Déjeuner sur l’herbe : autour de quelques réalisatrices
Survenue au mois de mars, l’idée de ce texte à quatre mains fut de prolonger, jusque dans l’espace de la critique ou du commentaire de film, le geste dialogique présent dans certaines œuvres réalisées par des femmes. Geste d’amitié politique et de discussion ouverte, ce texte crée des passerelles entre des films récents et d’autres issus des années 70 et 80, explorant les affinités qui les lient. Cette réflexion s’inscrit, d’un film au suivant, tantôt en réaction de certains avis qui circulent, tantôt dans le mouvement d’une pensée qui avance à deux.
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La main d’un ami
M.T. : Lorsque la chanson Little Blue Girl de Nina Simone survient à la fin de Saint-Omer, je me suis dit que la grâce qui se produit alors devait beaucoup, par contraste, à tous les premiers degrés que le film précédemment affronte. Après autant de plans fixes, encadrant le sujet et matérialisant sa solitude, après autant de paroles assénées, de conceptions martelées, l’avènement de l’onde pianistique, sa coulée soudaine dans le plan est venue me prendre par la main, comme si Saint-Omer se comportait en ami, prévoyant un espace d’amortissement pour la façon dont j’allais me débrouiller avec les questions et les émotions qu’il avait su susciter en moi. Comme s’il avait la gentillesse de m’accompagner jusqu’à la porte comme on le fait avec ces gens qui quittent notre domicile, à la fin d’une soirée passée ensemble. La musique se lève lorsque la salle d’audience s’est vidée, la caméra insistant une dernière fois sur le dispositif formel de la salle (de cours/de classe), d’abord introduit par la séance-prologue où Rama enseigne. On a le sentiment, à ce moment, de toute l’habileté d’un film qui construit l’énigme de son intensité en s’appuyant sur une littéralité calculée.
Ce que la chanson de Nina Simone absorbe et poursuit, c’est toute l’émotion que déclenche le discours de l’avocate de la défense, lorsqu’elle articule son ultime intervention autour du paravent psychiatrique — la folie est donc plaidée pour défendre Laurence Coly, mère accusée d’infanticide. Mais c’est plus précisément la notion biologique de « cellules chimériques », laquelle désigne l’influence cellulaire mutuelle d’une mère et de son enfant, cette interconnexion inscrite à l’intérieur des organismes de part et d’autre, qui vient rompre la tonalité dure, voire monotone de l’échange juridique. La caméra, analytique, objective, plate, aligne alors les visages des femmes présentes, membres du jury ou de l’audience, créant une circulation entre les sujets et transfèrant ainsi à l’horizontale une dimension de ce que le film explore, soit la passation intergénérationnelle du trauma, du malheur, cette communicabilité mystérieuse, mais palpable entre les êtres et le temps.
Les images suivantes décrivent un moment de transition vers la rue, vers le retour aux vies en recourant à des plans d’ensemble où l’on voit notamment la mère de l’accusée, de dos, marcher dans la ville. Alors que la mise en récit du procès de Laurence Coly use de distanciation même, voici que la musique, ce procédé d’émotion, vient instaurer une nouvelle variété de distance narrative, dans le même souffle que l’émoi s’étant tout juste produit à la cour, mais libéré de son austérité spatiale. L’effet cathartique induit par ce contraste nous accueille également dans une sorte de « droit » à la contradiction. Contradiction non pas entendue comme erreur logique, mais comme façon d’embrasser toutes les strates qui composent un sujet — la complexité que revêt la coexistence de ces strates dans le contexte de chocs entre des cultures inégalement admises au sein d’une société. La femme ne cherche pas à nier le geste qu’elle a commis, le matricide, ni même à l’amoindrir, mais elle ne comprend pas comment elle a pu le commettre et en elle, c’est tout le théâtre contradictoire de son enfance au Sénégal, pays avec ses propres schèmes d’explication des phénomènes, et de son adhésion désirée, mais aussi poussée par sa mère à la culture blanche, à travers son éducation française et le choix de la philosophie.
Saint-Omer m’a imprégnée par sa simplicité et son économie figurative coupante, où le personnage de Coly est posé dans une lisière exacte qui le définit tout à la fois comme prisonnier d’un cadre et figure lumineuse qui en inverse la pression. Le cadre, c’est la cour d’assises configurant l’étau de l’institution et la violence moins de son protocole que la rigidité du discours qu’elle conditionne, mais de surcroît, c’est littéralement le cadre cinématographique lui-même, resserré autour de la figure. Or, ce cadre agit également comme les bords d’un tableau qui vient cette fois pourvoir le sujet minoritaire d’un espace d’existence autonome, travail d’espace soutenu par celui de Claire Mathon, dont la peinture photographique rappelle d’ailleurs les enjeux de Portrait de la jeune fille en feu (2019) (dont elle est également directrice photo). L’apparaître de Coly fait en soi évènement tant sa peau et son corps sont éclairés de façon à la magnifier, jusqu’à son positionnement de trois quarts, une astuce de la peinture de portrait visant à augmenter la dimensionnalité du sujet peint. Existent ainsi dans un même choix formel toute la violence institutionnelle au regard de cette femme noire et l’immanence de son être, sa vitalité même, faisceau de contradictions déposé en sa figuration.
Une manière d’apparaître
A. M-L. : Laurence Coly « excède » le cadre, dans sa dignité presque allégorique, le contrôle aigu et légèrement défiant qu’elle exerce sur sa propre parole : ce qui en sort, ce qu’elle retient, cela réside en son mystère, et nous n’y aurons pas accès. Pourquoi, ou de quel droit y aurions-nous accès ? Nous nous doutons d’ailleurs que ce n’est pas le premier cadre qui est imposé à Laurence Coly, qu’elle a dû apprendre à composer avec la rigidité et la normativité de stéréotypes aussi stériles qu’insolites, qui ont limité sa trajectoire d’intellectuelle. « C’est quand même curieux qu’une femme franco-sénégalaise ait voulu consacrer des études de doctorat à Ludwig Wittgenstein et pas à un philosophe plus proche de sa culture », témoigne à la cour l’une de ses anciennes professeures d’université, lors de son assignation à comparaître. Avant même qu’elle ait commis d’infanticide, Laurence Coly outrepassait déjà des règles non écrites, elle était fautive d’espérer une vie différente que celle que la société voulait bien lui assigner. Si la fixité du dispositif juridique fonctionne aussi bien au sein de la mise en scène de Diop, c’est parce qu’elle propose une assise solide face à une parole qui s’inscrit dans le mouvement et le croisement continus de paradigmes (sociaux, politiques, féministes, mythologiques, ethniques), sans que cela n’apparaisse forcé. Dans la coexistence et l’affrontement de ces diverses réalités, une opacité demeure, incarnée par ce qui ne peut être hébergé par la parole, et surtout pas par l’acte de comparution, épreuve verbale qui ne peut accueillir (ni prendre soin de) la complexité intérieure de Laurence Coly. Il faut donc, en ce cas, trouver une manière d’apparaître qui instille le moins de violence pour soi. Cet intérêt sincère pour ce que l’autre peut nous dire (si seulement on s’efforce de lui creuser un terrain fertile) est un thème si important, si transversal, que Diop travaille depuis le début de sa pratique, qu’on pense à la beauté de l’échange qu’elle tient avec Pierre Bergounioux dans Nous (2022) ou à l’écoute qu’elle offre aux quatre jeunes hommes de banlieue dans Vers la tendresse (2016) lorsqu’elle leur demande par quelle(s) voie(s) l’amour trouve une place dans leur parler quotidien.
Me permets-tu un détour ? Tu le sais, j’ai (enfin) vu Wanda ce week-end. J’avais lu Nathalie Léger également avec son Supplément à la vie de Barbara Loden, mais je n’avais pas encore regardé Wanda, et encore moins vu Loden jouer ce rôle. L’insaisissabilité du personnage de Wanda n’a a priori rien à voir avec celle de Laurence Coly, et pourtant, j’ai lié leurs silences, leur vie criminelle oblique, tout ce que leurs mauvaises décisions portent de douleur et d’abnégation. L’entrevue que Loden a accordée à Dick Cavett en 1971 pour son talkshow m’a semblé quasiment aussi intéressante que le film. Dick Cavett, le smirk indécollable, fait mine de déplorer un manque de femmes cinéastes dans l’industrie, avant d’accueillir Loden sur le plateau par la phrase suivante : « Would you please welcome the attractive and very determined Barbara Loden ». Cavett ne sait pas que Loden ne tournera qu’un film dans sa carrière, mais son « very determined » donne la nausée. Loden arrive, minijupe, bottes aux genoux, dans un style 70’s irréprochable. Elle serre la main de Cavett (et de deux hommes aux gros favoris hirsutes semblant surgis de nulle part), puis adresse le tir : « Very determined, eh? ». Ce n’est que le début d’une conversation où je découvre une Barbara Loden très différente de la Wanda qu’elle joue, et notamment capable de s’amuser d’une langue qui semble, encore ici, aussi imprévisible qu’en parfaite connaissance de la misogynie de l’époque, capable de se protéger par le rire ou le démenti vif. Lorsque Cavett tente de la coincer pour lui faire avouer qu’elle vient d’un milieu pauvre, qu’elle est une « mountain girl » des Appalaches, elle s’insurge et précise : « It wasn’t that I didn’t have any shoes, I just didn’t have any cashmere sweaters ». L’esquive fonctionne, la honte change de camp. Forcée de répondre à des questions qui n’ont rien à voir avec son film (ou si peu), Loden s’adresse non pas avec le contrôle souverain d’une Laurence Coly ou l’opacité flottante de sa Wanda, mais dans la déroute du parler, la certitude qu’il faut trouver une réponse, ou autant dire une défense, qui soit aussi sinueuse que profondément personnelle, comme si c’était une question de survie.
Mais une parole qui se regarde exister pour la première fois, qui semble fascinée par sa propre éclosion, peut cependant engendrer son lot de problèmes, comme on en rencontre dans le film de Sarah Polley, Women Talking (2022). Dans une structure presque totalement en huis clos, qui se déroule dans le grenier d’une grange, des femmes mennonites débattent de l’idée de quitter leur colonie (suite à un viol collectif sordide, où les hommes du village ont utilisé des tranquillisants pour vaches afin de commettre leur crime). Les femmes de multiples générations et familles discutent : certaines font entendre leur voix dans la peur et le tremblement, d’autres dans le pardon et l’abandon, d’autres encore dans la colère. Faut-il quitter, faut-il rester ? La parole distille diligemment le ressenti de chacune, mais quelque chose de cette dite parole « toute féminine », dont les considérations concordent un peu trop parfaitement avec notre époque post-me too (nous sommes en 2010 chez des mennonites, rappelons-le) n’est ni fluide ni crédible, comme si la discussion prenait la forme d’une étrange course à relais. Cette place si précise que Diop réussit à accorder à l’ambiguïté d’une parole féminine semée de doutes, mais néanmoins assertive, Polley en fait de son côté un espace scénaristique plus formaté (peut-être dû à l’adaptation du livre et des contraintes qui en découlent). À la question « Que se passe-t-il quand des femmes se parlent ? », d’autant plus dans la véracité d’un moment décisif, je ne trouve pas d’élucidation ni dans le dialogue ni dans les images. Comme si la nécessité d’une quelconque suspension n’avait pas été prise en compte. Étrange constat, étant donné l’investissement de Luc Montpellier à créer une palette gothique un peu « hors du temps », censée incarner la limitation dont sont victimes les femmes dans la colonie (mais qui ressemble davantage à la couleur terne de papiers journaux défraichis). Cette cartographie des différentes transformations quotidiennes de la lumière, qu’il a captée méticuleusement, était quant à elle censée évoquer une autre limitation, celle de l’urgence du temps de discussion des femmes, temps qui s’amenuise au fil des heures. C’est peut-être au cœur de ces deux types d’allusions à l’idée de « limite » que le rythme de la réalisation devient tiraillé, brouillon, faisant du cadre (notion si dense chez Diop) un espace où les auréoles, les magnifications ne trouvent pas leur pleine ampleur.
Devant la parole
M.T. : J’ai également eu beaucoup de mal avec Women Talking, tant cette proposition m’a semblé exaspérante d’évidence et lourde de bienveillance, mais encore étrangement abstraite des données contextuelles précises qui auraient permis de comprendre qui furent au juste ces femmes mennonites. Ici, c’est plutôt l’absence de cadre anthropologique qui enlève une force d’apparaître aux sujets, du reste avalés par le huis clos, huis clos nous rivant à des dialogues qui tombent à plat, avec un problème de rythme présent dès les premières scènes. Pourtant, pour qui n’a pas lu le roman de Miriam Toews (2018), comprendre qu’il s’agissait d’une colonie du Manitoba relocalisée en Bolivie, voire en apprendre davantage sur le mode de vie mennonite, aurait permis d’approfondir les enjeux sociaux du féminisme, en tissant à l’intérieur de cet exemple un nouvel éclairage. Polley prend le parti inverse, elle fait de cette situation singulière une situation type, se servant de ce cas, de ce fait vécu, pour venir allégoriser et donc universaliser un « féminin » qui m’a ainsi paru essentialisé à outrance. Nous avons devant nous des femmes discutant, sur un échiquier de personnalités convenues, sans trouées véritables, sans opacité, pour reprendre un mot que tu emploies et qui me semble si important. Ces femmes disent des choses que l’on attend d’elles au prisme d’un certain standard féministe, elles se comportent comme on attend qu’elles se comportent, avec timidité, avec colère, avec sagesse, selon l’archétype que chacune exemplifie. Avec leurs habits traditionnels, elles m’évoquent des marionnettes que l’on manipule à l’intérieur de cette boîte-grenier scénique et dans la bouche desquelles on place des phrases calquées sur une étude sociologique (ou comme l’a dit une personne sur Letterboxd : on dirait des « tweets » #metoo). Je me suis sentie dans ce film comme à l’intérieur d’une mauvaise thérapie de groupe, et le meilleur moment pour moi fut celui où l’aînée échappe son dentier.
Pourquoi avoir enlevé à ces sujets extraits du réel ce qui personnifie et singularise leur expérience ? Traiter ce cas particulier comme un cas généralisé revient un peu à dire que toute expérience d’abus est unilatérale et que toute femme peut se reconnaître dans ce personnage archétypal de mennonite, décliné en âge, en apparence et en force de caractère. Cela me semble non seulement invraisemblable et contre-productif au regard des problèmes que propose d’aborder le féminisme avec de plus en plus de nuances, mais cela diminue la portée que présente l’étude de cas, en choisissant avec fermeté d’oblitérer les traits qui viendraient déplier l’expérience mennonite, en son altérité foncière. Si par exemple Médée joue le rôle dans Saint-Omer d’une sorte de principe matriciel qui permet de relier les positions de l’accusée et de l’autrice s’intéressant à cette dernière, la femme mennonite de Women Talking ne me semble pas offrir ce type d’hospitalité symbolique, puisqu’il s’agit non pas d’une figure titulaire donnée, mais d’une femme de chair dont on sait peu de choses. La schématisation de la fiction lui fait violence, l’aliène à un cadre d’empathie qui paraît forcé, la rendant transparente à elle-même, quand bien même elle fume la cigarette, en un geste de défiance envers l’autorité dogmatique.
Je rebondis sur ton détour. Là où Barbara Loden, mais aussi Wanda me poignent, c’est qu’elles profilent un certain rapport à la subjectivité et, par conséquent à la parole, qui me renvoie à quelque chose qu’a écrit Valère Novarina dans son Devant la parole (2010) :
Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer — des idées, des objets, — parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser 1 .
Et je pense à la façon dont Loden dit certains mots de fait, à son accent, à son « becccaaause », à son « s » sifflant et à ses syllabes de la Caroline du Nord. Cela dit ouvertement quelque chose d’elle qu’elle n’essaie pas le moins du monde de camoufler, mais surtout, sa parole, witty, assertive comme tu dis, a cette espèce de « courage » (je hais ce mot) de la trouée et du renversement. Ce n’est pas tant une question de performativité de langage, mais d’un « devant la parole » comme le dit le titre du livre de Valerina, d’une reconnaissance que « le langage est le lieu d’apparition de l’espace 2 », de performance, d’un oser-avancer, faire-surgir-l’espace. Que Loden ait joué sa Wanda me semble la parfaite exécution de ce rapport à la parole comme quelque chose qui nous cherche, nous fouille, nous appelle, nous traverse, nous fait et nous défait, « quelque chose de plus vivant que nous 3 » et que l’on s’emploie à canaliser, tout en étant chahutée par ce passage de ce plus que vivant que nous en nous. Et cela m’évoque une généalogie de figures que je situe mentalement « devant la parole » : je pense à Rosanna Arquette dans le rôle de Roberta, housewife du New Jersey nourrissant une sorte d’obsession amoureuse envers la Susan qu’incarne Madonna et qui devient par la force de cette fascination l’envers de ce qu’elle était (Desperately Seeking Susan, Susan Seidelman, 1985) ; Anna Thomson, l’héroïne d’Amos Kollek — et qui d’ailleurs fait une furtive apparition dans Desparetaly Seeking Susan, dans le rôle de Crystal, comme pour venir mieux articuler la filiation — qui, dans Sue Lost in Manhattan (1997), affirme que son seul talent dans cette vie où elle erre jusqu’à trouver la mort sur un banc de Central Park, toute amenuisée et incroyablement lumineuse, c’est de faire l’amour ; ou encore, à la guichetière du Variety de Bette Gordon (1985). Chacun à leur façon, ces personnages jouent d’opacité, vont à la rencontre de choses dans la nuit, qui ne sont pas toujours les bonnes pour elles d’ailleurs, mais qui correspondent à des passages qu’elles se sont proposés à elles-mêmes. Ce faisant, le réel s’en trouve pluralisé, épaissi, opacifié oui, et ouvert à des possibles tapageurs.
Cette pluralisation, cette densification du réel me fait aussi penser au récent All The Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras autour du projet photographique de Nan Goldin et des artistes qui gravitaient autour d’elle (dont Bette Gordon). Le film porte plus avant sur le projet militant de Goldin contre la famille Sackler — dont les activités philanthropiques reposent sur une fortune acquise depuis l’investissement pharmaceutique versé aux opioïdes, produits extrêmement addictifs qui ont causé la mort de centaines de personnes aux États-Unis —, fournissant un véritable cadre d’exposition temporel pour tout un peuple de subjectivités marginalisées. C’est l’anti-White cube. Au contraire que d’extraire, il nous replonge dans un foisonnement de mémoires. Mémoire de la culture queer qui émerge à la fin des années 1970, mémoire des années sida, mémoire des morts par surdose d’opiacés. La contextualisation y est mise au service d’une explication transparente des idées revendiquées, tout en préservant le ténébrisme infrangible, la mélancolie poignante et l’humour caustique propres à l’esprit de Goldin et à l’insolence queer. Et d’ailleurs, je trouve assez jouissif de constater que le « ça a été » de Barthes échoue à traduire l’efficace des photos de Goldin, tant on sent à l’intérieur d’elles les sujets queer vivre, alors qu’ils ont trouvé la mort de manière tragique et anticipée. Peut-être que la remédiation des images par le film accentue cet effet, mais la puissance des modèles fait voler en éclats l’ontologie photographique !
La force politique de l’amitié
A. M-L. : À moi non plus, rien ne m’apparaît figé ou mortifère dans All the Beauty and the Bloodshed, tant il incarne un rapport à la combativité par l’art que peu de films réussissent à exposer avec le suspense et la rigueur nécessaires. Je me souviens avoir découvert le travail de Nan Goldin dans un cours d’université qui portait sur les « récits du Sida ». Les photos de Goldin renvoyaient aux textes d’Hervé Guibert, de Guillaume Dustan et de David Wojnarowicwz, d’autres histoires et souffrances en écho. J’ai toujours vu Nan Goldin comme une « storyteller », mais aussi comme quelqu’un qui s’investit dans son rapport à l’amitié et l’accompagnement. Le pouvoir politique de l’amitié entre d’ailleurs en compte dans ce documentaire de Laura Poitras. Goldin y apparaît comme une leader (par sa notoriété, son influence) dans cette lutte contre la famille Sackler, mais une leader qui se place sans contredit au milieu des autres, qui ouvre la possibilité d’un cercle de parole sans tabous. Dans son salon (magnifique, rempli d’œuvres d’art), devenu quartier général, Goldin tient des réunions, des conciliabules avec les membres de son groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) et la caméra de Poitras est là, elle aussi, accueillie dans cet espace de réflexion militante. C’est que Goldin travaille la notion d’intérieur autant dans ses photographies que dans son activisme : de l’album de famille à la vérité crue de la crise des opioïdes, du meeting orchestré depuis son salon domestique à l’action du die-in au MET, il n’y a qu’un pas.
Mais pour que la parole de Goldin frappe dans ce film de manière aussi percutante, dans toute sa ruse, sa ténacité et son pouvoir de persuasion, il fallait une approche aussi tempérée que celle de Poitras, capable d’insister sur la cohérence politique de l’œuvre de la photographe et de résister à toute vision racoleuse, idolâtre ou « trashifiante » de son travail. En juxtaposant une structure linéaire en ascension (le combat de P.A.I.N. contre le mécénat encrassé des Sackler) au récit personnel fragmenté de la photographe et en transposant le format de l’album photo à l’écran, Poitras révèle la vérité de deux réalités qui semblent, dans le traitement qu’elle en fait, absolument indissociables. L’intime et le politique vont de pair chez Goldin, on le savait bien sûr, mais peut-être n’était-ce pas apparu encore aussi clairement, avec une empathie qui saisit à quel point l’acharnement de Goldin est une manière de jouer avec le réel, de le retourner comme un gant pour qu’il rende enfin justice à ceux et celles qui ont déjà trop subi, trop enduré. Je crois que c’est le propre des meilleurs dialogues entre artistes militantes, de trouver des manières rassembleuses, synthétiques d’éclaircir la longévité et le sens profond d’un engagement.
On pourrait dire que Nan Goldin est un personnage : ses boucles lui donnent l’air de Méduse, sa voix rauque dissimule une fureur tapie. Son regard photographique fait de l’étrangeté, de la maladie, de la souillure, des éléments naturels à côtoyer. Mais dans ce documentaire, elle se dédouble, devient aussi un personnage qui participe au film. Elle a réfléchi avec Poitras à sa forme, à la manière de faire vivre son combat, mais aussi de donner présence digne à ses morts. Un beau segment du documentaire porte d’ailleurs sur sa meilleure amie, l’actrice, performeuse, critique d’art et écrivaine, Cookie Mueller, décédée du sida en 1989, à quarante ans. Figure de l’avant-garde new-yorkaise des années 80, Cookie était un ange étrange du Lower East Side, une âme libre qui se promenait où bon lui semblait. Cookie accompagnait souvent Nan au Tin Pan Alley, un bar situé sur Times Square où elle travaillait. Goldin revient sur ces années passées au Tin Pan Alley, mythique bar qui n’employait que des femmes, devenu safe space pour une clientèle hétéroclite composée d’activistes et militant⋅e⋅s de gauche, travailleuses du sexe, artistes en devenir et personnes queer de tous milieux sociaux. Ce fameux bar, on le retrouve d’ailleurs autant dans All the Beauty and the Bloodshed que dans Variety de Bette Gordon, que tu citais plus tôt. Cookie et Nan y sont aussi présentes, dans l’extension de leur amitié.
Je m’amuse à imaginer ce New York, où Basquiat, Mapplethorpe, Cookie, Patti Smith, Blondie, Cynthia Sley, Kiki Smith, Kim et Bette Gordon (qui ne sont pas de la même famille, et pourtant !) arpentent les mêmes rues, se croisent dans des mondes un peu interlopes ou prennent des shots au Tin Pan Alley. La force d’apparaître de Nan, de Cookie, et leur art, me semble avoir cette capacité percutante de demeurer dans le mouvement et la fugacité. Comme s’il était presque évident qu’il fallait attendre les deux amies un peu partout et un peu nulle part, entre la photographie et le cinéma, dans l’interstice des médiums et des avant-gardes, et surtout dans une intempestivité qui ne les capture pas.
Courir nues/manger du gâteau
M.T. : La libre circulation entre les pôles et les rôles — entre cinéaste, personnage, autrice, actrice —, cette fluidité-là et cette force politique de l’amitié que tu désignes, imagine des formes d’entraide et d’énonciation ad hoc, à l’instar de ce merveilleux Tin Pan Alley. On rêverait d’aller rejoindre, un soir d’errance, sa faune hétérogène et « polyglote » comme la désigne sa propriétaire Maggie Smith, dans le film de Poitras ; on rêverait de lier des amitiés avec des gens peut-être inhabituels à nos vies (je concède avoir vécu des soirées particulièrement décloisonnantes au bar A, rue Rachel, où la petitesse et l’esprit des lieux encourage le libre-parler). Et la charnière entre le politique et l’intime que tu relèves, enjeu central de la première vague du cinéma féministe, ne peut que m’évoquer, à ce point-ci de notre conversation, La vie rêvée, de Mireille Dansereau que j’ai eu la chance, de voir, au Beaubien, entre-temps, en présence de la réalisatrice et de Liliane Lemîatre-Auger, l’une de ses actrices principales.
La rumeur de cette (première) œuvre (de fiction par une femme au Québec) achevée en 71 (année de Wanda) et sortie l’année suivante m’était parvenue par l’entremise de quelques amis cinéphiles et cinéastes sans pour autant qu’elle n’ait à ce jour croisé ma route. Et pour cause, ce film épatant sous tellement de points de vue a fait l’objet d’une oblitération cinglante dès sa sortie dans cette province 4 , victime d’une sorte d’étroitesse d’esprit artistique assortie au machisme réservé aux films dits « de femme ». Grâce à la restauration que lui a consacrée Elephant en 2021, le film connaît une deuxième vie que j’espère empreinte d’introspection historiographique et d’émerveillement à soi 5 , ce que devrait prolonger la préparation en cours d’un Blu-ray.
Qu’est-ce que La vie rêvée ? C’est, pour le dire simplement, une histoire d’amitié entre deux jeunes femmes, Isabelle et Virginie, confrontées au machisme du monde du cinéma où elles œuvrent ou tentent d’œuvrer — dont la performance interminable se vérifie donc jusqu’à l’absence de véritable réception du film à sa sortie au Québec et pendant plus de vingt ans — et à l’illusoire rêve d’amour que propage la culture de l’image publicitaire. Cette vie rêvée trouve son point d’incarnation dans le fantasme d’Isabelle, Jocaste issue d’une bourgeoisie enviable et détestable à la fois, où le père, seul homme de la famille, joue de manière freudienne de figure de projection lancinante. Mais le fantasme archétypal noué à partir d’un homme en position de pouvoir, marié, avec des enfants et à l’allure de playboy vaguement intellectuel, ouvertement alimenté au rôle du père dans la vie d’Isabelle, se fait peu à peu véhicule onirique pour une réflexion à deux où l’élan d’Isabelle ne devient, au final, que le prétexte pour remettre en question les attendus conjugaux et professionnels devant lesquels les deux amies sont différemment perméables, mais dans le même temps réflexives et insoumises.
Seulement voilà, on ne saurait réduire La vie rêvée à ce synopsis à la ligne prometteuse et critique. Car c’est plutôt la façon infiniment joueuse dont le film s’empare de son sujet qui en fait un objet rare et ludiquement turbulent, canalisant la fraîcheur des images du cinéma direct, un montage qui sape joyeusement les images mercantiles inoculées (Godard), et l’esprit d’irrévérence des Petites marguerites de Věra Chytylová (1966), film que j’ai d’ailleurs découvert à travers ton regard. On entre dans La vie rêvée par le truchement d’un prologue-rêve au cours duquel une petite fille montre insolemment son sexe, on en sort par l’arrachage de papiers d’images publicitaires au son d’un chien qui aboie.
Entre les deux, tout un imaginaire déployé à partir de scènes où l’une se raconte à l’autre et où les pensées et les rêves partagés se font occasion d’ouvrir et de multiplier les registres d’image et de renverser ainsi la trivialité de toutes ces idées amoureuses que charrient la publicité et plus profondément, les stéréotypes d’une culture ambiante où le mariage et la famille s’imposent encore comme des devoirs ou des pis-aller pour les femmes. La vie rêvée brandit ainsi les raisonnements parfois très drôles de son montage contre la logique perverse du récit de vie linéaire et donné à l’avance et aménage de nombreux intermèdes pour imager la quête de ses protagonistes. Ces intermèdes m’ont d’ailleurs bizarrement rappelé ceux que l’on trouvait dans les premiers Passe-partout, entre les sketchs plus narratifs, et que je crois avoir joué un rôle assez grand dans ma vie imagée (« je vais passer à travers la feuille de papier »). Même soif de découper un moment prégnant de réalité, même souffle sonore !
Il y a, en tous les cas, un commentaire tacite sur l’enfance dans La vie rêvée, à la fois dans la façon de pulser les images et de les faire ressentir si vivement, dans la présence en pointillé et souvent moqueuse d’enfants, mais plus avant, dans cette façon de chercher à repousser les a priori d’une mécanique adulte aliénante. Ce chapeau de l’enfance me renvoie aussi à la nudité que Dansereau met en scène. Lorsqu’Isabelle et Virginie pique-niquent dans le cimetière du Mont-Royal et lorsqu’elles gambadent dans les boisés du chalet où elles se rendent avec un ami végétarien et promoteur de liberté sexuelle, leur nudité est d’une nature intrigante, ni totalement charnelle, ni même totalement réelle. Il s’agit aussi de scènes où l’image se joue de la porosité entre le récit du film et la fiction utopique qu’elles imaginent. J’ai alors pensé à la nudité du Déjeuner sur l’herbe de Manet (1863), tableau qui rêve lui-même du Concert champêtre du Titien (1509), des oeuvres où la nudité des sujets féminins marque une différenciation disons ontologique vis-à-vis des autres personnages (en l’occurrence masculins et habillés), à l’instar de Saintes partageant le même espace pictural que des mortels. De la même façon, il y a dans la nudité qu’invente Dansereau quelque chose de l’ordre de l’échappée et qui me semble emblématique de l’ensemble de son film. Une différenciation de registre des images à même l’image. Comme une levée de réel pour nous encourager à courir dans les bois, nues pour nous-mêmes.
Mais depuis la petite puissance de sororité que nous tissons dans cet échange et que nous retrouvons incarnée dans des films qui l’épluchent chacun à leur façon, je voulais également parler d’une autre géométrie de relations intraféminines. Je voulais parler de Cette maison de Miryam Charles (2022). Et de fleurs, de gâteaux, de linceul et d’île montagneuse.
Au-delà de la réussite (cochée) d’un test de Bechdel 6 et des grilles d’inclusivité auxquels les institutions nous soumettent de façon parfois instrumentale (je veux dire par là tokénisante), ce qui me réjouit en ce moment de développement et de pluralisation des voix au cinéma, c’est que d’autres propositions relationnelles nous sont tendues, d’autres types de rapports et d’autres subjectivités en acte viennent faire respirer le catalogue fatigué de nos repères et de nos réflexes retors de pensée. Poursuivant dans une autre tessiture les affranchies imaginaires d’une Mireille Dansereau, Miryam Charles, dont on retrouve l’univers tramé de sons exquis et de denses images pelliculaires tournées en Haïti, propose d’ouvrir avec ce premier long la structure traumatique du meurtre de sa cousine, adolescente de 14 ans, agressée et assassinée dans sa maison familiale du Connecticut. Comment retrouver le chemin de la parole empêchée, demande Cette maison, quelles voies/voix parcourir pour y parvenir ? Tout se trouve en se faisant, au fil de l’invention d’un corps qui ramène à la vie la défunte, réincarnée au cinéma dans celui d’une adulte qu’elle n’a jamais été, corporéité fictive autour de laquelle s’embraye une série d’espaces imaginaires, parfois posés dans le jardin exubérant de fleurs de la mère, parfois fichés dans le noir avec quelques cadrages de portes et meubles venant permettre au récit de s’accrocher, autrement emboîtés dans des images de mer, de végétation tropicale, de nourriture céleste et de réunions familiales. Cette maison, c’est un mélange de ténèbres et de douceur, d’étrangeté et de sapidité, de liens libres entre les choses que l’on entend, que l’on voit, que l’on touche, que l’on mange, un lieu quiet et inquiet, entre vif de la douleur portée et petits gains de guérison, au fur et à mesure que le deuil (cinématographique) s’accomplit. Le rapport mère-fille y est abordé moins frontalement qu’à la façon d’une relation qui doit se réinventer, par-delà les obliquités que la mort glisse dans la vie.
Si le montage joue également un rôle important dans ce film car suturant, assemblant des coins de psyché entravée et les souhaits qui en dérivent, ce sont toutefois les blocs de sensation purs que fabriquent Charles, Isabelle Strachtchenko (directrice photo) et Romain Camiolo (compositeur) qui portent, à travers l’épanouissement de leur immanence, tout le travail de la réparation. Jamais une fleur n’aura paru si opulente, jamais le son de la pluie et du tonnerre n’aura semblé si mémoriel, jamais un gâteau n’aura été porté par une telle force de condensation et de guérison. Je voudrais tant, moi aussi, en manger un morceau ! L’empreinte de vie sensorielle dont regorge le cinéma de Charles est comme cet envers de réalité traumatique dont nous avons besoin, on s’y love, on s’y réfugie, sans intempestif besoin de comprendre rationnellement, sans recourir à Walter Benjamin qui parle de Kafka pour le saisir 7 . « Ce qu’on propose, une annonce des choses à venir, installer la possibilité d’un voyage fluide dans le temps et dans l’espace. Ce que l’on propose, des histoires inventées, mais pas si loin du réel », nous dit la voix de la défunte. Dans Cette maison, le linceul immaculé qui recouvre le corps de la disparue épouse les formes d’une île montagneuse. Et la forme m’y semble si comestible, à l’instar de cette pointe de gâteau qui, comme dans le champignon qu’avale Alice, chère Alice, sait nous faire changer de corps.
Notes
- Valère Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L, 2010, p. 16. ↩
- Ibid., p. 19. ↩
- Ibid., p. 23. ↩
- Alors qu’il a été beaucoup mieux reçu au Canada anglais, aux États-Unis et en Angleterre où Dansereau a étudié. ↩
- Mais disons-le, cette oblitération d’une œuvre majeure et si finement intempestive est aussi décourageante que banale : elle est un fait historiographique typique que les historiennes de l’art et du cinéma féministes décrivent depuis 45 ans. Il fallait sans aucun doute #metoo pour qu’une telle initiative de restauration voit le jour, ce qui est en soi heureux, mais non sans porter une certaine hypocrisie, puisque toutes sortes d’initiatives (par exemple « En tant que femmes », programme créé en 1972) parrainées par des femmes ont cherché depuis les années 70 à construire l’accès et une meilleure représentation des femmes au sein de l’appareil de pensée et de financement québécois de cinéma. Tout à coup, les consciences se réveillent, ce qui engendre des merveilles et des irritants. ↩
- Le « test » vient de la bande dessinée d’Alice Bechdel, Dykes to Watch Out For (2008), au cours de laquelle deux femmes discutent de films. Elles parlent de l’idée qu’un film contienne au moins : 1. deux caractères féminins ; 2. qui se parlent entre elles ; 3. d’autre chose que les hommes. https://en.wikipedia.org/wiki/Bechdel_test. ↩
- Je fais référence à la critique de Marc Mercier dans 24 images qui est un bon exemple de comment ne pas lire un film à partir de ce qu’il contient. En l’occurrence, cette critique propose étrangement de prendre le film par tous ses bords les moins pertinents : les membres masculins de la famille, une autre scène « seule autre occurrence du film où un homme apparaît », le référendum, l’inspectrice blanche, jusqu’à infliger cette « grande » référence de la culture académique, alors que le film parle créole. Du reste, s’il eût un Benjamin à convier, ça aurait été celui qui écrit sur le trauma dans Expérience et pauvreté. https://revue24images.com/les-critiques/cette-maison/, 9 février 2023. ↩