Louis Cyr

UN FILM ET SON INCONSCIENT

Disons-le d’entrée de jeu : Louis Cyr est un film abouti, une œuvre honnête qui permet au réalisateur Daniel Roby de faire la preuve de sa maîtrise des outils du cinéma, et tout particulièrement de ce cinéma que l’on dit « à grand déploiement », sur le modèle de ce qui se fait à Hollywood – avec quelques dizaines de millions de dollars en moins, on s’entend. À titre de « film de l’été », sur lequel pèsent les espoirs toujours un peu vains de retour sur l’investissement, c’est en quelque sorte la réponse de l’industrie québécoise au marché du blockbuster. À part peut-être la performance somme toute assez remarquable d’Antoine Bertrand, on trouvera donc peu à dire d’un film qui, logiquement, prend peu de risques et travaille à remplir son mandat « populaire » d’une manière aussi bien assumée que transparente. C’est sur le plan idéologique, en fait, que le projet est le plus intéressant, notamment par les choix scénaristiques qu’impose la vision « nationaliste » adoptée ici. Tous les scénaristes qui s’y sont frottés le savent très bien, le biopic est un genre particulièrement difficile ; la tâche de résumer une vie, qui plus est une vie aussi bien remplie que celle de l’homme fort de St-Jean de Matha, n’est pas mince, et si elle suppose comme il va se soi un tri très serré des événements à privilégier, cette sélection doit nécessairement suivre un ligne de cohérence. C’est cette ligne que nous allons tenter de suivre ici pour Louis Cyr.

Là où Charles Binamé, dans Maurice Richard, avait clairement opté pour l’hagiographie, travaillant à élever le p’tit gars de Cartierville au rang de demi-dieu 1 , Roby opte pour une approche certes nettement moins dithyrambique, plus nuancée, mais tout aussi tendancieuse, l’idée maîtresse, au fond, restant la même : donner aux Québécois une « raison d’être fiers », proposer une figure de « géant » (comme ceux que l’on peut voir au défilé de la St-Jean…) qui donne du relief à une Histoire dominée par les porteurs d’eau. On ne devient pas une « légende », ni même un personnage véritablement intéressant, simplement parce que l’on joue bien au hockey et pas davantage grâce à une force physique exceptionnelle ; il faut à l’histoire de ces hommes une dose de dramaturgie qui confine à la tragédie, un ensemble de défis dressés sur leur chemin qui donnent leur pleine valeur aux exploits réalisés. Ces défis toujours très « humains » ressortissent habituellement d’une psychologie mâtinée de socio-politique élémentaire : pour le Rocket, cela culmine bien entendu dans l’épisode des émeutes du Forum, qui ont suivi l’espèce d’affront à la nation que constitue dans l’imagination populaire la suspension du joueur vedette par l’Angla’ Clarence Campbell. Du côté de Louis Cyr, le motif récurrent est celui de la « vraie force » du Canadien français – naturelle, élémentaire, quasi-tellurique – à laquelle est systématique opposée la « fausse force » de l’étranger – fut-elle mise en scène, arrangée ou encore trop peu naturelle.

En résonnance avec ce principe directeur, Roby privilégie trois types d’événements dans son film : ceux qui nous montrent Louis « triomphant » sur diverses scènes, presque toujours seul et sans opposition ; ceux qui permettent de mettre en relief la duplicité de ses adversaires – presque toujours des anglophones retors – qui refusent de se mesurer à lui sans tricher ; enfin, et de manière très importante, ceux qui jettent un éclairage sur la relation avec sa fille, elle-même phénoménalement douée mais à qui son père refusera le droit de faire carrière dans la « force ». Ainsi, ce qui se trouve à être relevé et surligné de la vie de l’homme fort est d’une part son échec à être véritablement reconnu par la communauté internationale malgré sa domination, et d’autre part la question de la filiation et de l’héritage d’une « nature », posées comme problématique. De là à dire qu’on propose dans Louis Cyr une vision du personnage transposable au destin de la nation canadienne française dans son ensemble, de son échec identitaire, de sa difficulté historique à « transmettre » il n’y bien entendu qu’un tout petit pas, que nous oserons franchir…

Qu’on me permette pour conclure de filer la métaphore et d’imaginer un instant que ce discours sur la « force véritable » et la filiation ne concerne pas uniquement le destin du Québec. Déjà, le plus grand succès commercial de l’histoire du cinéma québécois – Bon cop Bap Cop – avait joué cette carte gagnante de la mise en abyme de l’identité québécoise et canadienne dans ses rapports à « l’impérialisme » américain 2 . Ici aussi, il me semble, le discours du film Louis Cyr en est un qui prend le parti d’une sorte de protectionnisme culturel, évoquant avec insistance les questions de « frontières », de « reconnaissance », de « mémoire » et de « filiation », comme si son sujet véritable était en réalité notre capacité en tant que peuple à jouer dans la même ligue que nos puissants voisins, et plus précisément encore la résilience de notre industrie cinématographique face à la toute puissante Hollywood. Soit ; les films populaires évitent difficilement le jeu de l’idéologie. Mais que celui-ci, et d’autres, le fassent en usant des armes mêmes de l’ennemi qu’il disent combattre – stylistiquement, techniquement, etc. – il y a là une forme de duplicité et d’hypocrisie qui en dit assez long sur la manière dont cette industrie tend de plus en plus à se positionner et sur les choix esthético-politiques qui la portent.

Notes

  1. Et choisissant pour cette raison de terminer le film avec les émeutes du Forum, point d’orgue on ne peut plus « romantique » à une vie qui se terminera – ne l’oublions pas – presque 50 ans plus tard.
  2. On pourra se référer au texte que j’ai publié sur le sujet dans la revue 24 images (A marketable product pour les deux solitudes, n° 130, 2006-2007, p. 20-21