Se souvenir de Peter von Bagh (1943-2014)
C’était en 1969, ou 70. J’avais été invité au festival du film documentaire de Leipzig. Comme chaque année, la Staatliches Filmarchiv der D.D.R., la cinémathèque de Berlin Est, y organisait une rétrospective; cette année-là, c’est le grand documentariste soviétique Roman Karmen qui était honoré. Le hall de la salle où se tenait la rétrospective incluait un petit comptoir où l’on pouvait se rafraîchir entre les séances ; je m’y étais aventuré et, dans un allemand plus qu’approximatif avais commandé « eine kleine bier, bitte ». Derrière moi, une sorte de géant souriant me dit alors, dans un français à peine moins approximatif que mon allemand : « Vous parlez allemand comme dans un film de Jean Renoir ». L’auteur de cette remarque était Peter von Bagh. Nous sommes devenus immédiatement amis et avons vu tous les films de la rétrospective ensemble.
En 1969, Peter von Bagh était alors directeur de la cinémathèque d’Helsinki ; il avait collaboré au scénario du plus récent film de Risto Jarva; réalisé deux courts métrages ; écrit pas mal de textes et vu quelques centaines de films. C’était déjà un personnage plus grand que nature, mais sans prétention aucune et armé d’un sens de l’humour redoutable. Nous avons été amis pendant plus de 40 ans et, malgré l’éloignement, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Si je fouille un peu ma mémoire, j’arrive à revoir nos retrouvailles à Helsinki, New York, Madrid, San Sebastian, Sodankyla, Lisbonne, Varna, Turin, Paris et Montréal ; en voici quelques unes…
1971 : Peter prend la direction de Filmihullu, la plus importante et la plus influente revue de cinéma de Finlande. Il en sera le rédacteur en chef jusqu’à sa mort et y publiera des douzaines de textes.
1975 : Cycle Cinéma finlandais à la Cinémathèque, dans la salle de la Bibliothèque nationale (St-Sulpice), rue St-Denis. Peter est présent pour présenter chaque séance, notamment un film de Risto Jarva, le grand cinéaste finlandais de l’époque, et The Count, seul film de fiction de Peter, une comédie irrévérencieuse dans laquelle il donne un rôle à Elina Salo, la grande dame du théâtre finlandais. Le dimanche, repas champêtre chez Pierre Hébert, à Hemingford – en archives : photos de Peter faisant la sieste dans un hamac !
1977 (?) : En route pour une réunion du Comité directeur de la FIAF (Fédération internationale des Archives du film) à Belgrade, je m’arrête à Helsinki pour saluer Peter. À peine descendu de l’avion je suis entraîné dans le sauna d’un grand hôtel du centre-ville, où, à l’initiative de Peter, je suis livré à une masseuse qui devait avoir un certificat en lutte gréco-romaine. Le reste de mon séjour est plus calme : théâtre (L’Opéra de quat sous – en finnois), projections, visite à la maison de Saarinen et grande fête dans le petit appartement de Peter, avec plein d’amis (Seppo Huhtala, le nouveau directeur de la Cinémathèque d’Helsinki, Irma Martinkauppi, la vedette féminine de The Count, un ami traducteur de Céline en finnois) qui s’entassent dans la cuisine dont le frigo est rempli ras le bord d’une seule chose, des petites bouteilles de vodka finlandaise (celle que boit Peter dans Au loin s’en vont les nuages d’Aki Kaurismaki). C’est la pire cuite de ma vie! J’ai mis deux jours à m’en remettre. Merci Peter !!!
En 1977, Peter était encore célibataire et habitait ce petit appartement d’Iso Roobertink, voisin immédiat d’une boutique porno propriété du bien nommé « Roi du sexe ». Peu de temps après il épousait Ritva et le couple s’installait dans un autre quartier, dans un « vrai » appartement où naquirent leurs deux enfants. Mais Peter conserva son appartement de célibataire comme bureau, le transformant progressivement en bibliothèque de cinéma, avec bibliothécaire attitré… Parmi les rayons bien garnis du plancher au plafond, le maître des lieux avait élégamment disposé un lit de camp : je l’ai pratiqué à 4 reprises, notamment en 2002, en route pour le Midnight Sun Film Festival. Au moment de mon premier séjour dans l’appartement-bibliothèque, le rayon qui surplombait la tête du lit était occupé par une édition en langue allemande (une des nombreuses langues que Peter maîtrisait) du Capital de Karl Marx. En feuilletant les livres j’avais noté qu’à la fin de chaque volume, il y avait une dizaine de références de la main de Peter. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi ces pages avaient une telle importance ; je demandai à Peter de m’expliquer. La réponse en valait la peine : « A la fin de chaque livre, je note toujours les passages où Marx fait une blague » !
Bien que dormant dans la bibliothèque, cela ne m’empêchait pas de visiter les von Bagh dans leur chaleureux appartement familial. Le lavoir du lieu pouvait être transformé rapidement en salle de projection vidéo et Peter, puisant dans sa vaste collection d’incunables, m’y projeta un « pilote » d’Orson Welles (The Orson Welles Show ?) pour la télé américaine et des extraits d’un film stalinien interdit. C’est là aussi qu’en 2008 j’enregistrai un long entretien avec Peter pour le projet Histoire orale de la FIAF, un entretien dans lequel il ne cachait pas ses inquiétudes vis-à-vis l’avenir des cinémathèques.
1986 : Avec les frères Kaurismaki, Peter fonde le Midnight Sun Film Festival, dans la petite ville de Sodankyla, à quelques 100 kilomètres au nord du cercle polaire. Entièrement rasée par les troupes allemandes en retraite à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ville, reconstruite dans les années 50, n’a rien de Cannes ou de Venise pour recevoir un festival, et pourtant Sodankyla va rapidement devenir un lieu culte, l’image même de la cinéphilie. Chaque année on y invite quelques cinéastes, dans un esprit d’ouverture absolu : Chris Marker, mais aussi Robert Wise. Chaque journée débute par une longue conversation en public entre Peter et l’un des doyens parmi les invités. La première question de Peter est toujours la même : « Quel a été le premier film que vous avez vu? » En 2003, la seule fois où il m’ait été donné de participer à cette folle fête du cinéma, c’est Jean Rouch et Irving Kershner (qui gardait un très bon souvenir de son séjour à Montréal au moment du tournage de The Luck of Ginger Coffey, au début des années 60) qui se soumirent à cet exercice. Denys Arcand, Gabriel Thibaudeau et Denis Côté ont également été au nombre des invités du Festival. Entre 2010 et 2012, Peter a réalisé quatre films à même les archives du Festival, quatre films qui constituent un véritable dictionnaire des cinéastes, de Chantal Akerman à Jerzy Skolimowski, en passant par Claude Chabrol, Manuel de Oliveira et quelques douzaines d’autres.
L’amitié complice qui depuis toujours a lié Peter von Bagh à Aki Kaurismaki était déjà patente dans une photo de 1979 où l’on voit Peter, alors responsable de la programmation à la cinémathèque d’Helsinki, en train de présenter un film devant une salle comble au premier rang de laquelle se trouve un très jeune Aki Kaurismaki, désespérément attentif. Cette amitié, en plus du festival de Sodankyla dont Peter fut le directeur artistique jusqu’à sa mort, se manifesta très concrètement de plusieurs manières : création d’une salle art et essai à Helsinki – la salle que fréquente le couple de Au loin s’en vont les nuages ; conversation entre Aki et Peter qui constitue la partie principale de l’émission de « Cinéma de notre temps » consacrée à Kaurismaki en 2001; livre que Peter a consacré au cinéaste et qui fut traduit en français par les soins des Cahiers du cinéma à l’occasion de la rétrospective Kaurismaki au festival de Locarno, en 2006; enfin, apparitions (les « caméos ») de Peter dans plusieurs films du cinéaste (le client qui commande une vodka dans Au loin…, un chanteur de l’Armée du salut dans L’Homme sans passé).
1989 : Le congrès annuel de la FIAF se tient à Lisbonne et inclut un symposium au titre explicite : Conserver et montrer. Bien qu’il n’ait plus alors de responsabilités à la cinémathèque finlandaise, Peter est invité au symposium. Sa communication est un plaidoyer passionné sur l’importance des projections dans les archives du film et demeure, en ces temps de la dite « révolution numérique », un texte toujours actuel.
Les années 90 furent particulièrement propices à nos rencontres, alors que, à l’invitation de notre ami Chema Prado, le directeur de la cinémathèque de Madrid, nous collaborons tous deux au festival du film de San Sebastian, Peter en tant que délégué pour les pays scandinaves et moi pour le Canada. Nous avons donc dix jours par année pour voir plein de films et pour faire le point, sur nos vies, sur la vie du cinéma et des cinémathèques. Durant ces années fastes nous avons vu des dizaines et des dizaines de films ensemble, Peter profitant notamment des riches rétrospectives de San Sebastian (Wellman, Anthony Mann, LaCava, Naruse) pour avancer son projet fou d’une histoire générale du cinéma. Toujours muni d’un carnet, il prenait des notes tout au long de la projection sans pour autant quitter l’écran des yeux : c’est une image de lui que je n’oublierai jamais.
2001 : Peter accepte la direction artistique de Cinema ritrovato, le festival de Bologne (Italie) consacré aux films restaurés, une fonction qu’il assumera avec passion jusqu’à sa mort.
Peter von Bagh était un « militant culturel ». Son activité était multiple : cinéma, radio, télévision, théâtre, concerts, publication ; toujours elle était empreinte de ce souci profond de faire connaître, de faire découvrir, de faire aimer. Cinéphile à tout crin, c’était un authentique « passeur », pour reprendre la belle expression de Serge Daney. Son héritage est gigantesque : quelque 60 films, dont une vingtaine de longs métrages, notamment des films de montage d’une maîtrise exceptionnelle ; une quarantaine d’ouvrages, sur le cinéma (Hitchcock, le Cinéma documentaire), mais aussi sur le tango et la littérature ; de nombreuses émissions de radio; des disques (jazz, chants militants) publiés par Love Records, la petite société d’édition dont il s’occupe de 1977 à 1996. Mais au-delà de tout cela, ce que tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer retiendront, c’est l’image – oh combien vivante! – d’un homme généreux et attentif qui avait su allier sa formation marxiste à un humanisme laic, toutes choses qu’il savait malignement cacher derrière un humour redoutable.