Les trois singes de Nuri Bilge Ceylan

VÉRITÉ DES ÉMOTIONS ET ARTIFICE DES IMAGES

Dans la cadre de la présentation de Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan durant le FNC 2011, nous vous redonnons à lire cet article publié en 2004. Il était une fois en Anatolie sera présenté le 12 octobre à 21h15 et le 15 octobre à 12h00 au Cinéplex Odéon Quartier Latin, puis le 23 octobre à 16h00 au cinéma l’Impérial.


Ce texte est d’abord paru dans le numéro 142 (juin-juillet 2009) de la revue 24 images. Nous remercions Philippe Gajan et Marie-Claude Loiselle de consentir à sa reproduction dans nos pages (avec quelques retouches mineures).

Le dernier film du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan baigne dans une atmosphère de cauchemar sans issue, où l’on regarde s’installer une implacable mécanique de désintégration morale et affective au sein d’une famille.

Le film s’ouvre par un accident au milieu de la nuit. Un corps gît sur la route et un homme fuit les lieux. Le coupable, un politicien craignant les conséquences de cet événement sur sa carrière, demande à son chauffeur d’en porter la responsabilité à sa place en échange d’une somme d’argent. Celui-ci, relativement pauvre, éprouvé par la perte d’un enfant et désirant envoyer son autre fils à l’université, accepte et passera neuf mois en prison. Pendant ce temps, son fils échoue à l’examen d’entrée à l’université et sa femme s’égare dans une passion impossible avec l’homme qui paye son mari. La découverte de cette liaison poussera le fils à commettre un crime irréparable. Ayant reçu la récompense et voulant protéger son fils, le père proposera à un homme sans logis le même pacte qu’il avait lui-même accepté.

Jeu d’ellipses et ingénieux système de miroirs, l’histoire explore chez les personnages une infinité de questions sur leurs motivations, les conséquences de leurs actes pour eux-mêmes et pour les autres. Semblant agir par libre arbitre devant des choix difficiles, quand la vie peut prendre une direction plutôt qu’une autre, ils se révèlent ultimement tous soumis à des forces qui leur échappent, tant par les contraintes extérieures de leur condition sociale que par leurs propres failles intérieures. On retrouve ici les motifs familiers des films de Ceylan : complexité indéchiffrable des sentiments, inclination au mensonge, vulnérabilité aux faiblesses incurables de la nature humaine.

On reconnaît d’un film à l’autre, chez Ceylan, ces plans dramatiques présentant une figure solitaire devant une mer agitée et sous un ciel chargé d’épais nuages noirs. Pourtant, malgré ses qualités indéniables, Les trois singes laisse une impression ambiguë, le soupçon d’un certain artifice ou d’une lourdeur. Du moins on n’y retrouve pas intégralement le pouvoir d’envoûtement, la simplicité rusée et l’ironie des premiers films du cinéaste.

Nuri Bilge Ceylan a d’abord discrètement écrit et réalisé trois films remarquables. Kasaba (1997), Nuages de mai (1999) et Uzak (2002) ont été faits avec des moyens modestes, tournés patiemment en petite équipe, le cinéaste assumant lui-même la production et la direction de la photographie. Ces films sont d’une beauté hypnotique et l’influence manifeste
de Tarkovski et d’Antonioni ne mine en rien l’authenticité qui s’en dégage. C’est seulement avec Uzak que Ceylan a obtenu une réelle visibilité internationale. Le film suivant, Les climats (2006), est certes intéressant, mais sans parvenir à convaincre totalement. Les trois singes, dans sa forme extrêmement stylisée, s’écarte encore davantage des premiers films. Il faut noter pour ces deux derniers films les changements dans les conditions de production, même si l’incidence de ces facteurs sur la création est incertaine : Ceylan a disposé de budgets plus importants, il a travaillé avec un directeur photo et a délaissé le 35 mm pour le HD. Mais il est difficile de saisir clairement ce qui manque, ce qui ne s’accomplit pas avec la même grâce. Ce sont peut-être les nuances indicibles mais capitales qui distinguent un film inspiré d’un film maîtrisé. Dans Les trois singes, peut-être la mise en scène paraît-elle parfois trop calculée, alors que tout semble si consciemment placé pour la caméra – un foulard rouge, une main ensanglantée, un couteau sur la table… Peut-être certaines choses sont-elles trop appuyées, comme les visages couverts de sueur qui viennent occuper l’écran en gros plan tout au long du film, et les bruits du train et du tonnerre constamment « dynamisés ».

Mais c’est enfin la photographie repiquée qui est l’élément le plus surprenant et le plus douteux. La lumière des autres films, bien que filtrée et retouchée, demeure inscrite dans un certain naturalisme. Ici l’image est radicalement manipulée en postproduction, décolorée dans un quasi-noir et blanc aux teintes bleutées, olives ou cuivrées, où ressortent parfois une touche de verdure, une robe rouge, une mer turquoise… Plusieurs images sont saisissantes, dont les derniers plans du film. Mais certains passages frôlent l’esthétisation excessive. À la longue le regard se fatigue de la peau vidée de toute couleur naturelle, des contrastes intensifiés au point que les ombres sont comme des taches d’encre et le blanc comme le soleil dans les yeux. Question de goût ? Peut-être. Mais devant ces images triturées, attirant sans cesse et prétentieusement notre attention sur leurs effets, on peut éprouver le sentiment qu’elles voilent les choses plus qu’elles ne les révèlent, qu’elles entravent notre plein engagement dans le film.

Dommage, car sous ce maquillage de vidéoclip sophistiqué se trouve l’histoire troublante, racontée avec une vive intelligence, du désarroi de ceux n’ayant devant leur malheur que des instincts aveugles, comme une plaie qu’on infecte davantage en voulant la traiter.

Turquie-France-Italie, 2008. Ré. : Nuri Bilge Ceylan. Scé. : Nuri
Bilge Ceylan, Ebru Ceylan et Ercan Kesal. Ph. : Gokhan Tiryaki.
Int. : Ahmet Rifat Sungar, Hatice Aslan, Yavuz Bingol, Ercan
Kesal. 109 minutes.


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