UN ENTRETIEN AVEC HILDEGARD WESTERKAMP
Au cinéma, une des dimensions les plus utilisées dans la conception sonore est la contextualisation des environnements projetés à l’écran, qui permet d’ajouter une profondeur sonore à la surface visuelle. Dans les films Gerry, Elephant et Last Days, Gus Van Sant a exploré plusieurs possibilités afin de renverser cette relation entre la surface et la profondeur. En effet, sa trilogie sur la jeunesse désenchantée est caractérisée par un affranchissement du son, libéré de sa relation traditionnelle avec l’image cinématographique. Ce travail est le résultat de sa collaboration avec l’ingénieur de son Leslie Shatz. Or, dans Elephant et Last Days, Van Sant a également trouvé une précieuse collaboratrice en la personne de Hildegard Westerkamp. En plus d’être une compositrice canadienne d’environnements sonores, Westerkamp a participé à la fondation du World Soundscape Project avec R. Murray Schafer. Depuis bon nombre d’années, son travail porte sur la recherche d’environnements sonores et sur cette nouvelle pratique qui consiste à utiliser les « enregistrements de terrain » (« field recordings ») comme matériau de base de compositions sonores.
L’idée d’une mise en contexte de l’individu dans son environnement est d’une importance capitale en matière d’écologie acoustique. Westerkamp a exploré cette relation au fil de ses recherches, de ses publications et de ses compositions d’environnements sonores. C’est donc avec grand intérêt que j’ai découvert l’utilisation de ses œuvres dans Elephant et de Last Days. Ces films nous permettent d’examiner sous un angle nouveau l’idée de contextualisation, qui est cœur de ces compositions, sur un plan tant pratique que thématique. En retour, la présence des compositions de Westerkamp dans les films de Gus Van Sant permet de révéler certaines préoccupations esthétiques et thématiques du cinéaste.
L’utilisation des oeuvres de Westerkamp par Gus Van Sant est lié à la pratique qui consiste à employer de la musique préexistante dans un film, une pratique qui précède même l’apparition du son au cinéma. L’utilisation d’une musique qui n’était pas destinée à un film en particulier pose une question fondamentale sur ce que l’on pourrait appeler l’« écologie acoustique ». Si on retire un morceau de musique de son contexte initial et qu’on le resitue dans l’environnement sonore d’un film, quelles sont les transformations sur la musique elle-même, sur son contexte initial et sur le nouveau monde filmique dans lequel le morceau de musique est intégré ? Il est aisé de trouver dans cette problématique une variation de l’idée de « fidélité », qui fleurit à l’ère de la reproduction mécanique. L’histoire du cinéma regorge d’exemples qui illustrent bien cette question. L’utilisation, par exemple, de Miserilou par Tarantino, dans le générique d’ouverture de Pulp Fiction, représente un moment fort de décontextualisation, qui a depuis rendu l’association entre cette musique et ce film inséparable. Selon certains, l’utilisation faite par Tarantino est déplorable, et nombreux sont ceux qui ont suggéré que de tels actes de réappropriation devraient être critiqués pour leur manque de respect. Il est facile d’imaginer des légions de surfeurs vieillissants qui se retrouvent aujourd’hui incapables d’écouter une des chansons cultes de leur génération sans penser à John Travolta, un acteur qui surfe depuis sur la vague du succès, après des décennies de panne sèche. C’est tant mieux pour lui et peut-être même pour Miserilou aussi. Les temps changent, les références et les associations culturelles aussi. Rien n’est plus contemporain que ces retours en arrière qui forment la trame fragmentée de notre société postmoderne. Du moins, c’est ce que certains affirment.
Sans juger des critères d’une « bonne » appropriation, je suis d’avis que l’intégration de Beneath the Forest Floor (1992, 17 min.) et The Doors of Perception (1989, 21 min.) dans Elephant et Last Days offre un excellent exemple du mélange d’étrangeté et de familiarité qui peut résulter de l’emploi d’une œuvre musicale dans un nouveau contexte filmique. La différence entre l’utilisation d’une chanson pop et une composition de Westerkamp est que cette dernière n’est pas considérée, a priori, comme une pièce de « musique » au sens habituel du mot. Ces pièces apparaissent plutôt comme faisant partie des effets sonores, et non dans la musique du film ou de sa « trame sonore ». On pourrait facilement regarder les deux films et croire que les sons « composés » par Westerkamp sont des éléments créés par l’ingénieur de son, Leslie Shatz (on ne ferait pas cette erreur avec Miserilou). Mais on ne parviendrait pas, en même temps, à nous débarrasser de l’impression étrange que ces sons tout à la fois collent et ne collent pas à l’image, que les liens entre les sons et les éléments audiovisuels environnants sont tout à la fois logiques et incongrus. Le potentiel de dissonance ironique, comme dans Reservoir Dogs, où Tarentino choisit la chanson joyeuse Stuck in the Middle With You dans une scène de violence sadique, est absent ici. Néanmoins, l’effet de ces compositions sur le film est étrangement similaire.
Tout l’intérêt et l’intrigue de cette collaboration se trouve dans la relation entre la destination initiale des pièces de Westerkamp, et la façon dont Van Sant les a reprises et détournées : on pourrait dire qu’il en révèle la substance, tout en leur retirant leur charpente. Car il est nécessaire de souligner que The Doors of Perception a été créée dans le cadre d’une installation sonore dans des lieux que la compositrice n’avait jamais visités. Ainsi, la dissociation contextuelle est à l’origine de sa composition, dont la « première vie » a été vécue dans une remise en contexte qui était, dès le début, hors des limites de l’artiste. Cette situation a été exacerbée au moment de sa transposition dans l’environnement cinématographique de Van Sant. Paradoxalement, c’est grâce à cette deuxième remise en contexte que, selon Westerkamp, l’œuvre a acquis son véritable sens.
C’est sur cette note que notre entretien commence.
-
Randolph Jordan : il y a deux ans, lors d’un bref entretien, vous m’aviez mentionné que vous étiez demeurée insatisfaite du résultat de The Doors of Perception. Or, quand vous avez vu Elephant, après toutes ces années, vous vous êtes aperçue à quel point la pièce s’intégrait à merveille dans la conception sonore du film. De telle sorte que vous aviez senti que la composition était destinée pour ce film et que « les extraits utilisés avaient soudainement un sens dans ce contexte ». Selon vous, quel élément de ce morceau créait une dissonance dans son format original ? Quel est l’aspect dans le film qui a donné toute son harmonie, son sens à la composition, sans quoi elle aurait été incomplète ?
Hildegard Westerkamp : lorsque j’ai composé la pièce, je le faisais pour un contexte précis : pour des endroits extérieurs, comme des arrêts d’autobus, des entrées de lieux publics, tous situés dans la ville de Linz en Autriche. C’était pendant un des mes premiers festivals Ars Acoustica. Je ne connaissais aucunement ces endroits, qui m’avaient été simplement décrits par les commissaires de la pièce (ORF, une station de radio allemande). Je ne suis jamais allée à Linz, et je n’ai même jamais obtenu de commentaires sur l’effet global de ma pièce dans ces lieux ! En fait, j’avais choisi l’idée des « portes de la perception » parce qu’elle me donnait la liberté d’imaginer les espaces pour lesquels je composais ; la liberté aussi de me déplacer par le son dans toutes sortes d’espaces, en utilisant, très littéralement, le bruit d’une porte. Afin de me sentir plus proche du lieu, j’ai demandé aux commissaires de m’envoyer des sons enregistrés à Linz. Ceux-ci apparaissent au début de la pièce. J’ai également utilisé quelques autres environnements sonores européens que nous avions dans nos archives au World Soundscape Project. Or, le seul fait de n’avoir pas pu écouter cette pièce dans les lieux pour lesquels elle avait été conçue, a fait que je m’en étais détachée. Alors que son utilisation dans Elephant m’en a rapproché, d’une façon totalement inattendue. Aussi, le fait que Gus Van Sant et son ingénieur du son Leslie Shatz l’aient choisie, utilisée et intégrée, m’a remplie de joie !
RJ : vos compositions possèdent une organisation structurelle très précise et constituent des entités autonomes qui s’écoutent très bien. Lorsque des extraits en sont tirés pour des films, comme c’est le cas ici, croyez-vous que l’œuvre en est détérioré pour autant ? Ou au contraire sont-ils avantagés par une certaine restructuration dans les films ? Quels commentaires ou idées avez-vous sur les transformations de vos pièces pour s’adapter à ces films ?
HW : je ne pense pas que mes pièces s’en sont trouvé détériorées. En fait, je ne vois pas comment elles auraient pu l’être. Le contexte du cinéma est tellement différent. Il a son identité propre, de la même manière que mes pièces ont la leur. Aussi, je pense que c’est précisément pour cela que le tout fonctionne. Les extraits ont été intégrés de façon très sensible et intelligente à tous les autres sons du film. Ils apparaissent dans un contexte bien déterminé et prennent ainsi vie pour eux-mêmes, d’une manière très lointaine de leur contexte original, sans toutefois le détruire. Je suis fascinée par cette habilité qu’ils ont eu à prendre mes compositions et à les mettre dans des endroits où je n’aurais jamais songé les mettre ! Je sais que ma réaction aurait été différente si mes pièces avaient été utilisées de façon superficielle ou irréfléchie. Ce n’est certainement pas le cas ici. J’étais été très chanceuse à cet égard.
RJ : je m’intéresse à la relation entre l’atmosphère inhérente à vos compositions et à l’adaptation ou à la modification de cette atmosphère dans l’utilisation qu’en ont fait Van Sant et Shatz. Vous avez déjà affirmé que l’emploi de Beneath the Forest Floor dans Elephant soutient la noirceur sous-jacente de cette pièce. Pouvez-vous expliquer cette idée de noirceur, telle que vous l’aviez initialement imaginée pour cette pièce ? Selon vous, comment cette idée de noirceur s’insère dans le sujet ou dans le ton du film ?
HW : cette noirceur n’était pas recherchée au moment de la composition de la pièce. Elle est tout simplement née au fur et à mesure du travail avec les éléments. L’idée du titre Beneath the Forest Floor m’est venue à l’écoute de la pièce, tandis que j’y travaillais. Je crois que Gus Van Sant et Leslie Shatz ont simplement entendu cette noirceur (sans le savoir ou sans s’attarder à mon « histoire » ou à mon contexte) et l’ont simplement placée au moment le plus terrible du film, tout de suite après les premières fusillades. La tension dans la pièce entre la paix, le silence, et la noirceur s’harmonisait parfaitement avec ce moment dramatique. Si j’étais l’ingénieur du son, je n’aurais jamais été capable de l’utiliser à ce moment précis, parce que j’aurais été trop proche de mes idées et de mes concepts. Or, le réalisateur et l’ingénieur du son ont profité de leur distance par rapport aux pièces et ont pu les utiliser plus facilement. Heureusement, ils l’ont fait avec goût et sans sensationnalisme.
RJ : cette distance entre les réalisateurs et vos compositions semble avoir influencé leur capacité à les intégrer dans des contextes que vous n’auriez jamais imaginés. Il me semble que la force du sentiment d’aliénation qu’ils obtiennent dans leurs films, qui affecte tant les personnages par rapport à leur environnement que le spectateur face aux films eux-mêmes, vient de la recontextualisation de ces compositions et une certaine distance avec le matériel d’origine. Je suis intéressé par la relation entre cette aliénation et le motif de la marche, qui est très fort dans Elephant ainsi que dans Gerry et Last Days. Je sais que le principe de la « marche sonore » (soundwalking) est un élément important de bon nombre de vos compositions. La « marche sonore » est habituellement associée à une volonté de mobiliser une conscience accrue des sons environnants, dans un processus de mise en contexte et de familiarisation. Or, quand vos compositions apparaissent dans Elephant, par exemple, elles semblent davantage liées à la défamiliarisation de l’espace projeté à l’écran. Pouvez-vous commenter le lien entre la « marche sonore » et votre pièce Beneath the Forest Floor, si ce lien existe ?
HW : Il n’y avait aucun lien intentionnel direct. Évidemment, l’enregistrement retrace un mouvement dans l’espace de la forêt, une exploration de l’environnement sonore, une reproduction de ce qui existe. C’est un genre de déplacement qui nous ouvre un environnement et qui nous fait prendre conscience de notre moi intérieur. Idéalement, c’est ce que serait la « marche sonore » (soundwalk). Mais cette idée ne signifie pas nécessairement que nous prenions conscience directement ou socialement de l’environnement dans lequel nous marchons en mettant l’accent sur l’écoute, et non la parole. Nous pouvons le connaître et le reconnaître, sans agir sur lui. Toutefois, il n’y a aucune trace d’aliénation dans cette démarche. En fait, c’est tout le contraire : il y a une ouverture à cet environnement dans lequel nous entrons par la reconnaissance d’un lien, sans ressentir l’obligation d’y réagir.
Et puis il y a un autre genre de marche dans un espace, qui est associé à la désolation ou à l’isolement intérieurs (comme les corridors vides ou les grands espaces de la banlieue dans Elephant), ou encore qui crée un effet de distance, comme dans les environnements naturels ou sociaux dans Last Days, où tout lien entre l’individu et son environnement est rompu, sauf pour quelques rencontres sans importance. Dans cette situation de marche, les sens ne sont pas tournés vers l’environnement où l’on marche. L’espace extérieur n’a pas le pouvoir d’entrer dans notre monde intérieur. Il n’y a aucun lien ni dialogue.
RJ : que pensez-vous des longs plans de marche dans les films de Gus Van Sant ?
HW : la présence de ces longs plans de marche dans les films de Van Sant constitue une façon brillante de lier le monde intérieur des personnages à celui du spectateur. Les plans rapprochés d’une personne en mouvement, qui sont quelque fois simplement des plans de l’arrière de la tête du personnage, jumelés à des sons ou à des environnements sonores, créent un lien intérieur entre le spectateur et le personnage à l’écran. Last Days m’a ramené à l’époque où je venais juste d’arriver à Vancouver, en 1968. J’étais une jeune immigrante venue directement d’Allemagne, et je n’arrivais pas à comprendre mon environnement. Le fait que mes pièces s’intègrent à merveille dans ce film découle peut-être de « l’altérité » radicale des sons, qui seraient également étrangers au personnage principal. Ce n’est qu’une supposition. Je demeure encore tout étonnée par le fait que mes compositions fonctionnement aussi bien dans ce film !
RJ : en dernier lieu, voyez-vous une corrélation entre ce thème de la marche chez Gus Van Sant et dans vos œuvres ?
HW : j’y vois une corrélation seulement dans le sens où nous reconnaissons tous deux ces deux modalités de la marche, telle que je l’ai décrite plus tôt, avec toutes les variations comprises entre ces deux extrêmes. Puisque l’environnement est très présent dans les deux situations de marche, comme un témoin sonore que l’on remarque ou non, l’utilisation de l’environnement sonore dans les films de Van Sant joue non seulement un rôle similaire mais également plus important encore, parce qu’il a été consciemment utilisé et intégré pour accompagner l’aspect visuel.
Entretien réalisé et retranscrit par Randolph Jordan.
Traduit de l’anglais par Nina Aversano. Texte final établi par André Habib