Événement Kubelka
les 6 (18h30), 8 (20h30) et 10 (20h30) mars 2002
“Mon intérêt est d’inspirer un mouvement qui s’oppose a la direction que prend la vie dans notre civilisation en s’éloignant des sens et de la vie sensorielle. J’ai compris que la pensée abstraite est impossible. C’est tout à fait faux de croire que la pensée humaine est quelque chose qu’on pourrait abstraire des sensations.”
Peter Kubelka
Le lent travail vers la perception rapide
À mi-chemin de son histoire, il s’est ouvert une brèche dans le développement du cinéma, une marge où s’est constituée en quelque sorte une deuxième genèse possible du médium filmique. Bien qu’il y eu plus tôt des précurseurs français – René Clair, Fernand Léger, Marcel Duchamp… – et bien sûr Vertov, c’est dans cette marge des années 50 et 60, aux États-Unis et plus à l’est en Europe, qu’est apparu un corpus d’oeuvres remarquable par sa variété, son ampleur et la force des expériences qu’il offrait. Un cinéma qu’on a nommé expérimental, underground, indépendant, poétique, non-industriel et qui depuis ce foisonnement passé a connu divers soubresaults, semblant fréquemment prêt à disparaître, d’autant plus que de nos jours la vidéo a ouvert d’autres voies d’expérimentation empruntées par les artistes.
Au côté de Stan Brakhage – que nous avons invité à Montréal l’an dernier – l’autre nom emblématique du cinéma expérimental est l’Autrichien Peter Kubelka. C’est cependant une rencontre assez différente que nous ferons dans les prochains jours. Alors que Brakhage est le créateur obsessionel qui a jusqu’ici fait plus de 250 films, Kubelka est le perfectionniste qui médite longuement chaque image, pour finalement créer quelques films qui, bout à bout, ne font pas plus d’une heure au total. Si dans les années 50, par sa position historique et culturelle, l’oeuvre de Brakhage fut en filiation avec la littérature et la peinture américaine, celle de Kubelka l’est aussi avec l’avant-garde viennoise de la même époque où le cinéaste côtoie architectes, poètes, peintres, musiciens et l’actionniste Hermann Nitsch. Et tandis que Brakhage a gardé la majorité de ses films dans le silence, pour tout intensifier dans la vision, Kubelka a pour sa part consacré son travail aux relations possibles entre l’image et le son.
Kubelka a mis des années à faire certains films de quelques minutes, non parce que ses films sont faits “d’effets” complexes à réaliser, mais parce qu’en les structurant à l’échelle des photogrammes et de leur possibilités rythmiques et perceptives, 1/24ème de seconde d’image et de son signifiait possiblement des jours de travail, d’essais et de réflexion. Ses “films métriques” offrent à nos sens des compositions avec les éléments les plus essentiels du cinéma, réduits à leur plus simple mode d’existence : la lumière et le son, la nature de leur absence ou de leur apparition, de leur coïncidence ou dislocation. Dans ses “films métaphoriques”, la relation du son à l’image est toujours en jeux, mais une expérience d’un autre ordre est aussi à l’oeuvre, un rapport inarticulable en mots entre nous et l’écran. C’est un peu comme si la vue et l’ouïe n’étaient pas les seuls sens que déploie notre corps, comme si le toucher ou même le goût venait habiter les images. Le mot le plus proche de cette expérience est peut-être la synesthésie, terme qui définit des “troubles de la perception sensorielle caractérisée par la perception d’une sensation supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou concernant un autre domaine sensorielle”. Toucher ce qu’on voit sur l’écran, sentir ce que l’on entend, entendre ce que l’on a vu… On pensera alors à ses propos sur la cuisine, sujet de la troisième soirée à la Cinémathèque :
“Je m’intéresse pratiquement et théoriquement à la cuisine et je fais cela très consciemment parce que je refuse de donner trop d’importance a l’oeil. L’oeil est seulement un sens de vérification d’autres sensations, comme le toucher ou le goût. Si on voit, par exemple, une table en bois, en la voyant on réalise différentes choses : on sait que “c’est du bois”, moins dur que le fer, peut-être laqué et pas mangeable…”
La force secrète de ces films vient peut-être de leur intrusion dans l’espace mystérieux où, de façon généralement inconsciente, nous sommes liés au monde par les sens. Ce sera d’ailleurs le sujet du deuxième programme de Hors Champ à la Cinémathèque cette année, alors que deux films de Brakhage précéderont un documentaire de Werner Herzog sur les sourds et aveugles. (N.R.)
“Une aventure étonnante m’est arrivée en Afrique. J’arrivais dans ce village de l’âge de pierre où les gens étaient juste capables de fabriquer leur fers de lance, une civilisation très ancienne. Ils se préparaient pour une fête, une extase qui durerait toute la nuit. L’élément principal consistait en événements synchrones – danser, chanter, battre des peids (…) Puis le soir vînt et je remarquai que toute l’attention était concentrée sur l’étendue de la plaine. Il n’y avait rien à voir, mais les gens se rassemblaient pour regarder la plaine et l’horizon. Il n’y avait pas de joueurs de tambours jusqu’à présent… Plus le soleil se rapprochait de la ligne d’horizon plus la tension montait. Puis, au moment précis où le soleil disparaissait derrière la ligne d’horizon le chef frappa un coup sur son tambour. J’avais les larmes aux yeux parce que j’avais vu précisement là ma propre préoccupation, aussi vieille que l’homme. Ce que je voulais faire avec le son et la lumière, ils l’avaient fait aussi. (…) Cette comparaison de leur synchronismes avec les miens montre exactement la position de notre civilisation. Beaucoup moins de substance sensuelle et de beauté, beaucoup plus de vitesse. Ils avaient toute une journée. J’avais chaque 24ème de seconde. Ce qui ne me rendait pas meilleur, mais plus rapide.” (Peter Kubelka)
Programmation
Organisateurs : Simon Galiero, André Habib, Frédérick Pelletier, Nicolas Renaud (Hors Champ) ; Robert Deaudelin, Pierre Jutras (Cinémathèque) ; grâce au soutien du Conseil des Arts de Montréal, de l’Ambassade d’Autriche à Montréal, du département d’Histoire de l’art de l’Université de Montréal, de l’École de cinéma Mel Hoppenheim et de la Faculté des Beaux Arts de l’Université Concordia
6 mars : Films métriques
8 mars : Films métaphoriques
10 mars : Art culinaire et cinéma
“Le cinéma de Kubelka est comme un morceau de crystal, ou tout autre objet naturel : il n’a pas l’apparence d’avoir été produit par un humain.” (P.A. Sitney)
Peter Kubelka est sans contredit une des figures les plus importantes du cinéma indépendant de la seconde moitié du XXe siècle. Les films qu’il réalise entre 1955 et 1977 ont marqué de façon décisive l’histoire du cinéma, en posant et en repoussant ses limites, en réfléchissant sur ses éléments essentiels, et en questionnant ses potentialités expressives. Ses “films métriques” (Adebar, Schwechater, Arnulf Rainer), tout autant que ses “films métaphoriques” (Mosaik in Vertrauen, Unsere Afrikareise, Pause ?), procèdent d’une analyse rigoureuse et originale sur le cinéma, et constituent des expériences filmiques uniques. Bien qu’artiste et théoricien de cinéma, tout au long de sa carrière il aura investi diverses disciplines, de l’architecture à la literature, de la musique à la peinture et à la cuisine. Il co-fonda, en 1964, le Oesterrichesches Filmmuseum (Cinémathèque autrichienne), et il créa l’ensemble Spatium Musicum qui s’applique à des recherches sur la “musique essentielle”. Ses cours sur la préparation culinaire en tant que forme artistique lui ont mérité le titre honorable de “Professeur en Cinéma et Cusine” à l’école des Beaux Arts de Francfort. Il donne, depuis plus de 40 ans, des cours, des conférences et des ateliers dans des musées, des universités et dans plusieurs institutions à travers le monde. Cet “anthropologue” des aspects “préhistoriques” de l’homme contemporain, partagera avec nous la riche mosaique de ses recherches et de ses réflexions.
“Le principe fondamental de la théorie cinématographique de Kubelka est qu’il n’y a pas de mouvement au cinéma. Chaque photogramme est une image fixe.” (P.A. Sitney).
6 mars.
Adebar (1957, 8 min., sans dialogue)
Premier des films métriques de Peter Kubelka, Adebar repose, comme les autres, sur une combinatoire d’images et de sons réglée à partir d’une loi générative complexe, et prenant comme unités minimales le photogramme, et l’opposition positif-négatif. “Le sujet d’Adebar c’est la danse. En fait, comme tous les films de Kubelka, il s’agissait d’une commande; dans ce cas-ci, d’une publicité pour pour le café Adebar à Vienne” (P.A. Sitney).
Schwechater (1958, 1 min., sans dialogue)
Troisième film de Peter Kubelka, ce film était une commande publicitaire pour la bière Schwechater. “Ce que nous expérimentons lorsque nous regardons Schwechater est un battement, une pulsation fragmentée de gestes liés et de mouvement syncopés à partir de différents rythmes de noirceurs et de surpimpressions rouges que le son vient accentuer.” (P.A. Sitney)
Arnulf Rainer (1960, 8 min., sans dialogue)
Perçu par Kubelka à la fois comme une “définition du cinéma” et un “générateur d’extase rythmique”, ce film devait être, à l’origine, un portrait de l’artiste viennois Arnulf Rainer. “Film absolu”, selon le cinéaste, point limite de ses recherches métriques, ce film est la réduction la plus pure que l’on puisse imaginer du cinéma à ses éléments: blanc, noir, silence, son.
8 mars.
Mosaik im Vertrauen (Mosaic en confidence) (1954-1955, 18 min (?), v.o. allemande, anglaise et française)
Premier film du réalisateur, , Mosaik im Vertrauen s’orchestre, comme Unsere Afrikareise, autour de ce que Peter Kubelka appelle des “événements synchronisés” (“synch events”), en tissant une véritable “mosaique” filmique à partir de différents segments narratifs, d’images documentaires diverses et de sons qui s’interpellent, se confondent et se téléscopent.
Unsere Afrikareise/Notre voyage en Afrique (1961-1966, 13 min , v.o. allemande et anglaise)
“Mes films ont une fonction (et ceci est aussi vrai pour mon film en Afrique) – je joue avec les émotions et j’essaie de détacher ces émotions des gens, de telle sorte qu’ils puissent prendre une distance vis-à-vis de leurs émotions, de leurs sentiments.” (Peter Kubelka)
À partir de plusieurs heures d’images et de sons prélevés lors d’un voyage en Afrique, Kubelka a monté ce film en suivant plusieurs lignes métaphoriques, rythmiques et chromatiques. Par le truchement du montage audio-visuel, il articule, en autant de confrontations, les relations entre le colonisateur et le colonisé, le chasseur et le chassé, le sujet percevant et l’objet regardé.
10 mars.
“Programme culinaire”
Peter Kubelka offre depuis plusieurs années un cours sur la préparation de la nourriture en tant que forme artistique à l’école des Beaux-arts de Francfort. Il s’est depuis mérité le titre de “Professeur de cinéma et de cuisine”. Portrait de l’artiste en cinéaste-cuisinier.
EN PRÉSENCE DU RÉALISATEUR POUR CHAQUE ÉVÉNEMENT