art du synopsis et autres épisodes

Une page de gestes

Tout en m’indiquant de poursuivre, René adopte un air désintéressé et se sert un thé à la verveine. Il existe une grande quantité de films idiots, vous en conviendrez, mais très peu de films improbables. J’ajoute que l’œuvre improbable et réussie est une chose rare. De cette veine, René propose des fulgurances allant du Retour à Twin Peaks de Lynch à Une sale histoire d’Eustache avec des détours vers le Beau Travail de Claire Denis et Les amours d’Astrée et de Céladon de Rohmer. Je glisse à cette liste improvisée quelques favoris, le Tobacco Road de John Ford, le Pandora de Lewin, le Magic Mike de Soderbergh et Le pont du Nord de Rivette. Loose Cannons, une de ces improbabilités, qui ne peut hélas pas se revendiquer de la réussite, nous raconte l’existence d’un film pornographique dans lequel le véritable Adolf Hitler, oui oui, dans une orgie aux accents sadomasochistes, se soumet aux pénétrantes vigueurs d’une cohorte de jeunes nazis. À travers la vigilante loupe des détectives, il nous est ensuite raconté que les curieux badauds ayant visionné les prouesses horizontales du führer seront forcément traqués, puis, liquidés par les nouveaux représentants de l’ordre aryen, tous, de redoutables épéistes. Imaginez. À ce synopsis, vous vous direz que Bob Clark n’est pas si inintéressant que vous le supposiez. Mais encore, l’improbabilité d’un tel projet a dû reposer sur quelques «si». La fleur décorative est un symbole simpliste d’une conception matérialiste des hommes. Il y a ceux qui croient que le ton moralisateur est préférable au ton poétique. Desquels êtes-vous l’ami ? La clarté est moins belle que la grisaille dira René. L’art poétique de Verlaine est aussi un manifeste cinématographique. Pour les esprits analytiques, la fleur est-elle plus certainement un objet décoratif qu’un organe sensible chargé de missions philanthropiques ? Devant la simplicité des choses, dire qu’on contemple le bonheur est une aberration. Vous êtes d’accord ? Johnny To a fait Vengeance. C’était à la Cinémathèque. Un tueur amnésique engage des tueurs pour tuer d’autres tueurs. Vous y dénotez un art du synopsis ou de la simplicité qui se déguise en mise en scène ? Pour trouver réponse, je relis le Voyage à Laputa de Swift qui dans mon souvenir était le plus instructif des quatre Voyages. Où est le monument à Jean-Olivier Chénier auquel s’adressent les robineux de Ferron ? La ville est muette à ce sujet.

LE DOUBLE

Parlant de statue, à Berlin, là où la neige a le caractère sournois, il y en a une de Kleist. Là-bas, la neige préfère décidément la nuit au jour qui accuse de sa présence dès les petites heures du matin en y passant le balai à coups de rayons qui s’aiguisent le naturel à même les surfaces, selon, bien entendu, l’humeur des nuages. En bordure du Tiergarten, ce parc immense que déchire un boulevard et que ronge toute la quincaillerie de la ville, il n’y a que de rares endroits que le soleil épargne. Pour notre plus grand bonheur, un de ces endroits où jusqu’à midi le soleil se bute aux structures, présente ladite statue de Kleist. Autour du poète, des nappes de neige cohabitent avec la lumière et nous font réellement croire à l’hiver. Se confronter ou s’apaiser devant la redoutable et enviable autorité cinématographique d’un maître ? Je pense à Kleist, car c’est avec sa statue que je me suis entretenu, persuadé qu’Unsane de Soderbergh aurait un impact bienvenu sur le monde du cinéma narratif.

— Suis-je naïf à ce point, monsieur Kleist ?
— L’œuvre est passée comme un nuage.

Le scénario surprend tout en demeurant dans les confins du genre de l’horreur qu’il transcende d’ailleurs en y revisitant pourtant certains des motifs, clichés, les plus éculés. Du sirop de l’efficacité, un sirop qui n’a rien à envier à nos érablières, aussi sucré et clair que la meilleure récolte possible, Soderbergh va prendre, va aimer, va enduire les humains batailleurs et prisonniers des systèmes que commande le pouvoir et l’argent.

— Parfois, me dit Kleist, tout le monde mange des beignes. Pas seulement la police. Validez la nature humaine. Espérez les œuvres que personne ne souhaite.

LE MONSTRE

J’ai visionné le film avec René qui avait bu six bières. Pendant la projection, il ne s’est pas levé et il n’a jamais décroisé les jambes. Quel des films de Soderbergh est le plus susceptible de vous faire adhérer à son génie ? Le développement d’une pratique du cinéma artisanale, et par extension, d’une réflexion sur l’image narrative est au cœur de l’œuvre depuis les débuts. L’argent, le minou dans la marmite, y est une donnée qui alimente à la fois les infrastructures qui régissent la vie des personnages, mais également, l’architecture économique des projets qui donnent cette vie à ces personnages. Je ne suis pas une prune. À l’ère #MeToo, ce film avait l’intelligence de ne jamais s’accorder à son prédateur. Le monstre est une entité, l’avatar de tous les monstres, le porte-parole des ténèbres. Le respect de Soderbergh pour l’intelligence du spectateur ne nous fait jamais le complément des machinations et du calcul pervers du monstre. Jamais vous ne saurez le détail du comment. Votre premier réflexe sera de vous lamenter sur les failles d’un scénario qui n’explique jamais ce qui permet à un monstre de se retrouver en position d’autorité. Est-ce que ce n’est pas là l’intelligence de ce film ? Les gestes qui s’absentent du déroulement attendu. L’intention suffit. Le monstre est monstre.

ANTIGONE

Le geste coupe en deux une œuvre. Dans Antigone, tous les gestes, sauf un, sont invisibles. Un seul geste suffit à irriguer toute la trame de l’œuvre et cerner l’affranchissement d’un moment anecdotique improbable, épique et ordinaire, qui se réclame à la fois de Sophocle, d’Hölderlin et de Brecht, mais qui porte la signature de Straub et de Huillet.

Dans un film qui en contient si peu ou un seul, ce geste fascine par sa précision qui se muscle d’une vigueur certaine. Geste rare, si rare qu’il n’en semble que plus fort et du coup, souligner l’essentiel du réel auquel se mesure la création. Vous pouvez naviguer dans l’analyse, mais est-ce qu’il ne suffit pas de se couler sous le poids des forces que ce geste conjuguent pour savourer toute la teneur de l’oeuvre ? Allez, ce geste suffit. Les fantômes d’Ismael est un Desplechin qui ne surprend guère. René dira que Desplechin documente sa propre constance avec un détachement jouissif et complaisant, une adresse intuitive et miraculeuse, comme si ses films, en dépit de leur qualité, ne servaient à agrémenter la grande œuvre souterraine qu’ils formeront. Comme toujours, notre ami Amalric est magistral. Les flotteurs habituelles y sont, mais Desplechin semble se perdre là où il avait l’habitude de confondre pour notre plus grand plaisir l’égarement avec le souci de l’aventure. Je repense au film et le personnage de Cotillard, semble, du moins, dans mon esprit, vampiriser tout ce que je pourrais y trouver de beau. Amalric y joue un réalisateur («fabricant de films» dira Desplechin) qui se coupe du monde tangible pour mieux le rencontrer. Peut-être plus mystérieuse était la version courte, moins pétrie dans une densité psychologisante mi-beige, mi-patinoire ?

LES FANTOMES D’ISMAEL

LE CRÉATEUR D’ÉTOILES

Sans le soupçon des fleurs, je crois que le réalisateur se dépeint dans le cercle des rêveurs. Il ne faut pas se couper de la fragilité de «faire», s’isoler, là où il est encore possible d’être romantique, trop romantique pour être empathique, trop joueur pour émouvoir. Le titre d’Auteur peut jouer le rôle de l’isolant. En mal d’un ami qui boit du thé à la verveine, le réalisateur se dérobe à l’ambition qui l’animait jadis, se cherche plutôt une épaisseur dans les lignes qui séparent le réel du fantasme et se trouve et se love enfin dans les courbes de ces parenthèses qui séparent le travail du travail et de ces sortes de bruits qui divertissent et qui stimulent. Savons-nous seulement faire mieux que du bruit ? Trop de gestes. René pense que le réalisateur a oublié que le squelette des oeuvres est fait de numéros. Des numéros de loterie, voyez, et que dans la machine des décideurs, le contenu – le réel enjeu – devient un artifice élastique, secondaire et fuyant. Les numéros correspondent à d’autres numéros disposés sur des cartes qui représentent le monde des images à venir. Les combinaisons s’alignent et le réalisateur est victorieux. Le cimetière lui est fermé. De jolies femmes se disputent une place au sein de son intimité, et, peut-être, gage d’immortels, de son œuvre. Oh, mais vous, les à-qui-perd-gagne de l’histoire des constellations, vos manches étaient pourtant pleines, mais de quoi ? De fusils et de couteaux ? Je peux bien faire de nouvelles pirouettes, parce que je sais comment, et m’assurer ensuite, comme un brave, que toutes les virgules y sont. Mais je ne sais par contre pas jouer du pistolet. Encore moins du couteau. Savons-nous seulement faire mieux ? L’étrange refrain.

DODO