan à qui l’on a consacré il y a peu une importante édition critique 1 .
Moussinac est associé à une époque, à une orientation politique et à une certaine manière d’envisager le cinéma. En retrouvant un texte de 1927, je pensais relire une pensée politique, une autre réflexion sur le rôle social du cinéma. Point ici. Et c’est en cela que le retour aux sources est toujours un mouvement surprenant, permettant des rencontres là où l’on croyait être en terrain connu. Le texte de Moussinac ouvre la troisième partie du livre de Serge; à sa suite, dix dessins, repris dans différents journaux et revues des années 20 (entre autres, dans Le Crapouillot de mars 1927) : des portraits de Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks ou encore, Conrad Veight, des illustrations de moments de cinéma, reprenant des scènes de films (Cœur fidèle, Le Cabinet du Docteur Caligari) ou des éléments de son imaginaire – le saloon, le train, la vitesse. Le texte de Moussinac annonce tout cela dans la mesure où il s’agit d’un court texte de cinéphile, de quelques mots sur l’errance qui mène un homme dans une salle obscure, en attente d’un rêve qui prend forme sur l’écran.
Précédant ce texte, un dessin en noir et blanc : un écran, l’ombre d’un spectateur, le gros plan d’un visage de femme à l’écran. Un homme, une femme. Entre les deux, un désir, un rêve, un monde qui prend forme dans l’imaginaire.
Tout y est, du moins, tout ce qui faisait rêver Louis Aragon, André Delons, Louis Delluc, Robert Desnos, Philippe Soupault, tous ces écrivains qui ont couché sur papier leurs impressions de l’écran et qui ont pensé le cinéma à partir de leurs expériences de spectateur. « Si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui dans la vie éveillée s’apparente au domaine des rêves, le cinéma n’existe pas », écrivait Antonin Artaud, justement en 1927 2 . Dans « O Cinéma! », Moussinac relance cette affirmation en décrivant minutieusement l’entrée vers ce domaine des rêves, ce qui mène un homme de la rue à la salle, de la solitude individuelle à la solitude à plusieurs, blotti dans les confins du monde des rayons et des ombres, comme le rappelle Desnos 3 .
Ce qui est remarquable dans ce court texte est l’absence quasi-totale de vocabulaire lié spécifiquement au cinéma. Certes, les mots rythme ou image apparaissent, mais ils ne sont pas utilisés dans leur pleine acception cinématographique. Seul le terme cinéma surgit au terme du texte, comme une conclusion traduisant avec force la révélation que peut être l’art neuf, possible réponse aux ambitions de la modernité. Moussinac parvient donc, en proposant un récit à facture poétique – se rattachant ici à un autre versant de son œuvre encore mal connu 4 – à montrer pas à pas le parcours d’un spectateur de cinéma (sans d’ailleurs jamais ne l’appeler comme tel… il est un homme, rencontrant d’autres hommes).
Ce parcours débute comme une flânerie, comme une promenade faite d’égarements, aux hasards des rues et des rencontres. Il y a d’ailleurs dans cette identification entre l’éventuel spectateur et le flâneur quelque chose de la modernité, de cette nouvelle perception du monde, du temps et de l’espace que Walter Benjamin a si justement décrite. Et soudainement, une lumière, une « clarté s’évade », happant le marcheur, lui annonçant la promesse d’une vie neuve et d’une réalité renouvelée. Il passe du monde de la solitude au monde de la communion, croyant pouvoir se fondre dans la masse et se cacher dans l’obscurité. Mais les choses sont toutes autres : il est happé par une lumière qui s’avère, au final, libératrice, lui montrant la vie et la beauté en mouvement, exposant sur le « rectangle implacablement blanc » un monde de « richesses neuves ». Ainsi un miracle se produit : le monde réapparaît, créé à nouveau, reprenant sa forme et reprenant ses droits. La communion avec la foule permet alors à l’homme seul de retrouver son unité et de découvrir un monde en mouvement lui procurant un rêve à la hauteur de ses nouvelles passions : le cinéma.
Ainsi présenté, le cinéma permet d’envisager de nouveaux progrès et de donner au monde de nouvelles révolutions. Mais dans la présentation qu’en fait Moussinac, l’activité cinématographique participe véritablement d’une action, d’une expérience : un homme rencontre ses semblables dans un lieu obscur, à la recherche d’un nouveau vecteur d’expression de son monde intérieur. Des spectateurs, une salle de cinéma, une expérience, des images. Du cinéma. De plus, cette expérience possède un caractère pratiquement mystique puisque, comme chez la plupart des écrivains des années 20 ayant écrit au sujet du cinéma, il est question de foi, de miracle et de communion. Au final, ce que vient de découvrir l’homme moderne, aux yeux de Moussinac, c’est un moyen de remplacer les Dieux : « L’homme n’a plus besoin de Dieux », écrira-t-il juste avant de terminer son ode au septième art en rappelant inévitablement son caractère synthétique.
Le cinéma suffisamment puissant pour remplacer les Dieux… cette idée pourrait nous rapprocher d’un Moussinac plus politique. Mais dans l’ensemble de ce texte, il n’est pas précisément question de cela. Il est plutôt toujours question de cet écran, de cette ombre de spectateur, de ce gros plan d’un visage de femme à l’écran. Un homme, une femme, et entre les deux, un désir, un rêve, un monde imaginaire. C’est précisément pour ce qu’il nous dit de notre rituel de cinéphile – ou de ce qu’il nous en reste – que la découverte de ce court texte procure une sorte de ravissement et demeure surprenant. Nous retrouvons Moussinac dans un registre différent, mal connu. Et c’est pour ce plaisir, pour ces découvertes inattendues que la lecture hasardeuse ou structurée d’anciennes publications regorgeant d’impressions pas si éloignées des nôtres restera une activité précieuse, étonnante, et complémentaire de toute recherche sur le cinéma.
Léon Moussinac, « O Cinéma! ». Dans Serge, Cinquante dessins, des clowns, des girls, du cinéma, Paris, J. Snell, 1927, s.p.
Dans la nuit où l’homme en marche, seul, s’égare, poteaux indicateurs vermoulus, abolis, routes effacées, soudain une clarté s’évade. Une aube hésitante, confuse. Mais suffit ce cri de vie neuve, de réalité puissante. L’homme seul rejoint d’autres hommes seuls, comme lui trompés par l’ombre. Et c’est une foule maintenant qui se rassemble et c’est cette lumière aperçue qui fixe le destin de cette foule, la libère de son angoisse, fait taire son tumulte, exalte son désir, justifie enfin −− de nouveau −− les élans perdus de sa raison et de son cœur. Beauté des formes vivantes, puissance du rythme vivant qui ébranle les passions, unifie les forces profondes, proclame une foi. Plus la foule approche, plus elle devine ce qu’enferme de richesses neuves le rectangle implacablement blanc. Miracle d’abord, cri, le face à face, ensuite le jeu d’amour et de connaissance. Tout se recrée. L’homme n’est plus seul sous peine de mort. Il retrouve son unité dans la communion de la foule. La lumière de son chant silencieux, si large qu’il couvre la terre dans la même seconde, a tué les clameurs du désespoir. Vertu d’un poème. L’homme a reconnu une beauté à l’échelle de ses passions et de ses besoins. Les images disent mieux et mille fois plus que les vieux langages ennemis. Un ordre, une autorité enfin retrouvés. Les tours sont abolies, qui isolent, les tours aux sommets décevants. Plus haut. Les spirales sans fin vrillent le ciel. La Terre a repris sa marche que l’homme accélère ou ralentit à son gré, comme il exalte ou révèle les nuances les plus infinies de ses souffrances et de ses joies, comme il ordonne à toutes choses. L’homme n’a plus besoin de Dieux. Synthèse. O Cinéma !
Notes
- Léon Moussinac, Léon Moussinac : un intellectuel communiste, critique et théoricien des arts (dir. Valérie Vignaux et François Albera). Tome 1 : un intellectuel communiste & Tome 2 : critique et théoricien des arts. Textes, anthologie critique. Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2014. ↩
- Voir Antonin Artaud, « Sorcellerie et cinéma » [1927], dans Catalogue du Festival du Film Maudit, 1949, s. p. ↩
- « Les Rayons et les ombres » sera le titre de la chronique de cinéma que Robert Desnos tiendra de 1927 à 1929 dans le quotidien Le Soir. Il fera également parfois référence à cette expression pour qualifier le cinéma, notamment, dans son article sur René Clair publié dans Le Journal littéraire, le 21 mars 1921. ↩
- Léon Moussinac a publié plusieurs recueils de poèmes tout au long de sa vie (entre autres, L’Ardente solitude (1915), L’Écharpe dénouée (1919), Poèmes impurs (1945)). Sur l’activité de Moussinac poète, voir Jean-Baptiste Para, « ‘’Vers les terres du ciel’’ : Léon Moussinac et la poésie », dans Léon Moussinac : un intellectuel communiste, critique et théoricien des arts (dir. Valérie Vignaux et François Albera), tome 1 : un intellectuel communiste, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, p. 231-237, 2014. ↩