UN ENTRETIEN AVEC DAVID CRONENBERG
En complément de l’article du même auteur réactualisant ses réflexions sur le film eXistenZ, nous rééditons cette entrevue avec David Cronenberg, initialement parue dans Hors champ en mai 1999 mais n’ayant pas été jusqu’ici ramenée dans les archives de notre site actuel.
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Si, dans la pratique du cinéma comme dans celle d’eXistenZ, il faut, d’après Cronenberg, « agir pour savoir pourquoi on agit », le cinéaste demeure l’un des plus intéressants à interviewer. Attentif aux questions que lui posent les journalistes, celui-ci tente toujours d’offrir la meilleure et plus sincère réponse possible, malgré les contraintes de temps (cette entrevue n’a duré que vingt minutes). D’où la vélocité de cet entretien où, dans le peu de temps qu’il nous fût imparti, il a été possible d’aborder plusieurs éléments de discussion autour d’eXistenZ et des thèmes qu’il soulève : la liberté de l’artiste à une époque où il doit composer avec la contrainte des projections-tests, la sophistication croissante (et les problèmes techniques) des jeux vidéo, et les rapports de ceux-ci avec la propension du sujet contemporain à se bercer des promesses de ce que Cronenberg appelle la « propagande existentielle ».
Hors champ [HC] : L’écriture d’ eXistenZ a-t-elle quelque chose à voir avec les controverses entourant la sortie de Crash ?
David Cronenberg [DC] : Beaucoup de gens me posent cette question. Ma réponse est non, car j’avais déjà écrit le scénario avant d’avoir tourné Crash, et je pensais que le film serait fait avant. Vous savez, j’avais eu des mauvaises expériences avec des gens hostiles à mes films, m’accusant de toutes sortes de choses —donc d’une certaine façon je n’avais pas eu besoin de l’expérience de Crash pour faire ce film et je crois pas que cela m’a du tout affecté de façon directe.
HC : Croyez-vous toujours que votre existence en tant que personnalité publique est menacée, du moins au niveau de l’expression ?
DC : C’est une arme à double-tranchant. D’un côté, être une personnalité publique vous rend très vulnérable à toutes sortes de commentaires. Les gens peuvent dire toutes sortes de choses sur vous sans se donner la peine de les prouver. On devient un peu une « propriété publique », comme s’il y avait une autre version de vous qui déambulait avec une vie qui lui est propre, une sorte de « persona médiatique » qui n’est pas vraiment vous, mais qui se compose de ce que les gens pensent savoir sur vous, leur manière de penser qu’ils entretiennent un rapport particulier avec vous. Mais cela peut constituer une force aussi. Car si quelqu’un vous attaque, lorsque vous êtes une figure publique, il se trouve d’autres gens pour vous défendre parce que lorsque vous êtes très connu, ceux qui cherchent à vous attaquer doivent assumer que leur charge ne passera pas inaperçue.
HC : Vous avez déjà dit que vous pouviez difficilement expliquer quel était le sens de vos films au début du tournage. Quand avez-vous commencé à vous rendre compte de la signification d’ eXistenZ ?
DC : Je crois que j’essaie encore de le deviner (rires) ! Comme vous savez, dans le film Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh) dit qu’il faut jouer le jeu pour savoir pourquoi on joue le jeu.
HC : Mais il semblerait qu’à la fin du film les personnages ignorent toujours pourquoi. Le jeu devrait mener vers une sorte de découverte d’eux-mêmes, mais on dirait qu’ils le trouvent parfois décevant.
DC : Eh bien, c’est la vie, vous savez ! Je trouve que les gens s’attendent souvent à ce que leur vie se déroule comme une sorte de film hollywoodien, avec une finale où tout se résoudra. C’est d’ailleurs quelque chose que je reproche à ce genre de cinéma. Alors je fais des films où les choses restent ouvertes à discussion. Ce que je comprends, par exemple, de la plupart des gens de mon entourage qui sont en train de mourir, c’est qu’ils n’éprouvent pas cette espèce de totale compréhension où tout se résout parfaitement. Je crois qu’en un sens mes films sont plus près de la vérité en restant proche de cette expérience, plus que la plupart des autres films.
HC : Dans eXistenZ, vous semblez vous en prendre à cette attitude qui consiste dans les grandes entreprises à « sonder » des groupes-tests pour essayer toutes sortes de produits, l’art compris. En conséquence, il y a une tendance dans le film à jouer sur les niveaux de perception de ce qui est « bon » ou « mauvais », réussi ou raté dans le jeu : l’accent caricatural de certains personnages est critiqué par exemple…
DC : C’est intéressant, la façon dont cette perception se forme, parce que… Je peux vous dire que Willem Dafoe n’essaie pas de donner une mauvaise performance. Mais quand vous dites subitement que certains des rôles sont mauvais, le public commence aussitôt à se dire : « ah oui, c’est vrai que ce n’est pas très fort comme interprétation… ». C’est une expérience très intéressante que j’ai faite là, de voir comment de telles remarques placées dans le film pouvaient influencer l’appréciation du spectateur dans la salle. Si ce dernier regarde le film une deuxième fois, alors qu’il sait que chacun est un personnage du jeu, sa perception peut changer à nouveau.
Cela veut-il dire que la performance de chacun des acteurs est mauvaise ? J’espère que non ! Mais c’était mon intention de déstabiliser le public pour qu’il commence à concevoir l’interprétation des acteurs en des termes qu’ils n’utiliseraient pas naturellement, qu’ils prennent conscience de cette manipulation. Pour ce qui est de l’accent de certains personnages, je rappelle que ces personnages ne disent pas qu’ils n’aiment pas leur propre accent. Cela concerne un phénomène plus subtil, un peu comme lorsqu’on se trouve à parler d’une manière qui nous échappe. En fait le seul endroit où il y a un commentaire négatif, c’est au moment où Allegra se dit insatisfaite du premier personnage, D’arcy Nader (Robert A. Silverman). Personnellement je pense que l’acteur donne une performance très intéressante. Mais Allegra est insatisfaite parce qu’en qualité d’auteure du jeu, elle s’attendait à autre chose, sans qu’on sache quoi. Mais tout cela est effectivement obscur et il est vrai que le public peut le prendre comme un commentaire général sur la performance de tous les acteurs.
HC : eXistenZ a-t-il été présenté en projection-test?
DC : Oui.
HC : Quelle a été la réaction du public?
DC : Seulement modérée. Médiocre. Pas forte.
HC : Quelle genre d’expérience avez-vous avec les projections-tests en général?
DC : Très mauvaise. Imaginez montrer Crash à un public-test ? Si vous faites un film comme un film hollywoodien, qui répond à des schémas rigides et familiers qui font que vous savez toujours où vous êtes, vous pouvez « gagner » le coup avec un public de passants ramassés dans la rue, parce qu’il ne savent réagir en général qu’à ce type de film. Pour quoi que ce soit d’autre il faut qu’on les ait préparés avant. C’est l’une des raisons pour lesquelles je compte sur la critique et la publicité, qui tentent de familiariser le public à des films qui ne répondent pas aux critères qu’ils jugent normaux. Et je crois que c’est de plus en plus nécessaire.
HC : En changeant de sujet… Avez-vous effectué une quelconque recherche concernant les jeux vidéo interactifs avant d’écrire eXistenZ ?
DC : J’étais très familier avec ça non pas en tant qu’amateur, mais parce que j’ai commencé à écrire sur des ordinateurs dès que j’ai pu. Je ne serai jamais le genre de type qui passe douze heures de sa journée à essayer d’atteindre le septième niveau de Zelda, ou quelque chose du genre. Mais je suis sensible à ce qu’ils sont en train de devenir et je trouve ça très intriguant.
HC : Il y a une chose que le film montre bien, c’est qu’il y a une sorte de fanatisme rampant autour des jeux vidéo.
DC : C’est vrai, mais je ne crois pas qu’il s’agisse des jeux vidéo en tant que tel. Il y a beaucoup de fanatisme concernant bien des choses aujourd’hui. Les gens semblent éprouver le besoin de s’évader, de s’évader avec passion. Ils ont besoin de trouver quelque chose qui va les distraire de leur propre vie. Je crois en fait qu’ils cherchent à tromper le sentiment de leur propre mortalité. Que ce soit le soccer ou la course automobile ou n’importe quoi, les jeux vidéos ne sont pas différents de ces phénomènes. Et bien sûr je pense aux religions, qui sont à mon sens de la propagande existentielle. Pour ma part, je crois qu’il n’y a pas d’existence au-delà de celle de la mortalité du corps. La plupart des gens ne sont pas préparés à accepter cela alors ils cherchent des moyens, dont la religion, de modifier cela. Mais si vous étiez un existentialiste enthousiaste, et que vous vouliez vivre une vie selon vos principes, il vous faudrait vivre sans illusions, sans faux espoirs, sans distractions. Cela ne veut pas dire qu’il faille être déprimé constamment. Mais si vous voulez accepter cette réalité dans laquelle nous sommes nés c’est une chose très difficile à faire.
HC : Mais la plupart du temps vous semblez vouloir montrer dans vos films qu’il est impossible d’établir une seule réalité; il n’y a que des réalités parallèles.
DC : C’est vrai. Je pense qu’il est nécessaire de croire à l’absolu tout en étant lucide sur ses illusions. C’est un peu comme lorsqu’on croit que la terre est ferme, et que, tout d’un coup, advient un tremblement de terre. Vous vous apercevez que vos convictions étaient illusoires… Et lorsqu’on traverse une expérience de ce genre, on ne perçoit plus la réalité de la même façon.
HC : Quelles sont vos propres façons de fuir la réalité?
DC : J’essaie de ne pas le faire. J’entends souvent dire que tourner des films en serait un moyen. Il est vrai que c’est une activité si accaparante qu’il y a une part de vérité là-dedans. Mais comme mes films traitent de ce genre de questions, tourner des films me semble tout autant un moyen de les approfondir.
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Propos recueillis le 12 avril 1999 et traduits de l’anglais par Jean-Philippe Gravel.