Confronter l’Histoire
En 2020, la vingt-troisième édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), qui s’est tenue entièrement en ligne, a consacré une section de sa programmation au thème : Confronter l’Histoire/Disrupting History 1 . L’histoire avec une majuscule est ici considérée comme la vision du passé qui s’est imposée dans l’espace social ou, plus justement, qui a été imposée par, tout à la fois, le pouvoir politique et l’historiographie dominante. C’est, en quelque sorte, l’Histoire, comme quasi-synonyme de la mémoire collective du ou des groupes dominants. Le choix du verbe « confronter » renvoie au champ lexical de l’affrontement et du face-à-face quasi martial, sans pour autant se charger de la dimension révolutionnaire du terme subversion. Il est donc entendu et attendu des films sélectionnés dans cette section du festival qu’ils créent du dissensus, pour utiliser un mot cher à Jacques Rancière 2 . En anglais, le terme Disrupting renvoie plus à l’idée de perturber, de troubler, de brouiller, de déranger ou encore de dérégler notre lien à l’Histoire. Il y a là deux rapports loin d’être synonymes, mais qu’il n’est pas forcément pertinent d’opposer. Au contraire, il peut être intéressant de poursuivre cette piste, entre affrontement et création d’un trouble, afin de se demander quels sont les différents rapports au passé qui sont proposés dans ces documentaires.
Plusieurs films développent une contre-histoire qui s’inscrit dans une perspective décoloniale, au sens d’une « critique des présupposés eurocentriques, et, plus encore, [du] rejet de toute configuration du savoir eurocentrique et [de] l’élaboration de nouveaux concepts critiques » 3 . Ainsi, dans le long métrage 499, Rodrigo Reyes fait revenir à la vie un conquistador qui est littéralement projeté dans le Mexique du début du vingt-et-unième siècle. Ce personnage fictif, sorte de médiateur, se trouve alors confronté à de multiples témoignages portant sur des traumas contemporains, qui sont mis en parallèle avec la violence passée des armées d’Hernán Cortés au XVIe siècle. Le choix d’un conquistador comme protagoniste, qui n’a certes rien d’un héros triomphant, pose question. Le fait qu’il prenne conscience, progressivement, des conséquences de ses actes n’empêche pas de trouver problématique qu’il soit le seul personnage du film véritablement doté d’une agentivité (les personnes qu’il rencontre semblent, elles, confinées à la répétition de leurs traumas respectifs). Dans Bicentenario de Pablo Alvarez-Mesa, c’est la récupération politique en 2019, par les militaires colombiens, de la figure de Simon Bolivar qui est critiquée. Ce sont les rituels convenus de la commémoration officielle qui sont ainsi égratignés. Comme dans 499, ce qui est interrogé, c’est la présence du passé dans nos sociétés contemporaines. Il en va de même dans Ouvertures de Louis Henderson et Olivier Marboeuf. Ce documentaire, qui débute par un ensemble de mises en scène théâtrales autour de la figure de Toussaint Louverture, se conclut par un retour des jeunes acteurs et actrices haïtiens sur leur performance et, surtout, sur leur identité et son rapport à l’esclavage. Sans être clairement décolonial, le point de vue adopté dans The American sector porte sur l’américanisation de la mémoire sociale de la Chute du mur de Berlin. Pacho Velez et Courtney Stephens abordent ce sujet via une enquête quasi systématique sur l’exposition de morceaux du mur à travers l’Amérique du Nord, des grands musées nationaux aux centres commerciaux en passant par de riches particuliers et des bases militaires. Ainsi, l’enjeu du film — l’appropriation d’un imaginaire et sa conformation à un idéal libéral — passe par un ensemble de rencontres avec ceux qui possèdent ou vivent proche de ces « monuments ».
Plusieurs films s’inscrivent dans une perspective décoloniale qui porte moins sur la présence du passé dans l’espace public que sur des enjeux de représentation liés à l’histoire du cinéma. Ces documentaires ne portent plus seulement sur une Histoire à déconstruire, mais aussi sur le rôle du cinéma dans la création de cette Histoire (sous-entendu cette histoire vue du point de vue des dominants). C’est, assez explicitement, le sujet de L’Indien malcommode qui déconstruit patiemment le rôle des films dans la création de la figure de l’« Indien d’Hollywood » 4 avant de lui opposer la mise en valeur de la pluralité des modes de vie et de création des Autochtones en Amérique du Nord. Dans Une image, deux actes, Sanaz Sohrabi propose, elle, de critiquer les images créées au vingtième siècle par la compagnie pétrolière British Petroleum (BP) en Syrie et en Iran. Les images sont considérées comme des vecteurs du processus de colonisation. Elles sont d’abord montrées comme faisant partie d’un processus de domination d’un territoire et des corps des colonisés, avant de devenir un support à un discours tenu en voix off qui vise à les libérer des intentions à l’origine de leur création. Dans the names have changed, including my own and truths have been altered, Onyeka Igwe revient, elle, tout à la fois sur sa biographie familiale et sur le passé colonial du Nigéria. Refusant de montrer des séquences filmées pendant la colonisation anglaise sans les avoir préalablement commentées, elle se filme allant aux archives. Elle oppose aussi la représentation de son corps filmée lors d’une performance de danse à toute forme de narration qui viendrait se substituer à son propre point de vue sur le passé 5 .
Deux longs métrages n’entrent toutefois pas dans la distinction proposée entre films portant sur l’histoire de la colonisation/décolonisation et films portant sur les représentations coloniales/décoloniales. Ces deux documentaires ne s’inscrivent d’ailleurs pas dans ce type d’approche. On pourrait dire, pour reprendre les catégories énoncées en introduction, qu’ils viennent moins confronter l’Histoire qu’ils ne cherchent à la troubler. L’histoire interdite d’Ariel Nasr revient sur la manière dont le patrimoine cinématographique afghan a traversé la seconde moitié du vingtième et le début du vingt-et-unième siècle. La perspective n’est pas décoloniale, dans la mesure où il s’agit surtout de mettre en valeur des productions d’Afghan Film de 1968 au début des années 1990 à titre de reflets de l’évolution de la société. Le film trouble notre vision du passé, car il donne à voir une autre facette du pays que les guerres. Il perturbe aussi la vision dominante de l’Histoire de ce pays en rendant compte de la complexité des relations entre les différentes parties de la société, des Talibans aux communistes en passant par les moudjahidines proches ou non du commandant Massoud. Enfin, Histoire d’un regard de Mariana Otero, porte sur les quelque cent mille photographies laissées à sa mort en 1970 par le photojournaliste de guerre Gilles Caron. Adoptant la posture de l’enquêtrice, la réalisatrice utilise ces images pour reconstituer les faits et gestes du photographe, chercher à comprendre ses intentions, retourner sur les lieux de certains de ses reportages, retrouver des témoins de ses voyages et des contemporains des faits qu’il a photographiés. Ainsi, ce qui l’intéresse, c’est le regard du photographe bien plus que les conditions de production de ces reportages (gaze) et le rapport qu’ils entretiennent avec une perspective coloniale est à peine évoqué. Ce qui trouble dans ce cas l’Histoire, c’est la façon dont ses photographies devenues iconiques (images de mai 68 et de la guerre du Vietnam, notamment) sont réinscrites dans un processus de fabrication et d’édition à partir des planches contact.
Pour conclure, il est pertinent de souligner l’écart entre le thème annoncé — Confronter l’Histoire — et celui abordé dans la plupart des films : décoloniser l’Histoire. En effet, depuis les années 1970, confronter l’Histoire passe aussi par d’autres approches relevant des études culturelles (cultural studies) 6 , telles que l’histoire des pratiques culturelles des classes populaires et des déclassés, les études afro-américaines, les études féministes et LGBTQ2S+. Tout comme l’approche décoloniale, ces courants historiographiques (sans majuscule) ont conduit à mettre à distance et en perspective, l’Histoire. Ils ont correspondu à affirmer la capacité des « vaincus » à écrire leur propre histoire et à agir dans l’espace public. Ils ont aussi permis de faire entendre la mémoire sociale de groupes dominés et de rendre caduque l’idée d’une Mémoire collective qui est, en fait, toujours celle des « vainqueurs ». L’intérêt principal de la programmation proposée par les RIDM réside dans le fait d’avoir fait voisiner des films qui développent un point de vue sur la présence du passé dans le présent et des documentaires qui se penchent sur le rôle du cinéma pendant la colonisation. Cette attention au rôle actif du visuel dans des processus de domination explique certainement la présence des deux derniers longs-métrages présentés. En portant une attention particulière à la préservation du patrimoine cinématographique d’un pays non occidental — l’Afghanistan — et à la fabrication des icônes visuelles de l’occident, ces films disent aussi quelque chose du caractère forcément construit de l’Histoire. Ils participent ainsi, également, à sa déconstruction.
Notes
- La programmation des RIDM a été divisée en neuf sections d’une dizaine de films courts et longs, consultables à chaque fois pendant une semaine. Cette section était présentée ainsi : « CONFRONTER L’HISTOIRE : 11 films à voir du 12 au 18 novembre 2020, qui utilisent le cinéma pour dévoiler des pans méconnus de l’Histoire, critiquer les récits officiels ou réfléchir à l’impact présent de figures marquantes », sur la chaîne YouTube du festival, URL : [->https://www.youtube.com/watch?v=TdQ-e__W0S0]. ↩
- Martin Jalbert, « Jacques Rancière : le dissensus à l’œuvre », site de la revue Spirale, URL : [->http://www.spiralemagazine.com/dossier-magazine/jacques-ranciere-le-dissensus-loeuvre]. ↩
- Adélia Da Silva Mathias, « La formation de la pensée décoloniale », Études littéraires africaines, n° 45, 2018, p. 169–173. On préfère utiliser ce terme à celui de postcolonial. « Le paradigme décolonial s’intéresse en effet à la géopolitique du pouvoir, du savoir et de l’être qui émerge avec la colonisation européenne de l’Amérique et qui se consolide avec l’extension du système-monde capitaliste à l’ensemble du globe », Roland Pfefferkorn, « Colonial, postcolonial, décolonial : introduction », Raison présente, n° 199, 2016, p. 8. ↩
- Martin Berny, « The Hollywood Indian Stereotype: The Cinematic Othering and Assimilation of Native Americans at the Turn of the 20th Century », Angles [en ligne], no 10, 2020. ↩
- Tout aussi expérimentaux et non moins politiques, deux films de seconde main, 84 de Daniel Santiago Cortés et A Bright Summer Diary de Lei Lei développent cette même perspective subjective portant sur des archives cinématographiques. ↩
- Pour une synthèse, lire Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, La Découverte, 2008. ↩