La physiologie dans les films de Stan Brakhage

Voir c’est croire

Deuxième partie

“ Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un oeil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire…”

Maurice Merleau-Ponty
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Je pense qu’il est important d’éclairer la composante physiologique dans le cinéma de Stan Brakhage car elle peut constituer un point de départ pertinent pour une progression vers la compréhension de l’oeuvre et l’exploration de questions qui la dépassent largement, dans tout art, de tout temps et en tout lieu.

Quand Brakhage dit que l’artiste est “forever at war with his own limitations by nature”, on comprend que son être physique, ses interactions physiologiques avec le monde sont certainement comprises dans son affirmation. De là on peut s’étendre à des considérations plus larges sur cette “guerre”, ou disons dualité, pour parler de celle du moi avec lui-même et avec l’Autre, ce qui n’est pas lui et le délimite. En face de c(s)es limites, il s’est engagé à définir, ou à réaliser, son être. Une quête “métaphysique” pourrait-on dire, mais qui doit donc ici passer par le physique, conception du corps héritée du Romantisme.

Brakhage écrit qu’il se sent “posé sur le présent comme un cadeau reçu d’un bienfaiteur inconnu”. Ceci nous dit deux choses primordiales d’où toute la substance du propos peut émerger. Premièrement, le présent . Cette prémisse engendre les questions d’immédiateté, de tout ce qui tourne autour d’un contact plus direct, vivant, de l’être au monde et à soi-même, le corps, les sens, l’inconscient, la lumière… C’est pourquoi Brakhage dit que ceux qui le prennent pour un cinéaste à la grande imagination n’ont pas compris, car ce qu’il nous montre n’est pas un monde merveilleux qu’il a construit dans sa tête, il cherche simplement à accéder au monde “déjà là” sous ses pieds et devant ses yeux, y voir plus loin, plus près des choses. Donc pas un monde construit dans les idées, mais la révélation de celui qui les précède et où elles (re)trouvent leur vérité, dans la présence, l’expérience… Être, être présent, à un monde déjà là, sur lequel nous sommes “posés” dans l’évidence de voir ce monde et d’être. La reconnaissance d’un mystère est l’autre chose importante que dit Brakhage dans la citation ci-haut. La conscience de la part de mystère qui se trouve dans ce lien premier entre l’être et le monde, là où le regard de l’artiste peut dépasser le regard de la science et de la philosophie. C’est aussi pourquoi il garde dans son vocabulaire toute cette terminologie qui réfère à quelque chose qui le dépasse : bienfaiteur inconnu, mystère, miracle, cadeau (“gift”), forces de la nature, etc. S’y retrouve nécessairement une certaine mystique, mais rien d’ésotérique, c’est simplement l’intelligence de ne pas prétendre pouvoir tout comprendre, expliquer, rationaliser. C’est la charge d’une sensibilité ouverte sur le monde (qu’elle ouvre). C’est l’affirmation de l’expérience comme moyen légitime de la connaissance.

La perception est ce qui établit ce lien immédiat au monde dans la présence . “Perception” est un terme commun, mais difficile à définir pleinement et à analyser dans son occurrence. On se réfère au philosophe français Maurice Merleau-Ponty qui ne prétend pas lui-même la définir dans son monumental ouvrage Phénoménologie de la perception. Ce n’est qu’un mot auquel il doit se résigner. Il ne dit pas que la perception est elle-même ce lien dont nous parlons, ou la vérité , elle est une voie d’accès vers… Il parle aussi de ce qu’il nomme la foi perceptive et Brakhage lui nous dit, voulant voir plus loin dans l’adage populaire: “ Seeing is believing”, et il cite Zukofsky: “ When reason judges with eyes, love and mind are one”. En réfléchissant sur la peinture Merleau-Ponty écrit:

Un cartésien peut croire que le monde existant n’est pas visible, que la seule lumière est d’esprit, que toute vision se fait en Dieu. Un peintre ne peut consentir que notre ouverture au monde soit illusoire ou indirecte, que ce que nous voyons ne soit pas le monde même, que l’esprit n’ait affaire qu’à ses pensées (…). Il accepte avec toutes ses difficultés le mythe des fenêtres de l’âme: il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps, bien plus: soit initié par lui à tous les autres et à la nature…

Brakhage a dit qu’il voulait seulement faire une place pour sa vision dans le monde. Et dans l’expérience de la vision, il ne peut connaître qu’à partir de la sienne, de ses propres yeux. En entrevue, à la question“Que partageons-nous ?” Il répond: “nous partageons la lumière”, et on pourrait ajouter que nous partageons aussi un même rapport physiologique dans le contact avec le monde, dans l’acte de voir, peu importe la religion, les mythes, la langue ou la culture dans laquelle cette expérience d’être sera projetée. De même la proposition aura encore du sens si l’on dit: “The artist is forever at war with our own limitations by nature. “

Nous pouvons peut-être alors commencer à entrevoir comment l’individuel peut s’ouvrir sur l’universel, et toute la portée de deux énoncés récurrents dans les écrits de Brakhage: “ All that is is light “ et “ The Flesh of the eye “. Ainsi le subjectif a le potentiel de ne pas être fermé sur lui-même quand l’artiste laisse passer à travers lui une matière donnée (nature et film), qu’il transforme dans l’expérience, ce qui est différent de vouloir traduire une idée personnelle sur film. Brakhage dit qu’en avançant dans le processus de création d’un film il se voit toujours faire plus que ce qu’il avait entrevu au départ, alors qu’au cinéma narratif, la plus grande difficulté est souvent de trouver des moyens de réduire l’écart entre le résultat et l’idéal du scénario.

L’artiste peut donc chercher un style, une forme, un cadre de travail, une manière de pouvoir partager un sens, de faire participer le regard du spectateur au monde que lui peut voir. Brakhage s’engage sur cette voie et propose alors des films qui permettent de faire l’expérience de soi-même dans l’acte de voir. Et il faut bien prendre le mot “acte” avec tout le sens sous-entendu jusqu’ici (présence, vérité…). L’acte de voir, c’est la vie de l’oeil, la vie du corps au moment de coïncider avec le monde (ou l’inverse) et pas seulement l’animation des objets externes, ni seulement les projections internes… Là reviennent les grandes questions, entre soi et les autres, entre la pensée et la vision, entre l’instant précédant et celui qui suit… Questions qui demeurent, mais Brakhage, qui ne peut échapper à la nécessité de créer, et d’être alors confronté à ces questions, doit trouver un lieu commun (entre le matériel, sa vision, la vision du spectateur, le film et le monde, lui et les autres…) … “The flesh of the eye” ! Il faut donc que le film rencontre la physiologie de l’oeil, son mouvement, son rythme, les limites de sa sensibilité. Pour y arriver, Brakhage se confronte à la “matière” du médium de la même façon qu’il entend réaliser une partie de son être aux frontières de ses liens charnels avec le monde, ce qui implique qu’il considère aussi cette matière comme donnée (mot par lequel j’aurais pu remplacer le “déjà là” du monde de tout à l’heure), avec toutes ses caractéristiques (émulsion, lentilles…), qu’il peut prendre pour révéler – le médium et le monde- laisser passer quelque chose à travers lui. L’Acte; ni dehors ni totalement dedans, le lieu du à travers…

Afin de pouvoir ordonner le film pour qu’il ait une vie en lui-même du moment que quelqu’un le regarde (et surtout le voit ), on pourrait dire que Brakhage doit alors penser enfilm comme Cézanne disait “penser en peinture”. Ceci se produit en deux étapes pour Brakhage, du moins lorsqu’il utilise la caméra. Premièrement, en filmant quelque chose, il cherche à saisir un sens en cette chose en donnant forme à l’acte de la voir, pas seulement en enregistrant une image de la chose. Ensuite, au montage, il tente de donner au film un rythme et un mouvement (et un rythme et un mouvement à la lumière déjà naissante dans la photographie) susceptibles d’engendrer une relation active entre l’image et l’oeil du spectateur. Pendant un certain temps, pour quelques-uns de ses films 8mm (la série de “home-movies”, Songs ) il a aussi fait le montage “dans la caméra”, pour exploiter un autre potentiel de sa présence . Regardons maintenant quelques éléments plus spécifiques du caractère physiologique de la démarche de Stan Brakhage.

Tout d’abord, la lumière étant la première condition de la vision, lorsque Brakhage filme, la caméra est l’outil qui lui permet d’aller plus loin dans la recherche des infinies qualités et propriétés de la lumière, l’expression de toutes ses possibilités de couleurs, d’intensité, de transformations, de réflexions, etc. Il nous offre tout un monde de lumière qu’on ne verrait peut-être pas autrement, la caméra permet de dépasser les limites de l’oeil nu vers l’intérieur des choses.

Ce n’est pas tout de s’arrêter à la relation entre les yeux et le monde, il faut aussi considérer la relation entre le corps et les yeux (et le monde). Ainsi la manipulation de la caméra devient très physique, corporelle. Tout le corps peut être engagé dans l’action de diriger le regard. Brakhage utilise très rarement un trépied pour tenir la caméra. Il fut un prédécesseur pour la libérer de ses restrictions mécaniques et explorer les possibilités de mouvements en harmonie avec son propre corps. De plus cette “physicalité” renforce le sentiment de présence et du point de vue. Ainsi considère-t-il aussi ses rapports avec les fonctions déterminées (ne pas confondre avec “données”) de la caméra et de la pellicule, encore pour aller au-delà des barrières à une vision plus pénétrante. “Crachez sur la lentille et vous pouvez atteindre les premiers stades de l’Impressionnisme”, écrit-il. Aussi cette attitude individualise plus le processus de création.

Tout comme nos yeux sont en constant mouvement de stabilisation par rapport à nos mouvements et aux mouvements des choses, Brakhage peut diriger la caméra en interaction avec les rythmes et la “ mécanique “ de son corps. Comme dans le film Eyes (partie de “The Pittsburg Documents”, 1971, que je n’ai pas vu), pour lequel Brakhage raconte qu’il avait à utiliser pour la première fois une lentille spéciale, une téléphoto très longue, pour filmer un cadavre dans la rue, puisqu’il devait rester dans la voiture des policiers qu’il suivait dans leur routine pour deux jours. Une longue téléphoto, donc des points de foyer bien précis et sélectifs dans l’espace, un champ étroit et téléscopique et surtout une extrême fragilité aux moindres vibrations. Personne ne penserait à utiliser cela sans trépied solide, et Brakhage la prend dans ses mains qui tremblent déjà, et son coeur bat à un rythme effréné car c’est la première fois qu’il voit un mort d’aussi près. Normalement il n’y aurait pas eu d’image nette dans de telles conditions, seulement une agitation embrouillée. Mais il y est arrivé, en manipulant la lentille pour répondre aux battements de son coeur et à la tension des ses bras. Pour voir, il a donc dû s’engager dans une véritable danse avec la caméra, qui était, dans la situation, la plus instable des partenaires.

On remarquera aussi qu’en général, ses mouvements de caméra échappent à la terminologie conventionnelle. On ne peut dire un panoramique ou un travelling, à la fin on peut seulement dire qu’il est là, qu’il bouge avec la caméra et son sujet.
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[Lire la première partie : Une oeuvre qui nous regarde ->83]

[Lire la troisième partie : La matière de l’oeil ->85]