Photo du négatif de l’affiche qui a lancé « Hors champ », 1996

Vingt-cinq ans plus tard, Hors champ

Par Steve Rioux et Joël Pomerleau, cofondateurs de Hors champ avec Nicolas Renaud. Christian Roy et Nathalie Renouf ont édité et révisé ce texte pour nous.

Cher Hors champ,

Tu es né à une époque charnière. C’était le lendemain du référendum de 1995 qui a divisé le Québec, en remettant en question sa place dans le Canada. La défaite du OUI et de l’indépendance du Québec a laissé des plaies ouvertes un peu partout. Pour bon nombre d’entre nous, cet échec a créé un vide. Une honte. La division était encore palpable — on était en manque de projet et d’ambition. Le business as usual bien stable et prévisible aura gagné contre le projet de pays francophone en Amérique, un peu imprécis et pas tout à fait ficelé.

C’était aussi l’époque des cent ans du cinéma et les balbutiements du cinéma numérique. L’accès à la création cinématographique était encore restreint. Le cinéma demeurait un médium réservé à ceux et celles capables de payer les coûts (astronomiques) de la pellicule. La qualité croissante des lentilles et des supports numériques annonçait une révolution et une démocratisation libératrice. Le temps t’aura donné raison.

Et par-dessus tout, c’était le tout début d’Internet. Le monde se branchait tranquillement — sans pouvoir prédire l’impact sur nos vies et sur la société. Mais nous savions que ce serait important, grand et transformatif.

Tu es l’un des premiers médias du cyberespace québécois, comme on disait. Certainement pas le plus gros, mais résolument là avec une vision en matière de contenu. Avant Google, avant que Netflix poste des DVD, quand Amazon était une librairie, quand Québecor était un imprimeur, quand Nortel était un fleuron en croissance de l’économie canadienne. Tu as tiré profit de cet élan et surtout de cette communauté d’entrepreneurs et d’innovateurs. Tu as pris quelques paris ambitieux : ne jamais limiter la taille des textes, retirer les publicités, publier des « numéros », te transformer en OBNL.

Ceux qui t’ont animé — les fondateurs, les traducteur·trice·s, les réviseur·e·s, les éditeur·trice·s, les auteur·trice·s — ont finalement trouvé un modèle stable qui a permis ta pérennité. Sans les auteur·trice·s, presque bénévoles, on ne pourrait pas t’écrire aujourd’hui.

On était jeunes, ambitieux, arrogants. On ne se retrouvait pas dans Séquences ou 24 images. C’étaient les revues de nos profs, des vieux, de l’establishment. C’était poli, professionnel, convenu (bien sûr que ce n’est pas vrai, mais c’est ce qu’on pensait). On avait envie de dénoncer, de revendiquer, de militer. Il y avait le Nitrate des gars de cinéma du Cégep Saint-Laurent, un pamphlet photocopié qui n’avait pas froid aux yeux, et c’était à peu près tout.

Grâce à l’aide de nos amis, on a choisi de lancer un nouveau magazine de cinéma. Internet était le lieu et le médium idéal pour faire notre place.

Pour tes vingt-cinq ans, voici quelques souhaits d’anniversaire :

1. Reste jeune

Sois un espace ouvert pour que d’autres jeunes fassent leur place à leur manière. Sois de leur époque, sans nostalgie ou dogmatisme. Le prochain Xavier Dolan est probablement un YouTuber ou sur TikTok. Sois accueillant, ouvre-lui la porte, comprends son style. Comment peux-tu assurer ton renouvellement ? Y’a-t-il des mécanismes de gouvernance à inventer ?

2. Cultive ton impolitesse, ton arrogance, brasse la cage (tout en restant humble) et n’aie pas peur de t’excuser

Vas-y à fond la caisse. Sois baveux, irrévérencieux, cultive tes coups de gueule. Prends position, engage-toi. N’aie pas peur et surtout, ne demande pas la permission. Sois exigeant envers les gens qui ont le pouvoir et qui distribuent l’argent public sur quelques œuvres au détriment de trop de créateurs. Force-leur la main. N’aie rien à perdre… Mais reste humble, tu feras des erreurs, tu écriras des choses que tu regretteras quelques années plus tard. Ne sois pas fier, ne cultive pas ton ego. Excuse-toi, accepte tes erreurs, passe à autre chose. Ne tombe pas dans ton propre dogme. Ne te fais pas d’illusion sur ta pertinence, les opinions et différences de vues sur le cinéma sont périphériques au cinéma.

Surtout, sois respectueux. Protège les gens. Inscris-toi en rupture avec le crachoir que deviennent les médias sociaux. Il y a des mères et des pères de famille, des humains imparfaits derrière les œuvres et les évènements. Ne le perds jamais de vue et, dans les polémiques qui remuent immanquablement le monde culturel, en cas de doute, attends un peu.

3. Deviens un trait d’union

Dans cette époque où chacun se campe sur sa position, alimenté par les algorithmes de la division, où l’écoute et la rencontre de l’autre semblent impossibles, on a besoin de toi. On a besoin que tu bâtisses des ponts, que tu racontes les histoires d’entraide, de rencontre, de collaboration, d’écoute et de réconciliation.

Tes idées vont changer. Ces rencontres vont t’enrichir et te permettre d’approfondir et reconstruire tes rapports au monde. Ébranler sa propre certitude est fécond. Comment, à travers ta réflexion sur le cinéma et les médias, peux-tu contribuer à la société ?

C’est facile de démolir l’autre avec quelques phrases assassines. Ça fait un monde solitaire qui laisse toute la place aux riches et aux puissants. Sois solidaire des pauvres, des migrants, des sans-abris, des autochtones, des femmes qui en ont marre de vivre dans la peur, des LGBTQ+ et de tous ceux et celles qui en ont besoin. Souviens-toi qu’il n’y a pas si longtemps, au Québec, on nous disait Speak White.

Le pays change. Exige que notre cinéma, notre télé et nos réseaux sociaux en soient le reflet. Ils nous appartiennent.

4. Sois ce que tu veux

Ne te cantonne pas dans un format. Sois libre d’exprimer tes idées en explorant les formes possibles. Lance une chaîne télé, un site de streaming, une plateforme de VR, une brochure, un réseau social, un festival. Explore comment ces différents formats pourront soutenir le cinéma et l’expression par l’image. Comprends comment ils rejoignent les gens et qui les contrôlent. On a exploré la diffusion par Internet en 1998 avec Télévision Hors champ. Visiblement, on n’était pas rendu là, technologiquement parlant, mais le geste d’explorer les possibles fait partie de ton mandat.

Probablement que d’ici quelques décennies, les salles de cinéma ne ressembleront plus à ce qu’on connaît aujourd’hui. Il y en aura certainement moins. Mais le cinéma est une invention jamais achevée — un art qui transcende le format et les limites. Profites-en, tu peux faire partie de son évolution.

5. Pense hors champ

Ce nom trouvé à l’époque est encore parfait aujourd’hui. Le hors champ au cinéma, c’est comme la marge d’un livre. Elle affirme que ce qui se passe à l’intérieur du cadre, de la zone éclairée de l’image, n’est que la portion visible d’une œuvre. Il y a un tout autre niveau de signification accessible lorsqu’on s’y attarde. Lorsque Denys Arcand demande à Pierre Perrault de collaborer au documentaire sur le référendum de 1980 à l’ONF, Perrault répondra que ce qui est vraiment intéressant ne se passera pas au Centre Paul-Sauvé, mais ailleurs, chez les gens qui croient au pays du Québec. Cette vision de ce qui se passe hors champ donnera ces images puissantes de Hauris Lalancette démoli dans Le confort et l’indifférence.

Le cinéma, c’est plus qu’un simple film. Le cinéma, c’est un langage, c’est un moyen d’expression. Un art. Ses grandes forces demeurent son pouvoir d’évocation et sa capacité à illustrer le monde avec profondeur.

Lorsque tu réfléchis sur un film ou une œuvre, pense à ce qui n’est pas à l’écran. Le monde dans lequel le film a lieu, son contexte sociopolitique, l’évitement qu’il engendre. Lorsque la croissance du cinéma grand public s’appuie sur des histoires de superhéros ou de mondes historico-fantastiques, ça révèle quelque chose sur la société dans laquelle ce film a été tourné. Lorsque le film Pea Soup de Falardeau et Poulin est réduit au PFK Kid, ça raconte notre époque.

6. Sers les créateurs·trice·s

L’une de nos plus grandes fiertés, c’est de constater la richesse des collaborateurs et des collaboratrices de Hors champ. Tu es un espace libre où se retrouve un ensemble de gens et de créateurs hétéroclites. On n’aurait certainement pas cru qu’un éventail aussi prestigieux de personnes serait au générique de cette revue. Continue d’être cet espace qui leur permet de réfléchir et de s’exprimer sur le cinéma. Lorsqu’une revue réussit l’exploit d’être utile et pertinente pour les producteur·trice·s, les cinéastes, les auteur·trice·s, les universitaires et leurs étudiant·e·s, c’est quelque chose de beau et de précieux qu’on doit protéger et cultiver.

Merci Hors champ, tu nous as mis au monde. On connaît tous de belles carrières grâce à ce que tu nous as appris. On souhaite que tu sois ce lieu de création, de rencontre et d’apprentissage pour plusieurs autres. Longue vie à Hors champ, tu es et resteras une œuvre vivante et toujours inachevée.

Pour terminer, relis ton premier éditorial. Même s’il est vieux de 25 ans, il demeure d’une actualité troublante.

Remerciements essentiels

Notre ami et cofondateur de Hors champ, Nicolas Renaud, a décidé de ne pas participer à cet article pour des raisons personnelles qu’on soutient. Il poursuit son travail de réalisateur, d’auteur, de professeur et de monteur. Nicolas a été durant plusieurs années l’âme, la conscience et la vision de cette revue. Sa sensibilité, sa grande culture, sa générosité et son ouverture à l’autre transcendent la revue et nous ont rendu de meilleures personnes. Merci, Nicolas, de tout ce que tu as fait pour nous, pour Hors champ et pour le cinéma d’ici. On t’aime et on est privilégié de continuer à te compter parmi nos amis.

On souhaite remercier publiquement les gens qui ont rendu Hors champ possible à ses débuts. Les voici :
● nos parents et notre famille, qui ont endossé des prêts personnels requis pour lancer le bal
● Francis Lacoste qui a guidé le développement technologique ;
● Christian Roy et Nathalie Renouf qui nous ont révisés (ils nous aident encore pour cet article) ;
● Daniel Desjardins et nos amis chez Ulysse qui nous ont hébergés dans les premiers mois ;
● Marguerite Blais de la Fondation du maire de Montréal pour la jeunesse ;
● Johanne Larue, Tom Waugh et Peter Rist du département de cinéma de Concordia ;
● Donato Totaro qui nous a soutenus et aura été le fondateur de Offscreen, le pendant anglophone, libre et indépendant de Hors champ ;
● Chrystian Guy et Yves William de Netgraphe ;
● Pascal Gosselin de MLink Internet ;
● Alain Dubeau ;
● André Caron ;
● Louis Goyette ;
● Katherine Jerkovic ;
● Armelle Bayou ;
● Jean-Phillipe Gravel ;
● Carlos Ferrand ;
● Éric Perron ;
● François Cormier et Étienne Desrosiers de Champ Libre ;
● Vidéographe ;
PRIM ;
● Main Film ;
● Daniel Langlois, Alain Mongeau, Claude Chamberland et Monique Savoie qui nous ont fait confiance pour réaliser un webcast en 1997 pour le Festival du Nouveau Cinéma en collaboration avec la SAT ;
● Simon Galiero qui a pris la relève et soutenu Nicolas lorsque Steve et Joël ont décidé d’explorer d’autres avenues ;
● André Habib, un collaborateur de longue date, qui poursuit le mandat aujourd’hui.

Et bien sûr, tous les auteur·trice·s qui continuent de définir Hors champ aujourd’hui…