désirs de cinéma : un entretien avec Jinane Dagher
C’est en 2010 / 2011 que j’ai rencontré Jinane Dagher – productrice à Orjouane Productions – grâce à plusieurs amis qu’on avait en commun. Après-cela on n’a jamais cessé de se retrouver lors de tournages, de soirées et de projections. Beyrouth accueille bien ce genre de dynamiques. L’amitié qui s’est développée entre nous au fil des jours, c’est petit à petit mue en complicité.
Le 20 mars 2017, elle m’a invitée à diner chez elle et son mari Oscar dans leur appartement beyrouthin à Rmeil. Nous avons pris l’occasion pour discuter de son travail, notamment autour du cinéma documentaire, et de ce que cela veut dire, aujourd’hui, de faire un film au Liban.
C’est grâce à cette complicité, favorisée aussi par un cadre convivial, que notre dialogue a pris forme. Le tout a duré autour de 1 heure 30 minutes et a été accompagné de vin, de dégustations et de la préparation d’un plat de fèves vertes cuisiné avec de l’ail, de l’huile d’olive et des herbes.
(Précisons que l’on a choisi de garder au texte son allure d’entretien oral)
Jinane Dagher – Est-ce que tu préfères qu’on se mette sur la table ?
Nour Ouayda – Non, je suis plus à l’aise ici, dans la cuisine (avec les fèves). Pour commencer, est-ce que tu te sens concernée, ou comment est-ce que tu te sens concernée par les questions de conditions de production, de financements, et de distribution au Liban ? Et surtout, de quelle manière ces facteurs influent sur les films en soi ?
JD – Ces questions sont à la base de ce que je fais, que ce soit dans ma volonté d’être dans la production ou dans le désir des films qui se font. En effet, c’est souvent par rapport aux désirs et aux différents projets sur lesquels je travaille, que je les affronte. C’est le cas pour Sabine 1 aussi. Dans le domaine du documentaire, ces questions sont encore plus pertinentes car le processus est vraiment très long. En effet, il ne s’agit pas seulement d’un travail de production exécutif que tu fais pendant quelques mois, mais d’un investissement qui dure plusieurs années. Les questions qui se posent sont alors : comment exécuter tes films ? Quel serait le budget de ce film et comment réussir à rassembler l’argent nécessaire ? Dans quelle direction aller avec le réalisateur et comment ? En fin de compte, toutes ces questions sont vraiment à la base de la réalisation d’un film. Par exemple, dans un film tel 74 2 , ces choix étaient décisifs durant la phase de développement. Comment est-ce que ce film va-t-il voir le jour ? Quelle trajectoire emprunte-t-il depuis sa genèse, et où va-t-il ? C’est donc sûr que ces questions sont essentielles.
NO – Tu disais qu’il y a une différence de processus entre fiction et documentaire. Je suppose que c’est plus une affaire de longue haleine, ou même de patience lorsqu’il s’agit d’un documentaire ?
JD – La fiction est un domaine complètement différent parce que les financements peuvent être aussi beaucoup plus longs ; mais effectivement un projet documentaire c’est une histoire de longue haleine dans le sens que…
NO – Parce qu’il y a quelque chose… de plus personnel ?
JD – Oui sûrement, il y a souvent un côté qui est très personnel dans les documentaires. Et puis tu t’investis d’une manière différente…
NO – En tant que productrice ?
JD – Oui… il y a une proximité avec les personnages. Avec le réalisateur aussi, c’est sûr, mais même avec les protagonistes du film. Une proximité qui se crée et qui doit être là, sinon le film ne réussit pas à aller aussi loin qu’il le faut. C’est très important pour le succès de ces films.
NO – Quand vous décidez de prendre en charge un projet, il y a-t-il une différence entre la manière selon laquelle vous décidez de vous investir dans un projet documentaire ou dans un projet de fiction ? Ou bien est-ce que ça dépend vraiment de chaque cas ? C’est-à-dire est-ce que vous vous basez uniquement sur le projet, sur la personne ? Travaillez-vous avec des réalisateurs avec qui vous avez déjà collaboré avant ? Il y a-t-il une sorte de continuité ?
JD – Jusqu’à maintenant oui, il y a ce genre de continuité, au moins en ce qui me concerne… C’est le cas des films qu’on a fait avec Maher 3 ou bien avec Rania 4 . Et la continuation a été assurée de manière différente pour chacun d’entre eux. Avec Maher, on travaillait souvent ensemble sur plusieurs choses à la fois et donc la continuité s’est produite naturellement. Rania, je la connaissais depuis un moment et on s’est retrouvées lors de 74. Ceci a donné un autre souffle à notre collaboration puisque le film a commencé en tant que petite vidéo pour Vidéo Works 5 http://ashkalalwan.org/about-video-works/ ]][/url] et puis il a glissé…
NO – C’est devenu un casting 6 …
JD – Exact. Le film a glissé ailleurs. Il y avait certainement un désir de le réaliser, mais aussi une difficulté à savoir comment le faire. C’était toute une collaboration, tout un dialogue pour voir comment faire avancer les choses vers les lieux où on désirait les amener. Cette dynamique existe de manière différente dans d’autres projets. Mon expérience n’est pas si grande, mais jusque-là j’ai travaillé sur des projets toujours très intenses.
NO – Et avec Sabine… comment votre collaboration a-t-elle commencé ?
JD – Avec Sabine, c’est une relation qui remonte jusqu’à bien longtemps. Durant la période où j’étais encore installée en France, je faisais des allées-retours vers Beyrouth où je cherchais des stages. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Sabine. On s’est retrouvées plus tard sur un long métrage de Borhane Alaouieh.
NO – Lequel ?
JD – Khalas 7 . Ce n’est pas un film qui se tient très bien… mais pour moi, c’était une des plus belles expériences que j’ai jamais vécues. Tu vois…cette expérience de film qui t’accroche…
NO – Pourquoi est-ce que c’était une si belle expérience ?
JD – Parce que tu découvres une équipe et un esprit de tournage, alors que jusque-là tu étais plongée dans un cinéma de la théorie et de l’université. Et puis, tout à coup, tu le vis de façon concrète, tu en ressens la beauté et l’intensité. Il y a quelque chose qui te soulève, qui t’emporte, qui te met en transe. Tu rentres dans une dynamique très particulière, où tout le monde tourne autour d’une chose qui a peut-être l’air ridicule en dehors de ce contexte. À l’époque, j’étais stagiaire caméra, je n’avais aucun rapport à la production. J’avais commencé en production, mais Sabine m’avait viré. J’ai pu me réintroduire par le biais de Rania qui travaillait aussi sur le film et qui m’avait soufflé que le département de caméra avait besoin de main d’œuvre. Sabine m’avait virée parce qu’il y avait mille et un problèmes économiques avec ce film et il n’y avait pas besoin d’une bouche supplémentaire à nourrir. Tu vois ? Aujourd’hui c’est presque plus facile de faire un film qu’à l’époque, dans le sens qu’il y a plus d’argent, plus de gens spécialisés et qui ont l’habitude des films. À l’époque, c’était…c’était mission impossible !
NO – Est-ce que ce sentiment de « transe » existe toujours ?
JD – Ça dépend. Un peu moins…je ressens moins de magie dans le processus, mais cela est très personnel aussi…
NO – Est-ce que le fait que tu le fais depuis plusieurs années peut en être la cause ? Ou est-ce que c’est plutôt en lien à des projets qui ne sont pas particulièrement excitants ?
JD – Non, ce projet (le film de Alaouieh) n’était pas super stimulant à l’époque… Pour moi ce n’était pas très clair. En tout cas, je retrouve ce sentiment de transe de temps en temps, bien sûr, lors des tournages par exemple. D’ailleurs, lors de n’importe quel tournage, quel que soit ton ressenti par rapport au projet, tu rentres dans ce genre de dynamique à laquelle on peut difficilement échapper, sinon… Tu te rappelles du tournage de Guédiguian 8 ? Tu vis l’urgence du moment. Pour le film de Guédiguian, on était supposés tourner à Britel 9 et on a changé le décor à la dernière minute parce que des éléments armés de Daesh étaient arrivés à Baalbek…
NO – C’était complètement absurde !
JD –Il fallait trouver un autre décor en 24 heures et y monter un camp. Quand tu vis ça au moment même, tu es vraiment dans une transe, vraiment… Mais cela varie. C’est-à-dire, pour un documentaire intimiste il y a le chef opérateur, le réalisateur, l’ingénieur son et moi à la production pour travailler tout le projet. C’est une petite équipe, et là tu es vraiment dans un trip. C’est ce qui s’est passé lors du film de Maher 10 . On a passé un mois et demi à tourner ensemble, à vivre presque 20 heures par jour ensemble. Sans compter le temps avant le tournage, où je suis dans la préparation et dans la recherche. Puis, ça continue aussi pendant deux ans après…
NO – Oui exactement. Pourquoi, à ton avis, ces états seraient-ils propres au documentaire ?
JD – Puisque tu es dans un dispositif plus intimiste. Il y a moins de gens, moins de sujets filmés. Dans ce genre de films, il faut que tu sois vraiment très investie pour pouvoir réussir à établir une relation entre l’équipe et les interlocuteurs. C’est avant tout, bien sûr, une relation entre le sujet filmé et le réalisateur. Mais il faut que les conditions pour créer cette relation soient là. C’est à la production de les trouver et de les gérer, de s’assurer que le sujet soit à l’aise pour parler, et que tout fonctionne dans le cadre. Il y a mille et un éléments à prendre en compte. Il y a un travail de recherche préalable à faire. Il faut aussi donner du temps au réalisateur et à son protagoniste pour vraiment construire une relation. Ça dépend aussi de chaque réalisateur, mais pour moi, à la base de tout travail documentaire il y a cette relation qui doit exister, qui doit s’établir.
NO – Est-ce que dans la fiction cette relation…
JD – Avec les acteurs ?
NO – Ou avec les lieux, ou avec la matière…
JD – Dans une fiction tu n’as pas ce luxe, puisque souvent tu n’as pas les moyens. Ce n’est pas une question de bonne volonté… Passer du temps à construire ce genre de relations coûte de l’argent, alors que tu as à peine les moyens de tourner ton film. Tu n’as pas les moyens de traîner longtemps, de faire mille et une répétitions, de trouver le temps pour avoir le chef opérateur à l’avance pour discuter. Alors qu’avec le documentaire c’est différent.
NO – Du coup, est-ce que tu crois que vont s’imposer des formats de production très précis ?
JD – Non…
NO – Cette absence de « luxe » comme tu le dis…
JD – Je ne sais pas, je te dis ce que j’en pense. Le problème c’est qu’il y a des désirs de cinéma très grands et n’y a souvent pas les solutions. Tu vois ? Il ne s’agit pas d’être terre à terre et se soumettre aux conditions. C’est une discussion que j’ai souvent avec Rania qui est très consciente de cela : faire un film avec peu de moyens et qui reflète cela de manière claire. 74 par exemple, a été fait dans cette optique. Un film qui reflète le manque de moyens sans aucun tabou, sans chercher à cacher les problèmes économiques et les difficultés de production, et qui assume cette réalité d’une manière claire. Ici un des problèmes c’est que beaucoup de réalisateurs ne l’admettent pas. Ils essayent de le camoufler. C’est quelque chose que tu ressens dans la production finale du film, tu sens qu’il y a un effet qui ne fonctionne pas. Je parle évidemment des films qu’on voit… je ne sais pas…
NO – Je me demande si, en fin de compte, on se retrouve limités à choisir l’une des deux options : ou bien on met à nu les conditions de production, ou bien on se lance dans une production de fiction, tu vois ce que je veux dire ? Là où on n’a pas le temps ni le luxe.
JD – Oui tout le monde a cette immense frustration, tout le monde… Écoute, c’est quelque chose qui existe effectivement. Cela est dû au poids omniprésent d’un manque de moyens qui entraîne un manque de liberté dans les choix et dans le temps. Il y a un plan de travail qu’il faut suivre et tu ne peux pas y échapper. Pour moi, c’est ce que la nouvelle vague, le néo-réalisme italien ou encore les Coréens ont réussi à s’approprier. Ils ont trouvé leurs moyens, inventant un langage à travers les moyens disponibles. Voilà notre problème : à mon avis, nous n’avons pas encore trouvé ce langage dans la fiction. Nous l’avons peut-être trouvé pour le documentaire, d’une manière ou d’une autre. Enfin, il y en a qui l’ont trouvé.
NO – Dans quel sens ? Est-ce que ça veut dire qu’il y a une certaine esthétique par exemple ?
JD – Qui apparaît ? Oui sûrement. À mon avis, il y a une esthétique qui… une esthétique des films qui existent tu veux dire ?
NO – Des films qui sont en train d’être faits dans le domaine du documentaire au Liban…
JD – Ah oui, je le crois ! Ça se voit, non ? Une esthétique spécifique transparaît dans beaucoup de films intimistes. Tu vois, cette série de films à la mode qui sont apparus pendant un certain moment, ces films qui mettent en scène le père, la mère, l’oncle, le grand-père… Au-delà du sujet, il y a quelque chose de commun entre ces films dans le sens que c’est souvent le réalisateur qui prend la caméra et qui filme ses personnages. Déjà, dans la production documentaire, il s’agit de budgets beaucoup plus petits que pour les films de fiction. En production, lorsque tu demandes des fonds, tu as un budget idéal et tu as un budget réaliste. Tu sais que tu as besoin de ce minimum-là pour arriver à faire le film. Idéalement, c’est bien d’avoir plus mais tu pourrais quand même réaliser le film avec cette somme minimale. En fiction, avec une équipe de 50 personnes, tu ne peux pas penser de la même façon. Ce n’est possible que lorsque tu es avec trois ou deux ou une seule autre personne. Quand on est plus nombreux, tu ne peux pas te permettre de prendre ce risque, que tu sois la productrice ou la réalisatrice. Personnellement, je le sens de cette manière.
NO – Je le ressens de façon similaire et je n’ai jamais travaillé en production. Je parle plutôt de mon expérience de spectatrice. Cette tendance de films intimistes sur la famille, sur les pères et les mères, on dirait qu’il y a quelque chose à régler…
JD – Oui, mais cela fait partie du processus… après tout événement majeur, après la guerre, on se replie sur des sujets nombrilistes en rapport avec une remise en question personnelle du processus filmique. Et sous peu, la guerre éclatera de nouveau et on sera à nouveau dans les sujets d’urgences et puis on plongera dans un désir de regarder vers le passé pour revenir encore à une introspection individuelle. En parallèle, il est possible de voir surgir un sujet ou un thème qui n’a aucun rapport avec cela. Pour prendre l’exemple des films syriens, actuellement ils sont tous dans l’urgence du moment. Tous ces films qui enregistrent la guerre à travers les fenêtres… il y en a tellement. On retrouve aussi beaucoup de films qui travaillent les images YouTube de la guerre en Syrie. Avec la distance, quand tu survoles toutes ces vagues – cela dit les médiums ont beaucoup changé depuis la guerre au Liban 11 – tu remarques qu’il y a des tendances similaires lors de ces périodes d’urgences, ces périodes de guerre.
NO – Tu soulèves bien cette idée, est-ce tu sens que dans les formats qui sont plus documentaires cette urgence est plus flagrante que dans d’autres ?
JD – Ici ?
NO – Oui, au niveau du réalisateur… ou est-ce que c’est seulement lorsqu’on est dans des situations graves que l’urgence apparaît dans les films ? Parce que c’est assez contradictoire avec le processus de production et de financement qui peut être très long.
JD – C’est ça. Il y a beaucoup de films qui parlent de la période actuelle, mais pour que ces films existent réellement il faut plusieurs années. Je veux dire que c’est une logique de marché qui est complètement différente. Beaucoup de facteurs entrent en jeux, ce qui n’est pas forcément une bonne chose… Ça fait partie du jeu, tu t’y soumets ou pas. Par exemple Oscar 12 a fait le choix d’être en dehors du système et il l’assume à sa manière. C’est juste une question de choix. Il y a d’autres qui essayent de faire des marchés, des pitchings, de préparer des dossiers très développés et d’autres qui décident de ne pas le faire et ils se retrouvent bloqués tout de suite. Ils n’arrivent pas à avancer et donc ils se resoumettent au système qu’ils ont commencé par rejeter. C’est très aléatoire. Ce qui est certain, c’est que pour exister et pour que les films se montrent, il faut avoir des connexions. J’ai l’impression que c’est une réalité à laquelle tu ne peux pas échapper. Faire partie d’un système, ou le rejoindre à un certain moment. Sinon, tu décides de constituer ton propre réseau et de projeter tes films en dehors du réseau existant.
NO – Oui, dans ce cas-ci par exemple, je crois qu’il y a la peur de se retrouver en dehors.
Je suis d’accord qu’il y a un choix à faire. Il y a aussi des projets qui s’imposent d’une manière ou d’une autre…
JD – C’est vrai, parce qu’il y a un manque d’images. Du coup, dès qu’il y a un film ou un projet, quelle que soit sa valeur, et vue l’urgence qu’il y a d’avoir des images de tels endroits ou de telles situations, tout le monde veut le prendre.
NO – Je pense beaucoup à cela. Je me demande quels sont les réseaux ou les possibilités en dehors de certains systèmes, et je ne parle même pas des systèmes dits « de films commerciaux ».
JD – Même pas… de nos jours, il y a un système qui est complètement pareil qui est le système des festivals.
NO – Et il y a un troisième qui est celui des centres d’art.
JD – En effet.
NO – Il y a une partie de moi (et c’est largement parce que je suis une personne assez naïve en ce sens), qui crois de plus en plus en certaines… comment le dire ? Une intimité ?
JD – Oui.
NO – Personnellement cette intimité est beaucoup plus stimulante. C’est une complicité que je retrouve des fois ici. Mais les conditions de projection et de distribution des fictions, de documentaires et des films d’art sont tellement…
JD – Aliénantes…
NO – Exactement, tout est si aliénant que je n’arrive plus à ressentir les gens derrière les projets.
JD – Ça dépend. Il y a beaucoup de facteurs qui influent ces dynamiques. Ce que je trouve effectivement très aliénant ce sont les processus de réalisation des films. C’est aliénant à mon égard autant qu’à celui du réalisateur et des autres participants du film. Selon moi, l’effort qui est fourni est malheureusement mis à la mauvaise place. En même temps, il faut jouer le jeu, tout en sachant que tu peux être complètement en dehors…
NO – Ou bien rentrer à des moments…
JD – Savoir à quels moments rentrer et ressortir. Tout en sachant quels sont tes moyens. Je veux dire, sans te retrouver à vouloir faire… je ne sais pas… Laurence d’Arabie… Et là je trouve qu’il y a une démarche qui n’est pas très réfléchie dans beaucoup d’approches. Tu sens qu’il y a plein de films qui, effectivement, font la tournée des festivals, mais qu’il reste toujours une frustration…
NO – De la part de qui ? Une frustration de la part du public ?
JD – Du public, oui. Nous par exemple. Au Liban se pose un gros problème de public. Il y a des films et il y a un public, mais ils ne se rencontrent pas. Du tout. Nous n’avons pas encore répondu à la question de l’audience. Aucun film a réellement réussi jusque-là à trouver son public d’une manière franche. Non ?
NO – Je suis d’accord.
JD – Je le crois aussi. Au moins pour les films sur lesquels j’ai moi-même travaillé. Peut-être Mahbas 13 serait un premier… c’est un film qui est très bien, mais il ne m’excite pas spécialement au niveau de sa forme. C’est un bon film commercial et je crois qu’il va trouver son public. Mais ce n’est pas le film qui va changer le paysage cinématographique au Liban ou bien lui donner une identité claire. Cela dit, ce n’est que le début, il vient de sortir en salle. On verra. Ou peut-être je me trompe de penser de cette manière-là.
NO – Dans quel sens ?
JD – Dans le sens qu’il y a toujours ce désir de faire un film intellectuel qui retrouve son public. C’est peut-être un peu naïf de penser cela. Mais c’est peut-être aussi une accumulation de pratiques qui mène à cette rencontre entre film et public.
Jinane coupe des oignons sur une plaque en bois. Le son rythmé du couteau accompagne le dialogue. Elle a les larmes aux yeux.
NO – De mon côté, je sens que je ne trouve pas encore mon compte avec les films, mais je le trouve avec des gens dans le domaine…
JD – Oui bien sûr… C’est déjà très important !
NO – N’est-ce pas ?
JD – Sûrement. Mais tu sais, à mon avis il y a une erreur dans ma façon de penser et celle de beaucoup d’autres : on est tous en attente de ce chef d’œuvre qui changera tout. Mais en réalité, il y a eu une immense progression. Cette progression est intimement liée à un changement qui a eu lieu dans la mentalité des gens même s’il est difficilement perceptible…
Jinane, ne voyant plus devant elle à cause des larmes aux yeux, s’arrête et de parler et de couper pendant quelques instants. Je prends le relais.
JD – Lorsque j’étais à l’université…
NO – Où ? en France ou ici ?
JD – En France, au début des années 2000… tu étais encore très jeune…
NO – Très jeune effectivement (rires)… enfant même…
JD – Du début des années 2000 jusqu’à la guerre de l’été 2006, il y a eu un mouvement colossal, non au niveau du cinéma, mais en vidéo. C’est au moins la manière dont je m’en rappelle. Quand tu te repenches dessus aujourd’hui, ça apparaît peut-être dans une autre perspective, mais à l’époque, il y avait un sentiment prenant. Tout le monde en parlait. Dans le sens que lorsque tu lisais des articles de l’époque, ils mentionnaient tous l’ébullition d’une scène d’art vidéo à Beyrouth avec des figures comme Akram, Walid, Rabih, Joanna et Khalil 14 . Tout le monde faisait de la vidéo à ce moment-là, n’est-ce pas ?
NO – Oui.
JD – Et puis a eu lieu la guerre en juillet 2006 et nous sommes retombés dans l’urgence. Tout l’élan de cette réflexion qui se construisait a été avorté. À ce moment, un peu plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre civile. Aujourd’hui, je crois qu’on se défait justement de cette urgence. Les trois ou quatre années qui ont suivi la guerre de 2006 étaient encore plongées dans l’urgence, ou son résidu. On essayait de comprendre ce qui s’est passé. Et puis commence la période d’introspection où tu reviens vers le moi. On oublie toujours ces étapes qui font partie intégrante de la création d’une identité…
NO – Tu disais que petit à petit un changement a eu lieu dans la mentalité des gens…
JD – Effectivement.
NO – De quoi s’agit-il ?
JD – C’est une question que je me pose aussi. Je crois qu’il y a effectivement un problème de public. Mais le public n’est pas idiot et on ne peut pas continuer à le traiter comme s’il l’était. Il y a néanmoins un problème quand tu vois des gens rendre risibles des films comme Bébé 15 . Le vrai problème viendrait peut-être des autres films qui se font, du fait qu’ils n’arrivent pas à trouver ce juste milieu. La recherche d’un juste milieu ne naît pas d’un mélange forcé entre plusieurs publics. C’est la pratique qui y mène. Tu fais des films, tu cherches. Tu continues à en faire en cherchant encore et forcément tu arriveras vers quelque chose. Sauf si la guerre éclate à nouveau, on devrait arriver à voir ces films qui réconcilient plusieurs types de publics. Ici je ne parle pas de documentaire ou de fiction. Dans ce cas, tout se mélange.
NO – Tu parles de publics…
JD – Oui.
NO – … puis je ne sais même plus… Est-ce que le but est de les rejoindre tous ? Est-ce que le but est qu’un film plus intellectuel, ou moins commercial, puisse atteindre un public auquel on ne s’attendait pas ? Ou est-ce plutôt une affaire de multiplicité de productions, une multiplicité de films qui arrivent à exister sans qu’il y ait toujours le sentiment que l’un prend du territoire de l’autre.
JD – Je ne pense pas du tout de cette manière-là, qu’un film occupe l’espace d’un autre.
NO – Moi non plus, mais beaucoup d’individus le vivent de cette façon. C’est-à-dire, pour eux, s’il y a développement d’une production de films commerciaux c’est qu’il ne reste plus d’espace pour des films d’auteur, ou expérimentaux. J’ai l’impression qu’il y a une difficulté de coexistence, c’est comme si l’une menaçait toujours l’autre.
JD – D’un côté, c’est parce que le Liban c’est un petit pays, et tu sens qu’il peut difficilement tenir cette coexistence. D’un autre côté, c’est aussi un problème de communication. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut que ces cercles communiquent entre eux directement, mais qu’il ait plutôt une tolérance pour l’existence légitime de l’autre. Par exemple, les gens qui se déclarent être dans des réalisations plus commerciales, disent : « c’est sûr que ces films que vous faites ne servent à rien, vous ferez meilleur usage de votre temps à jouer entre vous dans la rue ». En même temps, pour les gens qui se considèrent comme faisant partie d’un cinéma plutôt intellectuel ou expérimental, c’est un no fuckin’ way de se frôler à l’industrie. Dans mon cas, je ne vais pas voir ces films commerciaux, et là il s’agit d’un choix. Mais ça ne veut pas dire que ces films n’ont pas droit à exister. Ça ne veut pas dire non plus que je vais les voir ou qu’ils vont m’apprendre quelque chose. C’est une bonne chose qu’ils existent. Avec le cinéma alternatif et expérimental, ça va de soi qu’il faut aussi trouver des manières alternatives et expérimentales pour montrer ces films. Et c’est à ce moment qu’il faut être inventif, il faut trouver ses propres moyens. Au Liban c’est difficile, mais c’est un problème qui se pose dans le monde entier, pas seulement ici. Personnellement, j’y crois. Je n’ai pas encore de réponse, mais par exemple les efforts qu’on fournit avec Sabine s’inscrivent dans cette direction. Tous les films qu’on produit, quels qu’ils soient, on essaye toujours de les montrer en salle. Au moins ça. Et que le public qui veut les voir vienne. Bon, l’idéal serait de prendre une voiture et de faire le tour des villages, mais tu n’as jamais vraiment le temps pour faire ça. Tu fais ce que tu peux. Tu en fais un peu sans poursuivre jusqu’au bout. Et puis pas tous les films doivent se retrouver au FID Marseille ou à Berlin.
NO – Oui c’est peut-être une manière de penser un peu égoïste. Des fois je me demande ce qu’on veut finalement, pourquoi on est si insatisfaits ? Et quand je me pose cette question, est-ce que je me la pose en tant que quelqu’un qui fait des films, en tant que cinéphile, ou juste en tant que public ? Parce que la réponse est très différente selon que ça soit l’un ou l’autre, deux ou tous en même temps. Parfois je sens qu’en tant que quelqu’un qui fait des films, ce dont j’ai besoin très simplement est de me sentir moins seule.
JD – Oui c’est vrai, et cela tu peux l’avoir à travers un collectif dont tu feras partie, ou grâce à une relation avec un producteur, un ingénieur de son, un caméraman, voire même avec un public. Et je crois que ça existe dans certains cercles.
NO – Je suis d’accord avec toi, mais je crois qu’il y a quand même tendance à l’oublier.
JD – À mon avis, il y a un véritable problème de solidarité. Je ne sais pas si ‘solidarité’ est le bon mot parce que les ingrédients, ou les bases de cette solidarité existent, mais on ne sait pas comment les exploiter. Ce n’est jamais bien régi, bien pensé. Ça peut être aussi simple qu’une relation à deux, comme tu le faisais avec Jad 16 , ou bien aller encore au-delà.
Oscar rentre dans la cuisine. Une autre conversation va ici prendre le relais. Elle débute lorsque Oscar sort un pot de cornichons de Janerik. Éblouie face à ce fruit vert, sphérique et acide que je n’avais mangé que cru jusque-là, je m’embarque dans une enquête sur le processus de vinaigrage de ce fruit pendant quelques minutes. La conversation dérive vers les autres types de fruits vinaigrés que les pots dans leur frigo renferment. On s’intéresse à la recette, la durée et les différents usages qui peuvent en être faits. Il était question de cornichons de thym vert, d’algues et d’une jarre en argile remplie de zaatar 17 de Palestine. Jinane commence à cuire les fèves vertes après s’être convenue avec Oscar que la ciboulette, l’échalote et le cerfeuil remplaceraient bien la coriandre généralement employée dans ce plat et dont ils manquaient. On réussit enfin à revenir à notre propos.
NO – Je voulais en savoir plus sur la manière selon laquelle vous travaillez. Sabine et toi, comment choisissez-vous les projets ?
JD – Pour certains projets Sabine est contactée directement, pour d’autres c’est moi qui est contactée, ou alors on travaille ensemble dès le début. Dès que l’une ou l’autre est sollicitée, on se consulte automatiquement pour se mettre au courant de ce qui nous a été proposé. Il y a des projets dont l’une se charge plus que l’autre et on se retrouve à plusieurs reprises durant le processus. Au moment de l’exécution, je l’aide sur ses tournages à elle et vice-versa. Je parle ici de films documentaires à petite échelle. Pour la fiction, on s’investit toutes les deux à fond et on demeure quand même débordées.
NO – Parce que la structure permet cela…
JD – Oui on ne peut pas être toutes les deux sur un même projet parce qu’il y aurait trop de personnes. Par exemple, je m’occupe plus souvent de la phase de développement durant laquelle je fais le suivi. C’est le cas actuellement du film de Dana ou de celui de Rania.
NO – C’est qui Dana ?
JD – Dana Abou Rahmé. Son projet est en développement depuis un moment. Je m’occupe de faire le suivi du développement et on se retrouve avec Sabine lors de la recherche de financements. On prépare les demandes de financements et on cherche aussi des coproductions s’il le faut. Parfois les projets arrivent avec des coproducteurs et c’est à nous de trouver les ressources dans la région. Il y a quelques années, il y avait beaucoup de sources de financements dans la région grâce aux festivals du Golf qui avaient un fond pour nourrir leur propre programmation. Dix ans auparavant il n’y avait rien.
NO – Quand tu dis qu’il n’y avait rien, c’est-à-dire qu’il fallait chercher des coproductions tout le temps ?
JD – Oui, que des coproductions. Il n’y avait absolument rien dans la région. Et puis depuis 2009 il y AFAC 18 http://www.arabculturefund.org/about/index.php ]][/url], qui a commencé d’abord en Jordanie, voire même en 2008, et puis ils se sont déplacés vers Beyrouth. Depuis 2008, ou 2007, il y a eu l’apparition de Dubai, puis Abu Dhabi et ensuite Qatar.
NO – Il y a l’un de ces trois qui n’existent plus aujourd’hui, n’est-ce pas ?
JD – Exact. C’est Abu Dhabi qui n’existe plus. Dans les Émirats, ils ont compris que le cinéma est un moyen de créer une visibilité. À Dubai, ils étaient les premiers. C’est très intelligent de leur part parce que du coup ils ramènent des producteurs disponibles pour investir dans les films qui sont tournés dans ces villes, dans ces pays. C’est de la publicité. Par exemple, le fait qu’une ville comme Dubai devienne le décor de films tels que Sex and the City ou même Star Wars, c’est une manière de faire de la publicité pour cette ville. C’est pourquoi Abu Dhabi a investi des sommes colossales dans le secteur culturel avec des structures comme le Louvre ou le Guggenheim. C’est une politique très bien étudiée, celle de fabriquer un arrière-plan culturel à une ville qui n’en avait pas un. Je trouve que c’est très intelligent.
NO – Où est-ce que le Liban se place-t-il dans cette affaire ?
JD – Le Liban a beaucoup profité de ces initiatives. La plupart des documentaires, dont on a parlé plus tôt, a reçu un grand soutien de la part de ces pays.
NO – Et pourquoi il y a-t-il eu un intérêt pour ce genre de projets ?
JD – Une partie de la réponse c’est que la majorité des demandes de fonds proviennent du Liban. Il y a bien sûr aussi l’Égypte. Mais en Égypte il y a des problèmes de dossiers et de langue, des facteurs qui rendent les choses plus faciles au Liban.
NO – Parce que les dossiers étaient généralement en anglais ?
JD – C’était bilingue Arabe / Anglais mais la plupart du temps il y a quelqu’un d’anglophone dans le jury.
NO – Et cela donnait un avantage au Liban ?
JD – Oui, légèrement, je crois. Mais aussi dans l’esthétique des dossiers, qui est une chose très importante dans les politiques des fonds, et que beaucoup de gens ont tendance à oublier. Pour prendre le cas d’AFAC par exemple, lorsque tu reçois 2000 projets desquels il faut finir par en choisir 8 qui seront financés, ce n’est pas seulement leur qualité qui va affecter la décision finale, mais aussi comment le dossier est écrit et présenté. C’est une chose qui s’applique à tous les fonds dans le monde, ce n’est pas le cas particulier du Liban. La mise en place de ces fonds régionaux a beaucoup agit sur la production de films dans la région, surtout dans le domaine des films documentaires puisque les besoins sont moindres.
NO – Dans le sens que tu peux entamer avec 3000 ou 4000 $ un projet de développement de film…
JD – Oui. Par exemple, Abu Dhabi avait un fonds de développement et un fonds de post- production alors que Dubai n’offre pas de financements ni au niveau du développement ni de la production, ils ont des fonds de postproduction, où ils arrivent à la fin d’un projet, ils financent la finalisation du film et puis le programment dans leur festival. Une de leurs conditions c’est, d’avoir la première des films dont ils financent la postproduction. Sauf s’il s’agit d’un réalisateur très connu et qu’il y a possibilité d’avoir une première du film à Cannes ou à Berlin, dans ce cas ils font exception. Qatar, c’est-à-dire Doha, proposait des fonds à tous les niveaux (développement, production, postproduction). C’est parce qu’il y a beaucoup d’argent à investir et une politique très claire, visible déjà à travers Al-Jazeera 19 , celle de vouloir créer dans le pays un paysage audiovisuel. Al-Jazeera a produit et produit toujours une quantité immense de documentaires télévisuels, et cela sans prendre en compte leur qualité, touchant à tous les sujets que l’on peut s’imaginer et concernant surtout les pays arabes. De cette manière-là, cette chaîne a créé une production parallèle. Et en fin de compte c’est aussi la chaîne, l’unique chaîne qui s’implique de cette façon et tu ne peux pas la séparer des fonds de Doha. Il faut parler des deux ensembles. Les documentaires/reportages produits par Al-Jazeera sont ensuite montrés à la télévision. Le parcours de ses films s’arrête généralement là, mais en même temps ce sont ces films qui créent l’imaginaire visuel de la région. Ils construisent l’image du Liban, de la Palestine, de l’Égypte, de la Syrie, et cela dans une direction politique très claire qui est celle d’Al-Jazeera, celle du Qatar. Ceci concerne par exemple tous les sujets tabous, qu’ils soient politiques ou autre. Et cette question tu la retrouves dans les fonds aussi.
NO – Tu veux dire qu’ils se focalisent sur les sujets tabous ou l’inverse ?
JD – Non, pas du tout. Il y a des sujets tabous dont tu ne peux pas t’approcher, ou si tu les abordes c’est d’une façon très spécifique, avec une esthétique très particulière. Le fond est un peu moins rigide en ce sens-là, mais il demeure surement impossible d’aborder des sujets en rapport à l’homosexualité par exemple.
NO – Alors qu’à Dubai ça passerait mieux peut-être ?
JD – L’homosexualité, très difficilement. Mais tu peux discuter des affaires politiques, à Abu Dhabi aussi. Les sujets qui touchent à la sexualité sont très rarement acceptés.
NO – Je suis toujours très fascinée par la manière dont les fonds forment et poussent certaines tendances plus que d’autres. Tu disais qu’avant 2009 il n’y avait pas vraiment eu de fonds dans la région ? Est-ce qu’il s’agissait de coproductions avec l’Europe ?
JD – Oui, disons avant 2007. C’est intéressant parce que cela a créé une esthétique de coproduction. C’était réellement un certain genre de films qui se faisaient, avec les désirs de l’Europe envers nous, et qui reflétait ce qu’ils avaient envie de voir du Liban ou des pays arabes.
NO –Aujourd’hui, un phénomène similaire a lieu, mais avec les fonds régionaux. Il n’est plus question uniquement de ce que les autres veulent voir de nous, mais de ce que nous voulons montrer de nous-mêmes. Les deux ont un même niveau de « censure », ou de formatage.
JD – Effectivement c’est le cas avec tous les fonds, quels qu’ils soient. Et quand tu n’as aucun fonds national lié à une institution publique, comme c’est le cas ici, tu es obligée de suivre un certain formatage, parce qu’en fin de compte tu es soumise à ça.
NO – Et c’est là que tu commences à penser à des modes de production différents…
JD – Mais cela dit, tu peux quand même faire des films à travers ces systèmes, malgré le formatage, il faut juste que tu en sois consciente.
NO – Que tu joues avec.
JD – Que tu joues avec, ou que ton film arrive à passer à travers les filets. Il y a mille et une façons de le faire, ce n’est pas un problème, il faut juste en être conscient. Et puis parfois ça correspond à une des étapes. En effet, il y a beaucoup de gens qui trouvent la phase de l’écriture très pesante, ou ne la considèrent même pas importante et je trouve que ça fait partie du problème. Il n’y a pas une réflexion autour du cinéma qu’on produit, il n’y a pas réellement une – ou des institutions, ni d’individus qui écrivent, qui réfléchissent, qui lancent des idées au travers de plateformes publiques et critiques sur le cinéma qui se fait. C’est une chose qui manque beaucoup ici, c’est une chose qui a énormément aidé dans plein d’autres expériences et mouvances filmiques dans le monde.
NO – Là on revient à l’idée de se sentir menacé et la peur d’être critiqué parce que le pays est tellement petit et qu’il y a peu d’espace pour que les films puissent voir le jour. Il n’y a pas de vraie tradition de critique cinématographique au Liban, on ne pense pas vraiment à l’image, au son. On dirait presque qu’il n’y a pas de pensée du cinéma.
JD – Il n’y a même pas une pensée constructive par rapport à tous les mauvais films qui sortent. Il n’y a aucune ligne de pensée qui essaye d’aller plus loin qu’un simple jugement de valeur.
NO – C’est parce que la production est peu abondante, que faire un film est si difficile, que toute critique est prise comme une attaque.
JD – Exactement. Et tu le sais bien, il ne s’agit pas de critique au sens de ‘critiquer un film’, mais plutôt de parler du cinéma d’une manière plus organique, être capable de construire un discours sur une plateforme qui soit publique (que ça soit un journal, la télévision, un site web). C’est-à-dire ces plateformes qui créent un public, ou qui aident à rassembler un public qui soit beaucoup plus conscient des enjeux de la production locale. On n’a pas eu de revue de cinéma depuis tellement d’années ! Et dans les revues culturelles, le cinéma prend peu de place. Tu retrouves, par exemple, plus d’écrits sur la musique et le théâtre.
Oscar – Il n’y a jamais eu de revues de cinéma au Liban ?
JD – Il y en avait dans les années 1970, je crois…
O – Donc avant la guerre…
JD – Oui. Apparemment il y a une revue en ligne qui va être lancée. La revue s’appelle Terso. Je ne sais pas où elle va mener. C’est une revue qui est censée porter sur le cinéma d’une manière générale, une sorte d’exploration de n’importe quelle thématique autour du cinéma. Il faut qu’il y ait quelque chose comme ça et surtout sur une plateforme en ligne où tu n’as plus vraiment besoin de publier sur papier. C’est une chose qui manque vraiment et qui est essentielle à l’évolution de tout cinéma.
Jinane ouvre la casserole, goûte son contenu et remarque que ce n’est pas encore cuit. En effet, ça prendra encore un moment. La discussion se poursuit donc.
JD – Une chose qui est très chiante avec les Cahiers du Cinéma de nos jours par exemple, c’est que tu sens qu’ils sont prisonniers d’un certain discours. Nous on a décidé d’arrêter de l’acheter. À une certaine époque, j’achetais tout le temps les Cahiers parce que j’avais besoin de savoir quels nouveaux films sortaient. C’était une affaire de se mettre à jour par rapport à une actualité du cinéma. Mais à un moment donné, c’est devenu insupportable et aujourd’hui, j’aimerais juste qu’ils se taisent, qu’ils arrêtent d’écrire. C’est très très formaté.
NO – L’autre chose qui me manque beaucoup ici, outre la présence d’une critique de cinéma, c’est une tradition du cinéma expérimental. C’est au Canada et en Amérique du Nord que j’ai découvert cette pratique. Et puis de cette découverte, tu n’en reviens plus ! Ce sont des manières de faire et de travailler dans des dispositifs intimes et artisanaux. Il y a bien sûr les structures qui le permettent dans des pays comme le Canada.
JD – Exact, des infrastructures qui donnent la possibilité de développer ce genre de pratique, d’avoir un labo par exemple. Il y a aussi toute une collectivité. Il y a beaucoup de choses qui ont été créés dans l’intimité et la solitude certes, mais beaucoup d’autres qui ont été créés grâce et dans la collectivité et le support intellectuel et technique qu’elle fournissait. Ici ce genre de collectivités existent, mais elles sont encore très timides.
NO – Voilà. Je te disais tout à l’heure que ce dont j’ai besoin c’est se sentir moins seul. Et ici, il y a des gens, tu vois ? Les gens sont là, il faut juste les rassembler, se rassembler un tout petit peu et se dire : « écoute, tu as un projet qui ne nécessite pas de budget colossal à réaliser, je suis là, et lui aussi… allons-y, faisons ça ! »
JD – Mais il faut les moyens pour pouvoir se dire ça… (rires)
NO – Oui il faut effectivement avoir le temps, se permettre de prendre le temps de faire les choses de cette façon. C’est une liberté aussi.
JD – Ça pourrait même devenir un luxe dans certains cas.
NO – Il fait aussi penser à qui contrôle les moyens de production. Je veux dire très pratiquement, qui détient le matériel, les salles de montages et comment y accéder.
JD – Oui, mais c’est une chose qui est censée être devenue plus simple.
NO – Censée…
JD – C’est ça qui est tellement contradictoire.
NO – C’est vrai qu’il y a une plus grande simplicité à plusieurs niveaux, mais je crois que c’est une facilité illusoire.
JD – Effectivement. Tu arrives à des moments où tu veux envoyer ton film à un festival et là tu te retrouves obligée de finir avec un DCP qui puisse correspondre à un format considéré comme montrable dans telle ou telle configuration.
O – En tous cas, c’est moins en moins le cas parce qu’un DCP tu peux maintenant le faire chez toi, le grading aussi…
JD – Oui tu peux effectivement les faire toute seule, mais si par exemple ton film est pris à la Berlinale, tu es obligée de faire un DCP avec un son 5.1, chose que tu ne peux faire que dans des lieux, avec des personnes et un matériel spécialisé. Tu te retrouves à courir dans tous les sens pour trouver des solutions qui fonctionnent et qui rentrent dans ton budget. La particularité du Liban, je crois, est qu’on s’entraide beaucoup les uns les autres à ce niveau-là. Un ami n’hésiterait pas à te permettre d’utiliser son studio ou de te faire un DCP a très peu d’argent s’il y a besoin.
NO – Oui effectivement. C’est vraiment la générosité et la complicité des gens autour de moi qui d’un côté me poussent à finir les projets et qui m’aident aussi à en faire.
JD – Tu sens que c’est moins institutionnalisé, moins rigide qu’ailleurs, et ça c’est une belle chose.
Jinane ouvre la casserole, un nuage de buée s’en dégage. Elle goûte à sa concoction et s’écrie : ‘On commence à se rapprocher de la fin, les fèves commencent à devenir moins croquantes…’
Notes
- Sabine Sidawi est une productrice et la fondatrice de Orjouane Productions. Jinane et Sabine forment le duo qui est le cœur de l’équipe de cette boîte de production. ↩
- 74 (La reconstitution d’une lutte) est un film de 2012 réalisé par Rania et Raed Rafei qui a été produit et distribué par Orjouane. Le film met en scène des jeunes militants au Liban en 2011 qui décident de revisiter un événement qui a eu lieu en 1974 où les étudiants de l’American University of Beirut occupent les locaux de l’université pour protester contre l’augmentation des frais de scolarité. ↩
- Maher Abi Samra et un réalisateur et scénariste. Ses deux long métrages We were communists (2010) et A Maid for each (2016) ont été produit par Jinane et Sabine. ↩
- Rania Rafei est une réalisatrice, actrice et productrice. En 2012, elle a réalisé avec son frère Raed Rafei 74 (La reconstitution d’une lutte). ↩
- Video Works est un programme de financement établit en 2006 par Ashkal Alwan, l’Association Libanaise pour les Arts Plastiques, pour fournir un support financier, technique et logistique pour la production de projets vidéo par des artistes et réalisateurs/trices qui sont au début ou au milieu de leur carrière artistique. Pour en savoir plus : [url=http://ashkalalwan.org/about-video-works/] ↩
- En effet, 74 (La reconstitution d’une lutte) a commencé comme un projet soumis à Video Works par Rania et Raed en 2011. La vidéo en question s’intitulait Prologue et agissait en tant que prologue au long métrage. Dans cette vidéo, les deux cinéastes organisent des séances de casting de jeunes militants qui joueront, plusieurs mois plus tard, le rôle de leurs prédécesseurs militants en 1974. ↩
- Film de 2007 réalisé par Borhane Alaouieh, réalisateur et scénariste considéré comme un des instigateurs au début de la guerre civile – avec d’autres comme Maroun Baghdadi, Jean Chamoun et Jocelyne Saab – d’une production cinématographique d’auteur au Liban. ↩
- En été 2014, Jinane et moi avons toutes les deux travaillé sur le tournage d’Une Histoire de fou de Robert Guédiguian. Orjouane se chargeait de la production exécutive des scènes du films tournées au Liban. Je m’étais retrouvée en tant qu’assistante costumière (ma tante, Rola Oueida, était la costumière) sur ce tournage. ↩
- Britel est un village libanais situé dans la vallée du Bekaa dans le gouvernement de Baalbek Hermel. C’est un village assez proche de la frontière Est libano-syrienne. ↩
- Il s’agit ici de son film de 2010 We were communists. ↩
- Dans ce dialogue, il va être question de principalement deux guerres qui ont marqué l’histoire récente du Liban : la guerre civile qui a duré de 1975 à 1990 et qui a opposé un florilège de camps, de confessions et de partis politiques différents ; et la guerre avec Israël de l’été 2006 qui a duré 33 jours, du 12 juillet au 14 août 2006. ↩
- Oscar est un réalisateur de films et de vidéos expérimentales. D’origine espagnole, il habite le Liban depuis quelques années où il continue à réaliser ces projets. Il est aussi le mari de Jinane. ↩
- Mahbas ou Solitaire est une comédie sociale réalisé par Sophie Boutros et dont Orjouane Productions en a fait la production executive. Le film est sorti en salle au Liban en mars 2017. Il met en scène un couple d’une femme libanaise et d’un homme syrien qui désirent se marier malgré les tensions entre les deux familles. Le film prend un ton comique et emploi des acteurs de théâtre et de cinéma très populaires, tel que Julia Kassar par exemple. ↩
- Akram Zaatari, Walid Raad, Rabih Mroué, Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige, ainsi que Ghassan Salhab, Lina Saneh et Mohammad Soueid sont des artistes, vidéastes, réalisateurs et metteurs en scène qui ont porté une vague de renouveau dans le milieu artistique libanais de l’après-guerre. Ils sont ici regroupés ensemble parce qu’ils forment un mouvement de la relève qui s’est intéressé à des thématiques et des questionnements similaires autour de la mémoire traumatisée, des fantômes de la guerre et de l’identité. Alors que leurs œuvres se recoupent et leurs pratiques étaient à plusieurs fois collaboratives, il faut insister que chacun de ces artistes développe une esthétique et un univers qui lui est propre et qu’il continue à explorer aujourd’hui. ↩
- Bébé est une comédie réalisée par Elie F. Habib en 2013. Le synopsis du film est le suivant : « Une femme de 33 ans qui souffre d’un handicap mental sort pour la première fois seule de chez elle avec un sac contenant un million de dollars en cash ». ↩
- Jad Youssef est un collaborateur, réalisateur aussi, que j’avais rencontré lors de nos études de licence à l’Institut d’Études Scéniques et Audio-visuel de l’Université Saint-Joseph. Nous avons travaillé nos premiers films ensemble, sans que ça soit néanmoins des co-réalisations. J’étais chef opérateur sur ces films et lui sur les miens. Le montage, pour ses films ainsi que les miens, se faisait presque à deux. On a donc développé un habilité dans le domaine à travers l’expérimentation et la complicité. ↩
- Mélange de thym séché et d’épices. ↩
- L’AFAC (Arab Fond for Arts and Culture) est un fond arabe pour la culture qui finance et soutient annuellement des projets culturels dans le cinéma, la danse, le théâtre, la musique, l’art contemporain et la littérature dans les pays arabes. C’est une source majeure de financement pour les artistes résidant dans la région. Pour en savoir plus : [url=http://www.arabculturefund.org/about/index.php] ↩
- Al-Jazeera est une chaîne de télévision satellitaire basée à Doha et financé par le gouvernement de Qatar qui émet en arabe, en anglais, en turc et en serbo-croate. ↩