CRÉDIT CARBONE

Fiction

Levé tôt, je défais ma valise. Dans le plus petit compartiment, bric-à-brac de voyage : un roman (que je ne lirai que dans l’avion), ma caméra digitale et 2 adaptateurs de voyage (portable, téléphone). Ma trousse de médicaments (antiinflammatoires, antihistaminiques, antibiotiques, antiviraux, iodure de potassium) coincée entre une serviette (sans laquelle je ne me déplace jamais) et un pull en laine (qui sentira bientôt la cigarette). Quelques t-shirts, des chemises, une dizaine de sous-vêtements. Des bas dont j’abuserai. Sous le filet une coquille en Gore-Tex brille faiblement ; il pleut sans cesse à Berlin. En dessous, un complet plié, tout aussi imperméable ; redondant, j’en conviens, mais plus chaud, « tactique », mou, dispendieux. Une paire de jeans remplacera les corduroys dans la seconde moitié du festival. Mon porte-cartes en vinyle fluorescent, acheté au Musée d’art photographique de Tokyo est glissé dans un coin. Puis mon 3M – le modèle « urbain » d’il y a quelques années – gît près de son sac de décontamination et ses cartouches de rechange roses. Douché, vêtu, je transfère quelques items dans un tote au logo délavé d’un marché de coproduction, m’assure que la clé magnétique est dans mon portefeuille et quitte la chambre en faisant fi d’en éteindre les lumières.

L’organisation pour laquelle je travaille n’envoie plus personne en voyage, faute de moyens. En réalité, mes patrons sont trop contents d’éviter le bordel administratif et préfèrent m’envoyer moi, heureux de préserver leur mince crédit carbone (catégorie : entreprise culturelle ; dénomination discutable) pour autre chose. En ce qui me concerne, c’est tout ce que je connais. Je m’arrange, je déjoue et je jouis de l’ancienneté du fantôme dans la machine : des connexions nécessaires pour faire approuver les visas et les accréditations. Un mode de vie frugal, vestige d’un autre temps ; un privilège ésotérique qui irrite, j’en suis conscient, mes jeunes collègues qui préfèrent encore s’en remettre à l’algorithme. Ils compactent, analysent, traitent et gèrent les potentiels. Plus efficace, plus propre : on ne lésine pas sur la bande-passante. En contrepartie, on m’évoque parfois l’argument de l’éco-responsabilité, de l’éthique. Des famines, des récessions. Je n’en ai rien à foutre. Je m’accroche. C’est tout ce que je connais.

J’achète des films pour un agrégateur, voyez-vous. On ne fait plus dans la qualité depuis longtemps, que dans le volume. Mais qui dit volume, dit marge de manœuvre, angles morts. Et dans cette marge, j’invoque l’ancienneté. Une approche à l’ancienne : j’écoute les films en entier, rencontre les gens en personne, et me fie à mes goûts (ou ce qu’il en reste). Les œuvres – leurs créateurs –, je le sais pertinemment, ne feront pas d’argent. Mais elles se glissent dans le tas, existent d’une façon ou d’une autre pour la postérité, et je me félicite. Mes interlocuteurs, vieux amis comme employés temporaires, agents de vente entre deux boîtes, insistent, pour la plupart perplexes. « On vous envoie le fichier crypté, ce sera vite fait! » La machine à recommandations fera le reste (analyse : réputation, durée des plans, familiarité du scénario, profil de couleurs, médian d’attention, reconnaissance faciale, probabilité d’étoile montante, minutage, placement de produit, etc.). Elle estimera l’offre. Certes, mais je suis ici. Je verrai le film en salle avec le public. « Oui, mais notre cocktail est en même temps! » J’en conviens.

L’hôtel, à quelques pas à peine de Postdamerplatz et du Gropius-Bau, est confortable, anonyme. Debout dans le lobby, j’apprécie sa décoration pragmatique. Le seul employé – un barista – désinfecte son comptoir en inox. J’ai encore un peu de temps. Je contemple le menu sans le lire, commande. La cartouche d’aluminium glissée dans la machine m’extirpe un certain frisson, puis se liquéfie dans le verre goutte par goutte. Je balaie mon téléphone au-dessus du comptoir, ramasse la soucoupe, m’attarde sur la crema, ses minuscules bulles, pratiquement inexistantes, aussitôt éclatées. L’inauthenticité du café me préoccupe un instant. Le tiroir est entrouvert. J’y aperçois les pandémies perpétuelles, les croisières contagieuses, la disparition des moineaux, le dégel du permafrost, la surcharge des réseaux, les restrictions de voyage, l’automation des mains-d’œuvre, ou encore la futilité de voyager, de marchander, de dénicher, de se réclamer de l’art, quel qu’il soit. Je m’enivre un instant dans un cumulonimbus de pensées noires. Une fausse supériorité m’envahit, je m’envisage détenir un savoir supérieur sur l’état du monde, un secret occulte sur la condition humaine, anticipe me comporter comme tel, en salaud me rendre intéressant face à moi-même, ressasser des évidences. (« Saviez-vous que…? ») Puis je referme le tiroir, surpris, épuisé d’avoir ainsi bifurqué. N’y pense plus.

De retour à ma table, j’avale le café d’un coup sec, accueille l’amertume sur ma langue et sens immédiatement le ciel s’éclaircir, mes paupières se dégonfler, mes pupilles se dilater et la douleur dans mes os s’atténuer. Le facsimilé opère, il faut l’admettre. Mon torticolis de voyage décide de lâcher le morceau. Mes poumons se lubrifient sous le coup de l’émotion et le point de tension dans mon dos, une constante anticipation des symptômes et des maux, se relâche un instant. Je profite de l’instant de clarté pour changer ma carte SIM, délogée de sa fente par l’aiguille prévue à cet effet et sur laquelle je ne manque jamais de me piquer. Une goutte de sang perle désormais sur mon index, que je me retiens de mettre dans ma bouche. Le barista me dévisage. Ses yeux, plissés, sont à peine visibles, coincés sur une mince bande de peau sur son visage, entre la visière aux couleurs de l’hôtel et le N95 obligatoire, malcommode, standard. J’essuie mon doigt, jette un œil sur le moniteur de qualité d’air à côté de l’horloge et ajuste mon équipement en soutenant son regard. Puis je franchis la porte vitrée en testant réflexivement l’étanchéité du 3M autour de ma bouche, une main légère sur la valve d’échappement.

Un œil sur la route, l’autre sur mon horaire, je m’enfonce dans mon col, descends Ebertstraße. Dans ma paume, les jours à venir s’esquissent, quadrillés, en blocs de trente minutes où se succèdent visionnements, rencontres, verres entre collègues et amis. Puis, un regard vers l’heure, en haut à droite, me fait hésiter. Je calcule les distances, évalue les dépenses et me permets un premier taxi. Glissement du pouce, on me géo-localise et l’Audi, arrive en quelques minutes. Sur la banquette arrière, une vitre épaisse m’isole de l’horreur existentielle d’un habitacle sans conducteur. J’imagine une animatronique, pistons et circuits, appuyer sur les pédales. Cette même paroi m’indique où je vais, quand j’arriverai et ce qu’on me débitera. La ville, la vraie, défile par la fenêtre. La pluie s’est transformée en grêle, la voiture coupe dans un Tiergarten nu et maussade et se rend plus à Ouest. Les avenues s’élargissent. Je ferme les yeux. Puis, arrivé à destination, je m’assure n’avoir rien oublié sur la banquette et refuse de donner un pourboire.

Assis pour un premier film, je reprends mon souffle. J’observe le luminaire gigantesque, cercle à 16 rayons, répandre ses faisceaux sur les rideaux vermeils. Une certaine lassitude me gagne déjà. Les sièges bleus sont confortables. Je pige dans mon sac, glisse une bouteille d’eau achetée au lobby dans la fente devant moi, certain de l’oublier plus tard. Le programmateur, un jeune homme que je ne reconnais pas, présente le film. Le cinéaste, qui en est à son 2e long-métrage, n’a pas obtenu les visas nécessaires pour se rendre au festival, mais il sera téléprésent à la fin pour répondre aux questions. Les lumières s’éteignent. Le drame défile : déambulations d’artiste entre relations, projets, appartements, dans les ruines de l’Union européenne. J’y reconnais une certaine complaisance industrielle, reconnaît les différentes bourses de coproduction au générique. La mise en scène est simple (« prometteuse »), mais ses décisions me semblent moins calculées que circonstancielles, sans doute peaufinées a posteriori dans un engin de capture totale. La prémisse me touche néanmoins et je sors de la salle avant les questions, parfaitement satisfait d’une expérience sans ambiguïté ni aspérités, qui me permettra, lorsqu’interpellé au sujet du film, d’en parler sans réserve.

Les rencontres au Gropius-Bau se suivent et se ressemblent. Je traverse l’après-midi avec un rictus aimable collé au visage, vaguement préoccupé que mon masque m’ait donné mauvaise haleine. On m’offre une pastille, je l’accepte volontiers, la prend moi-même dans sa petite boîte en carton. Je déambule, m’assois, me relève, écoute distrait, demande les catalogues, félicite les sélections, et lance des bonjours, pour la plupart honnêtes, bien qu’automatiques. Allez hop, un autre café, une autre bouteille d’eau pétillante (forcément), que je sirote après m’être décontaminé les mains, en regardant les gigantesques banderoles et affiches qui surplombent le plancher et vantent les crédits d’impôt. (« Venez tourner chez nous! ») Bientôt, je sens les gens remballer, comme une perturbation atmosphérique. Je consulte mes notes, met de côté les dépliants, recense mentalement les courriels à envoyer plus tard et évalue l’influence de certains tuyaux.

Les premiers jours de festival sont souvent les plus solitaires, mais ce soir je rejoins un vieil ami. Dans le taxi, je me remémore les débuts de notre amitié, non sans embarras face à ces relations qui se tissent avec prudence, au travers des civilités d’affaires. Cinéaste dont la carrière pris un envol fulgurant dès son premier film tandis que la mienne demeura au mieux parabolique (on repassera), nous restâmes proche. Arrivé, je l’embrasse, me sent déjà plus léger. Le bar qu’il a choisi est accueillant ; le plateau de fromages commandé pour accompagner le vin nature, vécu comme un subtil anachronisme. Nous placotons, rattrapons le temps perdu. Je lui épargne les détails de ma journée, sauf quand ils concernent des gens que nous avons en commun et il me raconte où en est le financement de son prochain long-métrage. Le tournage est prévu en début d’année. Je mange un cornichon et lui souhaite, sincèrement.

Au retour, je descends Unter den linden vers la porte de Brandebourg, le pas léger, malgré la pluie. La cathédrale de Berlin, suivie du Lustgarten, et du magnifique Zeughauskino, adjacent au musée historique allemand, en impose sur l’imaginaire. Je prends note de trouver le temps. Certain d’oublier cette promesse à moi-même, puis convaincu de m’être déjà dit la même chose l’année précédente, et l’autre d’avant, le temps se compresse devant moi. Les catastrophes se sont enchaînées, les choses ont changé sans jamais mieux aller, mais je suis encore ici. Je prends la mesure de cette présence dans le temps, de cette répétition, comme d’un dépôt d’images sur mes rétines. Deux cristallins fragiles, foudroyés par le flot d’images, soudain opacifiés par une cataracte temporaire. Je cligne, une fois, deux fois. Il se fait tard, j’ai froid. J’aperçois le carrefour au fond de l’interminable avenue, et hâte le pas.

Au bout du couloir, j’aperçois la porte de ma chambre. Entrouverte. Un faisceau de lumière s’étend dans le corridor. Je regarde derrière moi. Personne. J’avance, puis ralentis à moins d’un mètre. Dans ma poche, je cherche quelque chose, n’importe quoi. J’arrête mes doigts sur la petite aiguille à carte SIM, la loge entre mes doigts, prêt à m’en servir comme du plus petit et ridicule poignard. Un pied, puis l’autre : personne. Plutôt : un drone hôtelier qui ressemble, depuis le cadre de porte, à un extincteur de fumée sur roulette. Je soupire, ferme la porte posément, compose dans ma tête la plainte que je laisserai à la réception demain matin. Mais l’annonce interrompt mes pensées, en anglais et en allemand. Je signe l’accusé de réception et lis :

Cher client 5981231. Votre crédit carbone [catégorie(s) : usage personnel / travailleur autonome] est épuisé [voir historique ci-dessous]. Veuillez contacter la réception pour faire les ajustements nécessaires.

Assis sur le lit simple, le plancher se dérobe sous mes pieds. Confus, j’ouvre ma boîte de réception. J’y contemple un message de mon patron, la notice d’annulation de mon vol, quelques ébauches de contrats que je devrai, je devine, déléguer, un message de ma conjointe, qui me cherche, et quelques invitations à des cocktails. Je remets tout ça à plus tard, inspire, une fois, deux fois, et ajuste mon horaire de festival en conséquence.