Couleurs nocturnes dans Delivrance
L’ascension nocturne de la falaise, dans Deliverance (1972), est un pivot du film mais aussi une scène plutôt incongrue par la rupture visuelle qu’elle opère. Au milieu d’images réalistes survient soudainement une nuit irréelle, avec des bleus métalliques profonds, des verts brillants et de curieux halos autour des formes. Dans le reste du film, la lumière n’en est pas moins travaillée, mais en sens inverse d’une photographie qui attirerait l’attention sur elle-même, le réalisateur John Boorman ayant plutôt exigé une subtile désaturation des couleurs, un adoucissement de la lumière dans une palette neutre, craignant que la beauté naturelle des lieux ne prenne les devant, qu’elle puisse distraire du drame et des sentiments plus sombres qu’il voulait inspirer. Il avait fait appel au directeur photo Vilmos Zsigmond, qui venait de terminer un film de Robert Altman (McCabe and Msr. Miller, 1971), pour lequel il avait rendu une lumière semblable : des images légèrement brumeuses, aux couleurs un peu lavées, en cherchant à tourner souvent sous un ciel couvert et soumettant la pellicule au procédé du « flashing » 1 . Boorman avait aussi vu en lui un bon partenaire pour un tournage dans des conditions difficiles, donc pour cette histoire d’expédition en canot dans une contrée sauvage, à laquelle il entendait donner le plus d’authenticité possible.
Dans cette scène de nuit où Ed (Jon Voight) gravit l’intimidante paroi, pour tenter de surprendre et d’éliminer l’homme qui rôde dans la forêt et menace les pagayeurs, la facture visuelle est non seulement étonnante, mais elle sème un doute quant à l’intention esthétique qu’elle est sensée traduire. S’agit-il d’un effet voulu dans un soudain basculement hors du réel, une touche onirique, voire quasi psychédélique, au milieu d’un drame réaliste ? Rien n’appelle une telle rupture de style ailleurs dans le film, sinon la représentation d’un cauchemar à la toute fin, mais l’intention y est alors très claire (Ed se réveille). Ou est-ce un simple effet day for night un peu raté, qui plutôt que de faire croire à la nuit, trahit son artifice par ses imperfections techniques ? Une recherche web peu persistante n’a pas permis de rapporter ici une réponse définitive, mais en parcourant des articles sur les éditions DVD et Blu-Ray récentes, on trouve quelques commentaires sur ces images où elles sont essentiellement perçues comme une anomalie technique, un effet bâclé, dont on s’étonne justement venant de perfectionnistes comme Boorman et Zsigmond. Les derniers transferts numériques font d’ailleurs ressortir plus clairement la texture étrange des images en question, se rapprochant sans doute davantage de la copie originale, alors que bien des gens n’ayant jamais vu le film en projection l’avaient vu autrefois sur des transferts moins nets, comme en VHS ou à la télévision pré-HD.
De toute évidence, la scène est tournée le jour, sans doute parce qu’elle était trop compliquée et périlleuse à exécuter la nuit. Le procédé day for night 2 consiste à assombrir une image filmée en lumière du jour et donner l’illusion de la nuit, pouvant user à cette fin d’une combinaison de diverses techniques, comme des filtres bleus et à densité neutre au tournage, doublés d’une diminution d’exposition en postproduction. L’effet est déjà en soi rarement convaincant : des éléments de l’image conservent une clarté invraisemblable par rapport à une nuit réelle, et l’intensité des reflets sur certaines surfaces, de même que les détails dans les zones d’ombre, laissent souvent deviner la présence du soleil. Mais il y a quelque chose en plus dans cette scène, une artificialité inhabituelle, une irradiation mystérieuse, des dualités singulières de l’ombre et de la lumière… L’hypothèse de l’erreur technique est crédible. On remarque que l’effet n’est pas égal à travers la scène, tous les plans ne sont pas exposés et colorés exactement de la même façon, comme si on avait voulu en postproduction retoucher certaines images plus que d’autres, celles où le jour demeurait trop apparent. C’est une bonne raison de douter d’un effet intentionnel, pour lequel on aurait mieux pris soin de garder une constance à travers tous les plans. S’ils ne souhaitaient pas cette impression d’irréalité, sans doute les cinéastes se sont-ils résignés au résultat, faute de pouvoir refaire la scène pour diverses raisons et se trouvant dans l’impossibilité de l’utiliser comme scène de jour si des filtres avaient déjà transformé la lumière au tournage.
De plus, si on s’intéresse à l’aspect technique, qu’on s’interroge sur la manière d’obtenir cette étrange qualité de la lumière, on est doublement interpellé et perplexe. Quelques sources se bornent à faire mention d’un day for night mal exécuté. Il est pourtant évident qu’il ne s’agit pas simplement du procédé « standard » qu’on a vu dans bien d’autres films. Gardons à l’esprit que c’est longtemps avant la technologie numérique et l’étendue de ses possibilités pour trafiquer l’image. Une information cueillie dans un livre consacré à Boorman 3 est la plus instructive, rapportant une intervention supplémentaire qui aurait eu lieu en postproduction, au laboratoire, afin d’assombrir davantage des portions de l’image trop claires pour évoquer la nuit : il s’agissait d’imprimer le négatif par-dessus le positif (puisque, par exemple, un ciel couvert, blanchâtre, est noir sur le négatif). Il semble en effet que cette simple opération technique soit le principal facteur du caractère singulier de cette lumière nocturne. Mais que le résultat soit ou non un accident qui s’écarte de l’intention, il reste que le principe d’imprimer le négatif par-dessus des régions de l’image est en soi un geste original, une note expérimentale au milieu d’un film narratif réaliste.
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Au début de la scène, Bobby, resté au pied de la falaise, regarde Ed qui amorce l’ascension. Il nous faut quelques instants pour se rendre compte que nous sommes passés du jour à la nuit avec ce plan, car bien qu’étant plus sombre et bleuté que la scène précédente, l’éclairage ressemble quand même plus à celui du soleil. On remarque sur l’eau d’étranges taches noires entourées de lumière blanche, ce qui pourrait manifestement indiquer une surimpression du négatif dans cette zone du cadre (découpée autour de Bobby dont la lumière sur le visage demeure normale), mais sans doute avec un léger jeu entre les deux copies de l’image, le calque n’étant pas parfait et laissant déborder les reflets étincelants sous leur double en négatif.
En contrechamp, regardant vers le haut de la falaise, on suppose le même procédé pour le ciel. Ce ciel serait plutôt un fond uniformément obscure et noir dans une nuit réelle. Mais on sent ici qu’il a été obscurci après-coup. Toute l’image est aussi fortement teintée en bleu, un peu trop pour croire à une lueur nocturne naturelle. Le négatif semble n’avoir été appliqué que sur le ciel, ou bien à une intensité plus grande sur le ciel, car les teintes cuivrées du rocher ressortent assez clairement. Mais un autre détail intrigue, qui commence à donner l’impression de basculer dans une autre réalité : un contour incandescent du rocher, le long de sa bordure avec le ciel, particulièrement dans le coin gauche en haut, où quelques arbres irradient un halo bleu clair. Quant à l’explication technique, il s’agirait probablement soit d’un masque pour éviter de faire disparaître les arbres en applicant le négatif seulement sur le ciel (une surimpression par technique de « matte » pour la réserver à certains morceaux de l’image), mais dont le découpage approximatif laisse s’infiltrer un peu de ciel clair ; soit que les arbres aient été des figures sombres en contre-jour dans le plan original, et alors les arbres sont lumineux sur le négatif qui déborde un peu dans la surimpression.
Sur ce gros plan, on revient à un day for night plus standard, avec sans doute l’usage de filtres bleus et une diminution de l’exposition, mais qui donnent une texture fantastique à l’eau ruisselant sur le rocher. De plus, le vert de la végétation ne serait jamais aussi vif sous la lueur de la lune dans une nuit réelle. L’effet est encore ici plus frappant pour la plasticité de l’image que le besoin narratif de camper l’action la nuit.
Comparons ensuite les deux plans suivants, en notant la différence dans l’apparence de la rivière en contrebas.
Dans le premier, on note les formes sombres sur les rapides de la rivière. Le négatif aurait donc été imprimé sur cette portion de l’image. La rivière semble sortie d’un rêve, une émanation de l’esprit d’Ed, plutôt qu’un cours d’eau réel dans la pénombre. Ce n’est presque plus de l’eau à nos yeux, plutôt une sorte de magma où ondulent des nappes ténébreuses. Tandis que dans le second plan, il n’en est rien, les rapides reprennent leur air naturel avec des bouillons blancs.
L’angoisse du personnage est ici communiquée en l’éloignant dans un plan large, pour en faire une minuscule et fragile figure humaine agrippée au rocher vertical, au milieu du paysage splendide et impitoyable. Mais on pourrait bien y voir aussi un paysage imaginaire, un décor en noir, vert et bleu, tellement l’artificialité de la nuit paraît rendre la nature elle-même artificielle ; le ciel noirci et la forêt trop claire, à droite, ressemblent à un arrière-plan peint en studio. Le caractère de la lumière, en plus des thèmes, en fait une sorte de tableau expressionniste, voire un écho du Romantisme du 19e siècle, comme dans certaines peintures de Friedrich où malgré l’obscurité générale de l’image, les couleurs émergent d’une autre lumière.
Alors qu’Ed, arrivé au sommet, regarde en bas, les effets du négatif disparaissent, et la chute conserve tout son éclat au milieu de l’image assombrie et teintée.
Ici, une sous-exposition plus marquée et mieux dosée produit un day for night plutôt réussi, une ambiance nocturne plus crédible.
Mais par la suite, la fin de la scène va redoubler d’étrangeté…
Les arbres à l’arrière-plan sont noirs, mais cernés d’une lueur bleu pâle. Ils se détachent d’un ciel obscurci et tournant au gris verdâtre. En contraste à l’avant-plan, le visage de l’acteur est sous un autre éclairage, plus proche d’une lumière du jour, et la couleur de la peau est alors l’unique élément de l’image qui n’est pas fondu dans l’unité chromatique de l’ensemble du plan. Toutefois, une anomalie capte notre attention sur un côté du visage : le ciel y déborde et colore la peau sur le front, la joue, le menton…
Ce n’est sans doute qu’un accident technique ; encore ici, la surimpression du négatif sur une portion de l’image s’est faite avec un découpage approximatif, ainsi le négatif du ciel fut imprimé sur une partie du visage. Mais notre regard s’ancre dans ce détail, notre perception vacille, on sort du film pour entrer dans la matière de l’image, ou bien on glisse dans une nuit imaginaire davantage que dans une simple fausse nuit, peut-être une projection subjective des pensées cauchemardesques du personnage, de ses ténèbres intérieures, bien que ce ne soit probablement pas l’intention.
Le retour du jour étant exactement dans le même cadrage, le plan nous informe de la lumière réelle dans laquelle furent tournés les plans précédents, sans les filtres sur la lentille et les manipulations au laboratoire.
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C’est un moment charnière du récit, mais voilà que notre regard dérive sur des artifices de l’image. Au premier degré narratif, il y a donc un risque de « décrocher » du film à ce moment ; on ne croit pas à la nuit, alors on ne croit à rien d’autre. En revanche, la qualité de la lumière est assez singulière, différente de l’habituel day for night, pour qu’aux yeux de certains elle devienne intéressante en elle-même. Si l’usage du négatif n’est pas en soi inédit – on le retrouvait dans le cinéma expérimental ou des films fantastiques – il reste que le mélange du positif et du négatif était plus rare et délicat à réaliser avant l’ère numérique. Mais au-delà de la technique, la texture des images peut suggérer la lisière du rêve, et si notre perception glisse dans ce sens, nous ne penserons pas alors à une bavure technique.
En fait, c’est précisément cette incertitude, quant aux intentions derrière les images, qui donne vie à celles-ci, leur confère un mystère et affecte la perception de l’ensemble du film. Cela est soutenu par l’intensité de l’effet, son « dosage », qui brouille les intentions, car il s’accorde à une vision autant qu’à l’autre : l’effet est assez évident pour qu’on en déduise une tentative de day for night imparfaite, tout en demeurant assez discret pour concevoir qu’on ait jugé l’anomalie acceptable ; et du même coup, assez évident pour croire à un effet intentionnel cherchant justement à être remarqué, tout en restant assez subtil pour fonctionner comme impression de légère étrangeté, plutôt qu’une fantaisie trop élaborée qui n’aurait pas sa place dans le film. Il est certes fondé de conclure à un accident technique, les sources ne mentionnent rien d’autre qu’une recherche de solution pratique par Zsigmond, pour faire une scène nocturne avec des images trop claires tournées le jour. Mais il reste qu’au moment de regarder ces images, elles portent vraiment une ambigüité entre l’expérimentation et le geste manqué, entre une forme d’onirisme réussie et une illusion ratée.
Malgré une différence esthétique, c’est par cette lecture incertaine, hésitante, que la scène est aussi en quelque sorte à l’image du film en entier. Deliverance est au croisement du film d’aventure et d’une prétendue méditation plus profonde sur l’homme moderne, forcé de se remettre en question face à la nature et de retrouver des instincts enfouis. Le film a marqué les esprits pour des raisons aussi disparates qu’un plaidoyer écologiste ou une emblématique scène de viol. La légende fut nourrie après-coup autour du tournage, quant à la soi-disant réalité de certaines expériences vécues par les acteurs et l’équipe, puis sur quelques conséquences du film, notamment le décès de pagayeurs qui ont voulu s’aventurer ensuite sur la section dangereuse de la rivière où le film fut tourné. Mais au niveau d’une appréciation critique, il est difficile de se situer. On est tantôt envoûté par quelques images très fortes, les sonorités changeantes de la rivière, la réalisation inspirée… Ou bien agacé par quelques invraisemblances typiques des raccourcis du film d’action conventionnel, les stéréotypes un peu exagérés des personnages, le jeu carré et surfait de Burt Reynolds… Certains aspects du film sont réellement propres à remuer des peurs et des désirs dans l’inconscient, à soulever des questions sur la condition humaine, le rapport à la nature, etc. ; mais l’expérience et la réflexion sont parfois court-circuitées par des dialogues plaqués, peu crédibles, même risibles (parce qu’ils se veulent sérieux), venant tout épeler en grosses lettres, comme : « Sometimes you gotta lose yourself to find something » ; ou pire, comme quand Lewis (Reynolds), le fémur sorti de la cuisse, agrippe Ed au collet pour lui murmurer à travers la douleur : « Survival is the name of the game ». De telles phrases de l’écrivain américain James Dickey, qui s’était chargé de l’adaptation de son roman pour le film, paraissent plutôt écrites par un adolescent lyrique en mal d’aventure, inquiet de sa virilité, et qui s’imagine découvrir quelques grandes vérités en formulant des clichés.
À plus d’un point de vue, Deliverance est un film oscillant entre l’artifice et l’authenticité.
Notes
- Il s’agit de « voiler » un peu l’image en exposant faiblement et brièvement le négatif vierge avant de filmer. ↩
- Nous laisserons tomber le terme un peu déplaisant « nuit américaine » en français. ↩
- The Cinema of John Boorman, Brian Hoyle, Scarecrow Press, 2012, p. 84. Notons le verdict de l’auteur sur la scène, il la décrit comme le seul endroit où la photographie exceptionnelle de Zsigmond est « gâchée ». ↩