DE QUELQUES MANIÈRES DE PENSER “ENTRE”
Cet article est paru pour la première fois dans la revue Hors champ en février 2001. Dans le cadre de ce petit dossier consacré au cinéma israélien et palestinien, nous avons cru bon de le republier avec quelques modifications, mais sans toutefois le « mettre à jour ». Cet article avait en effet été écrit vers le début de la seconde Intifada (automne 2000), longtemps donc avant la litanie d’événements tragiques qui se sont déroulés depuis en Palestine et dans les territoires occupés. Malgré son anachronisme (ou à cause de son anachronisme justement), il nous a semblé posséder une certaine pertinence (c’est un texte qui parle, après tout, d’ici et d’ailleurs) au point d’avoir voulu lui donner un second éclairage.
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«…et on a pris ce titre, Ici et Ailleurs en insistant sur le mot Et : le vrai titre du film c’est Et, ce n’est ni Ici ni Ailleurs, c’est Et, c’est Ici Et Ailleurs : c’est-à-dire un certain mouvement ».
(Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, p. 303)
Si Bande à part (1964) est un «film qui hésite entre le Nord et le Sud», Ici et ailleurs (1975) est un film qui est tout entier revendiqué — et sans hésiter cette fois — à partir d’un espace compris entre deux réalités : espace de parole, de silence, d’action, de mouvement, d’analyse, de savoir, de savoir voir. Film charnière pour Godard: tourné en 1970, à l’époque du Groupe Dziga-Vertov qu’il formait avec Jean-Pierre Gorin, mais achevé seulement après leur dernière bravade, Tout va Bien (1972) ; tourné aussi après mai 68, mais monté seulement au moment où se profilaient les co-réalisations avec Anne-Marie Miéville (qui co-signe le film), les œuvres vidéo et les séries pour la télévision (6×2 (sur et sous le communcation), France Tour Détour Deux Enfants).
Ici et ailleurs est un film dont personne, longtemps il semble, n’a voulu. Même complété il est rarement montré et, bien qu’il bénéficie d’une diffusion en vidéo (chez Facets), il fait partie de ces films rares, comme Numéro deux, comme Comment ça va?, dont personne, ou presque, ne parle.
Commandé par « Le Comité central de la révolution palestinienne », Godard tourne avec Jean-Pierre Gorin une partie des images au mois de février 1970 dans les camps de réfugiés palestiniens, à Gaza, à Hebron, en Cisjordanie, au Liban. Revenu en France, il ne sait plus très bien ce qu’il veut faire du film dont le titre provisoire était demeuré « Jusqu’à la victoire ». Est-ce de voir s’assombrir les perspectives de la victoire, ou autre chose encore ? Les Palestiniens en ont-ils, ou en auraient-ils voulu ? Se serait-il passé la même chose qu’avec Luttes en Italie, commandé par la télévision italienne, et Vladimir et Rosa, par la télévision allemande, tous les deux refusés après montage ? Nul ne sait. Mais une chose est certaine : après l’un des film-phares de cette époque (bien qu’il ait été un cuisant échec commercial), Tout va bien, on constate, chez Godard, un changement de mentalité, un décentrement et un recentrement des préoccupations.
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« À un moment donné, je n’ai fait que des films dits “documentaires” après 68, enfin… en Palestine, ou sur d’autres choses. À des moments, il y avait beaucoup trop de son dedans; mais effectivement, c’est comme avoir la fièvre ou avoir la folie, il fallait à des moments avoir trop de son. C’était un film qui s’appelait Ici et ailleurs, j’ai essayé de dire que c’était ça les fous qui parlaient d’un endroit où ils n’étaient pas ; il y avait d’autres fous qui étaient, du reste, les Palestiniens, qui voulaient être à un endroit, et eux, personne ne voulait qu’ils soient à leur endroit ; et ils devenaient complètement fous aussi ; et ils avaient finalement un discours — je ne les jugeais pas eux, mais j’essayais de me juger moi — et il y avait un discours de militant : “Vive la Révolution!”, “Vive la classe ouvrière!” ou des trucs comme ça… complètement malades, mais malades c’est pas injurieux, c’est plutôt triste 1 . »
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Ce qui s’est passé entre en 1970 et 1974, dans ce temps compris pour que Jusqu’à la victoire devienne Ici et ailleurs, c’est ce qu’on appellerait, en psychanalyse, le « temps pour comprendre ». Temps pour comprendre que le monde n’est pas tout blanc et tout noir, tout fasciste et révolutionnaire ; qu’il n’y a pas d’un côté les bons pauvres et de l’autre les mauvais riches, qu’il y a, au bout du compte, des « pauvres cons de révolutionnaires, millionnaires en images de révolutions. » Plutôt que de diviser, bêtement, en deux, le monde, il fallait d’abord se demander « comment ça va ? » Regarder des images et se demander non plus le « quoi » de cette image (qu’est-ce qu’elle représente), mais son « comment » (comment elle nous est parvenue, par quels réseaux, comment elle cache quelque chose en nous montrant autre chose, etc.). Pour cela, il faut avant tout regarder les relations qu’entretiennent les images entre elles… et entre nous. Sortir de la « chaîne des images et des sons ininterrompus » pour saisir ce qui se joue en elle et entre les parties qui la composent… Comprendre la relation entre deux images, c’est voir l’image vraie de leur relation, leur vraie image : c’est aussi comprendre le rôle que nous jouons dans la chaîne de ces images, et que sommes appelés à jouer.
Je suis d’avis que si Godard a attendu aussi longtemps pour tourner de nouveaux plans et compléter le montage du film, c’est qu’il sentait, intuitivement, qu’il touchait à quelque chose, là, de déterminant, et dont ses expériences de militant, sans doute, lui ont donné l’intuition… Ici et ailleurs est en quelque sorte un entre-film. Entre La Chinoise, Un film comme les autres, Tout va Bien et Comment ça va?, Soft and Hard, les films-scénarios: Scénario du film Passion et de Sauve qui peut (la vie). Entre-film, dans la mesure où on y retrouve, d’une part, des ambitions de révolutionnaire, un fond marxiste-maoiste, une sympathie pour cette révolution impossible et ses méthodes, et, d’autre part, une volonté de décomposer l’image, de se demander comment et non plus pourquoi, bref d’interroger directement les images qui ont été tournées et qui composent, désormais le film.
Ici et Ailleurs est, pour cette raison, un film multiple ou pour dire plus justement un film qui procède par additions. C’est un « documentaire » ou un film-essai sur la révolution palestinienne et un film-scénario sur le tournage et les motivations de ce documentaire. Film-essai et film-scénario, qui expose le projet d’un film qui n’a jamais été achevé, qui n’a, à tout prendre, jamais existé, mais pour faire exister, entre les images tournées là-bas, au Moyen-Orient, puis, en France, quatre ans plus tard, un film « interstitiel », c’est-à-dire un film qui nous demande de voir entre deux lieux, dans l’espace compris entre deux réalités, des images en procès.
Dans Ici et Ailleurs, on peut voir pointer les premiers moments d’une des réflexions les plus riches et les plus profondes que Godard a menée depuis vingt-cinq ans et qui trouvera son aboutissement dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998), mais qui avant elles, a subi une multitude de variations, à travers Numéro Deux, les séries télévisées, Je vous salue Marie, King Lear, JLG/JLG et Hélas pour moi. Deleuze d’ailleurs dira que « Ici et ailleurs marque un premier sommet de cette réflexion qui se transportera ensuite à la télévision 2 . » Cette réflexion concerne le statut des images, ou mieux le processus de production des images. Suivant une remarque de Pierre Reverdy que Godard reprendra à plusieurs occasions, ces films nous rappellent que «l’Image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.» C’est, pour rappeler encore une fois Deleuze, «La méthode du ENTRE, “entre deux images”, qui conjure tout cinéma de l’Un 3 . »
L’image, telle que Godard la conçoit, n’est ni ici, ni ailleurs. L’Image n’est ni celle-ci, ni celle-là, mais la relation que ces images entretiennent et que nous entretenons avec elles. C’est ainsi que nous pouvons concevoir comment Godard met en série ces plans, comment il étalonne ces chaînes, en instituant, entre une image et un son, entre une image et une autre, entre deux sons, entre un personnage et un tableau, un rapport de forces, de densités, de potentialités.
Cela peut prendre différentes formes. Par exemple, dans Ici et ailleurs, une image et un son associés à Lénine, sont recouverts par un son et une image associés à Hitler, et d’Hitler, on arrive à une image et un son associés à Golda Meir, chef de l’état israélien de 1969 à 1974. « L’image ne peut naître d’une comparaison », et en effet, il n’est pas possible de dire que Golda Meir est comparable à Hitler. Toutefois, une relation existe entre eux. S’ils ne sont pas comparables, le geste de les rapprocher nous force à mener une réflexion sur le judaïsme, la revendication territoriale, l’espace vital, etc. Cette analyse n’existe pas seule, elle existe parce que deux images ont été télescopées.
Pour jouer un peu à la manière de Godard, rappelons que « télescoper » veut dire « Rentrer dans, enfoncer par un choc violent ». Télescoper, vient de l’anglais : telescope : « lunette d’approche à tubes emboîtés ». Dans « télescope » il y a donc deux idées : il y a « choc » et il y a « voir ». Ce serait ça, la « méthode du télescopage » godardien. Voir des choses distantes en les rapprochant, en les forçant à s’entrechoquer.
Ailleurs dans le film, Godard nous présente un extrait de nouvelles, prises en 1970, dans lequel des Juifs orientaux, dans un délire collectif, pénètrent un immeuble et assassinent trois palestiniens avant de les balancer par la fenêtre, dans la rue, où ils seront brûlés sous les cris: « À mort les terroristes ! » Miéville et Godard ne voient qu’un seul son qui puisse accompagner ces images: un chant juif, rappelant Auschwitz. Notre honnêteté nous forcerait peut-être ici d’accuser Godard/Miéville de raccourcis historiques, de leur dire: ce n’est pas juste, ce n’est pas vrai. On n’a pas le droit de comparer six millions de Juifs à trois Feddayins assassinés par une foule désorganisée et affolée. Mais c’est peut-être qu’on n’a pas compris, qu’on n’a pas su voir. Pas su voir qu’il ne s’agissait pas d’une comparaison, mais d’un rappel. Golda Meir n’est pas Adolf Hitler. Trois Feddayins ne sont pas 6 millions de Juifs, certes, mais sur cette frontière qui sépare ces deux réalités jouxtées, nous avons le droit d’envisager une relation, qui n’enlève rien à l’un ni à l’autre: mais qui permet de penser l’horreur, de penser l’impensable. « Et on a un peu peur », dira Miéville. Et de ce dont nous devrions avoir peur, nous, en l’an 2000, qui regardons ces images, prises par telle télé, en 1970, c’est cette autre image, captée il n’y a pas si longtemps, par telle autre télé : un Palestinien à une fenêtre, levant deux mains, rouges du sang des deux soldats israéliens qui viennent d’être tués, qui ont été projetés par une fenêtre et piétinés par une foule de Palestiniens affolés.
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Prendre la parole. C’est prendre la parole à quelqu’un, à partir d’un ailleurs, distinct d’un ici qui la reçoit. C’est dire que quelqu’un a déjà pris la parole. Qu’il nous l’a cédée, ou que nous l’avons prise. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un jeu de possession ou de repossession. Godard prend la parole – il la prend avec Anne-Marie Miéville. Cette parole est partagée avec celle des Feddayins palestiniens. Entre les deux paroles, on essaie de penser un espace de dialogue. Dialogue s’entend comme analyse. L’analyse vient avant l’engagement, et, en même temps, est un acte d’engagement qui mène à l’action. Avant de parler, il faut écouter. Avant d’agir, il faut penser. Pour penser, il faut voir. Écouter, et voir. Voir des rapports, des relations d’intensité.
Il ne suffit pas de dire : voilà des Palestiniens qui font la révolution. Il faut dire : « il y a nous, qui avons filmé, qui avons essayé de filmer, quelque chose que nous appelons la révolution palestinienne : nous l’avons sectionnée en catégories, les unes découlant des autres: 1. Le peuple; 2. La lutte armée (la guerre du peuple); 3. L’éducation populaire; 4. La guerre prolongée; 5. Jusqu’à la victoire. » On dresse une table des catégories et on tente de voir comment ces images peuvent s’enchaîner et ce qu’elles peuvent donner.
Godard, maître de paradoxes et éclaireur en images, explique clairement ce qui s’explique difficilement. Par exemple : comment les images (des images comprises comme signes) s’additionnent (tout est toujours très littéral chez Godard). L’année 1917 – sur le calendrier chrétien n’est en rien distinct de 1918, ou de l’an 845. La différence tient pour nous dans ce que cette année peut, ou non, représenter. Bêtement dit, la différence repose sur l’usage qu’on en fait. 1917 est une année qui se démarque parce qu’elle est marquée du sceau de l’Histoire : Fin de la Première Guerre, défaite allemande, prise du pouvoir par les Rouges en Russie. 1917 est le signe de quelque chose : triomphe de la révolution bolchévique ; entrée en force d’un nouvel ordre en Europe, fragilisation de la logique monarchique, humiliation de l’Allemagne (on sait la suite).
Godard nous dira: « Un 89 [1789] et un 17 [1917], pour nous, en France, égale un 68. » En quoi consiste le plus, en quoi consiste cet égal ? Si nous pouvons remettre en question les qualifications d’un Godard cinéaste-historien, nous pouvons lui concéder un sens de la formule et du montage historique. 1789: Révolution Française. 1917: révolution bolchévique. 1968: Mai. Comme si Mai a existé dans la somme de deux événements, du moins dans la tête de ceux qui ont tenté cette révolution… Bien que « l’image du total, Godard nous le rappellera, n’aura rien avoir avec la totalité des images. »
En 1974, avec Ici et ailleurs, Godard semble être revenu, non pas de ses erreurs ou de ses errances, mais d’une univocité, d’un manichéisme idéologique, pour proposer une vue hautement auto-critique de son travail. Il nous appelle critiquer toutes les images, à commencer par celles qu’il nous propose. Comment ces images de guerre ont-elles été filmées ? Qui a doublé les textes arabes ? Est-ce quelqu’un — Godard lui-même — qui leur a dit de réciter ces slogans ? Quelle part de manipulation préside à ces images, même les plus innocentes, même celles qui nous touchent le plus ?
Au fond, ce que nous disent Godard et Miéville, c’est qu’« il n’y a plus d’images simples, seulement des gens simples qu’on forcera à demeurer sage, comme une image ».
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« Le cinéma crée des souvenirs, la télévision crée de l’oubli ». Cette formule de Godard peut être très mal interprétée et il faut, il me semble, l’entendre comme suit : un certain cinéma, depuis 1895, a laissé en nous des souvenirs, des marques, a produit en nous une histoire. L’information donnée à la télévision est un robinet qui coule, et laisse en général peu d’impressions, hormis un effet général de réitération infinie (trouve-t-on, à la télévision, des images « distinctes » ?).
Comment mieux désamorcer un point de vue critique sur la situation en Israël qu’en commençant un laconique bulletin de nouvelles (quatre fois et demie plus court que le temps d’antenne consacré à la météo et un incendie à Saint-Féréole-des-Neiges) par ces mots : «Rien n’a changé dans les territoires occupés aujourd’hui. Palestiniens et Israëliens se sont affrontés toute la journée. Le bilan, 48 morts ». Ce n’est pas vrai que la situation demeure inchangée, puisqu’il y a eu des morts et des affrontements ! Il faudrait commencer par demander: pourquoi ces affrontements, où ces affrontements, entre qui ces affrontements? Entre le processus de paix mené par les États-Unis, largement couvert à coup de Yasser Arafat-et-Ehoud Barak-ont-mangé-ceci-à-midi, et, le point aveugle de tout ceci, sur le terrain, l’implantation de colonies en territoires occupés, la dépossession, aujourd’hui encore, et demain encore, de terres aux Palestiniens, les nouvelles ne nous réservent aucun espace de dialogue. Si nous juxtaposions ces deux images — poignées de mains des dirigeants et misère crasse en Palestine — peut-être que nous verrions quelque chose. Ou encore, puisque nous sommes à l’heure des bilans, pourquoi ne pas mettre côte à côte, ce gamin cubain sauvé par le FBI, et cet autre Palestinien, gamin lui aussi, abattu en pleine rue, et enfin, cet autre, les mains levées, dans un ghetto, à Varsovie.
Il faut parfois sortir de la chaîne des idées et des images reçues pour y voir quelque chose. Autrement, nous laissons trop peu à l’imagination, et encore moins, il semble, à la mémoire.