FNC 2021

Rire comme des barbares

Comme si finalement la frénésie des festivals qui pourtant nous a tant manqué avait raté son appel, le FNC, cette année, m’a échappé. Ce n’est pas de la faute à personne sinon de la mienne. Juste un cumul factice de choses à effectuer, une liste qui demeure liste, c’est-à-dire qui ne se transmue jamais en une expérience qui permettrait de voir autre chose que cette somme qui rend imbécile par le force du devoir imposé. Devoir faire ceci, devoir faire cela, écrire tel courriel, répondre à l’autre, toujours être dans quelque chose, mais dans rien qui ne happe, griffonner de la pensée dans sa tête par-dessus les choses mais ne jamais vraiment accéder à une sensation de pensée, se sentir dans une indiscipline perpétuelle même pour les choses aimées, parfois même ne pas être capable d’entrer dans un film, assise sur un banc de cinéma.

J’hésite à écrire négativité pour désigner cet état, car cette négativité-là n’est pas franche et encore moins dialectique. Elle ne postule pas de contre-emploi, elle n’établit pas de position, bien au contraire, elle n’habite rien, ni la maison, ni la rue, ni l’intimité, ni la collectivité, voire elle me déshabite. On pourrait davantage parler d’une forme de neutralité ou encore, d’atonie qui n’est d’ailleurs pas dénuée de mécanisme de protection. Mais en tous les cas, cet état sabote l’expérience. Le mot même m’a fait retourner vers ce texte de Walter Benjamin, Expérience et pauvreté (1933), revenu à ma mémoire en sourdine. Un texte que l’on cite souvent en vertu du fait qu’il fait état d’un basculement tragique de l’expérience dans la foulée de la Première guerre mondiale — cette « chute de valeur » à l’issue « de l’une des expériences les plus monstrueuses de l’histoire universelle 1 » de laquelle les gens sont revenus muets. Mais la convocation de ce texte au détour parcellisé du constat de ce trauma, à l’instar peut-être de la cristallisation de la réputation de L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique (1935) autour de la notion d’aura, fait l’impasse sur la densité de l’autre terme du titre, la pauvreté en question. « Nous sommes devenus pauvres 2 », écrit Benjamin. Et cela doit se reconnaître, se connaître et se brandir. De fait, cette pauvreté est fructueuse, elle génère le concept positif de barbarisme, moins explicité qu’exemplifié. En parlant de cette nouvelle culture de verre et de la table rase qu’incarnent le Bauhaus, l’architecture d’Adolf Loos, la peinture de Klee, Benjamin écrit :

Pauvreté d’expérience : il ne faut pas comprendre cela comme si les hommes aspiraient à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent au contraire à se libérer de l’expérience, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent mettre en valeur leur pauvreté de façon pure et explicite – leur pauvreté extérieure et finalement aussi leur pauvreté intérieure – de telle sorte qu’il en ressorte quelque chose de respectable 3 .

Le texte recèle une ambiguïté, une force lumineuse à même le constat critique. Il porte le caractère pleinement utopique des écrits de Benjamin en toute radicalité, lorsque, notamment, il convoque ironiquement le corps de Mickey Mouse tel le rêve de ce monde qui fait organiquement sien la machine et le nuage, un corps sans ossature, élastique et en mouvement, qui répond de tous les impératifs mortifères en en riant ouvertement. Le barbarisme de Benjamin en effet se targue de rire, d’un rire qui tire sa force de la vitalité de là où l’on réinvente à partir de ce que l’on ne sait plus se raconter, là où l’on crée dans le même temps que l’on endosse la destruction d’un passé irrécupérable.

À plusieurs égards, ce texte fait tacitement signe vers l’événementialité pandémique, mais sans ne jamais tout à fait la trouver. On ne pourrait en effet comparer l’expérience liée à la Guerre mondiale à celle de la pandémie, quand bien même la dernière met en exergue la douleur de somme de conflits qui perdurent et l’inégalité foncière des corps. Le contexte médiatique présent n’est pas non plus comparable à celui du temps de Benjamin. L’éclatement du secret par le verre n’est pas l’illusoire transparence virtuelle. Et d’ailleurs, ce n’est pas tant que nous ne sommes plus capables de communiquer, ce serait plutôt que nous communiquons trop et que nous disons souvent les mêmes choses, au prisme d’une polarisation jouant bien souvent à l’avance les débats. Or, si une chute de valeur de l’expérience a certes lieu sans être la même, c’est le terme de pauvreté qui résonne toujours à mes oreilles, comme si justement cette fois-ci, c’était à l’intérieur de lui qu’avait lieu moins un basculement qu’un glissement sournois. Devons-nous encore nous reconnaître pauvres et d’autant plus pauvres que notre pauvreté ne serait pas exempte d’un confort qui la retienne de tout réinventer ? Cette phrase sibylline qui retient ma lecture : « À l’intérieur plus qu’à l’intériorité : c’est ce qui les rend barbares. 4 »

In Front of Your Face, Hong Sang-soo

Le festival m’a échappé, mais deux films m’ont néanmoins retenue, deux films évidents, que l’on attendait et desquels aucune liste ne pouvait me faire défiler. Je me suis demandé, dans l’après-coup, si In Front of Your Face (2021) n’était finalement pas le film sur l’ancienne femme de Hong, au sujet duquel j’avais parié qu’il n’existerait jamais avec un ami. Cette fois, pas de Kim Min-hee, mais plutôt une Lee Hye-young, montrée belle et sans fard qui en camouflerait l’âge, gracieuse et ironique, fumant et méditant à l’intérieur d’elle-même. La présence de l’actrice épaissit le nimbe de ce film prenant part à ce qui, depuis Grass (2018), ressemble de plus en plus à un testament. Nimbe qui repose sur un scénario si ténu qu’il paraît injuste au regard de tout ce qui y passe : une femme d’une cinquantaine d’années vit ses derniers jours.

Immédiatement après le visionnement, j’avais noté pour moi-même quelque chose autour du plan où cette femme retourne dans la maison qu’elle a habitée durant son enfance. On la voit alors serrer dans ses bras une petite fille arrivée là, sortie de nulle part, comme une figure imaginaire lui permettant de serrer dans ses bras sa propre enfance. C’est à ce moment que le titre du film intervient en étant énoncé, dans l’acquisition de la première amorce tangible du sens qu’il s’apprête à développer. Dans mon souvenir frais du film, c’est à partir de ce plan que tout me semblait couler de source, c’est-à-dire déployer une délicatesse travaillée, mais apparaissant sans travail, tel un point de contact, ce point de beauté — comme lorsque le pinceau adhère à la surface du papier, pour y consigner un tracé dans la sureté d’un geste posé des années durant — que sous-tendent une pratique incessante, le passage du temps en soi et la disponibilité à ce que ces cumuls créent de présence et de présent.

Mais quelques semaines plus tard, le souvenir du film s’est modulé et ce n’est plus tant ce plan que je revois intérieurement. Non, je revois, si tant est que l’on peut revoir du temps, la patience d’une cuite, un motif récurrent du cinéma de Hong, mais qui ici vient, à la manière d’un art long (« l’art est long et le temps est court ») moins trouer le récit qu’en rendre le sens, par le fait même que ce sens porte précisément sur une sensation testamentaire du temps. La cuite se déroule entre cette femme qui se sait bientôt mourir et ce cinéaste qui souhaite la rencontrer après l’avoir vue dans les films qu’elle a autrefois tournés, saisi d’un fantasme qui s’est inscrit en lui de façon prégnante. La cuite n’est plus tellement un passage obligé au sein du quotidien, comme dans beaucoup de films de Hong, mais bel et bien un point d’orgue, quelque chose qui s’épanouit calmement, prend son temps, et comme pour davantage ralentir et poser les choses, comme pour davantage leur dire adieu, comporte ce bel air de Bach à la guitare si piètrement performé par la femme ivre se souvenant d’une vieille chose autrefois apprise. Cette longueur de plan qui se donne à ma mémoire comme une image, ne peut aller sans le contre-rythme de l’instant infime, ces quelques secondes à peine, qui clôt le récit et révèle l’un des plus beaux rires de toute l’histoire du cinéma. Nous sommes le lendemain de la cuite, la femme écoute le message que lui a laissé le cinéaste, pauvre chien, lui apprenant, comme si elle ne le savait pas déjà, que tout ce qu’il lui a promis la veille (la faire tourner de nouveau avant sa mort), ne pourra avoir lieu. Ce rire qu’a su inventer Hong, ce rire est d’une ironie parfaite. Rire de l’ironie qui sait faire cohabiter deux discours contraires pour faire du plan du ridicule, si cher à Hong, la possibilité de faire émerger de la générosité. Et de l’amour envers cette vie, chienne et belle.

Memoria, Apichatpong Weerasethakul

Était-ce avant ou après In Front of Your Face ? Je ne m’en souviens plus très bien, car le dernier a été visionné chez moi, comme il est maintenant devenu d’usage en temps de festival. Il est étrange de penser que Memoria (2021) floue ainsi ma mémoire tout en constituant un souvenir fort de l’excitation de voir un film désiré en salle. Cet après-midi-là, comme dans un rêve, tout le monde y était. Et tout le monde savait que tout le monde y était. La salle de l’Impérial (qui depuis s’écroule un peu) était belle, avec sa scène précipitée et son exagération néobaroque. Y prendre confortablement place m’évoqua les premières expériences de spectacle, moments où l’on sent le parfum des adultes et s’apprête à se confronter à une « représentation ». Sans difficulté, je me coulais dans cette sorte de scène primitive, emmitouflement où les autres y sont sans que l’on ait à interagir immédiatement avec eux. Comme dans ce lit de mes parents remplis de manteaux de fourrure où, les soirs de fête, j’allais parfois m’étendre comme pour mieux comprendre la vie des adultes tout aussi bien qu’échapper au léger dégoût qu’elle m’inspirait.

Que me reste-t-il de Memoria, ce film qui construit la mémoire à travers la sonorité de souvenirs qui n’appartiennent pas à la vie de sa protagoniste, figure renouvelée de la vie antérieure ailleurs photographique ? Une forme de déception un peu diffuse, mais absolument dénuée d’amertume. Déception qui tient au fait que Weerasethakul a troqué l’étalage du récit en différents protagonistes venant dans ses autres films défaire le narcissisme narratif, au profit d’une seule actrice habituée aux films d’auteur. Mais déception aussi liée à l’inexplicable surproduction du film tourné dans une Colombie si abstraite qu’on se demande mais que vient-on y faire ? Tilda en Colombie. Bon, pourquoi pas, mais encore.

Il semble que Weerasethakul se soit amusé à dépayser ses thèmes de prédilection. Ici, le trajet de la mémoire m’a semblé laissé à lui-même, inexplicable, juste a priori là, comme ce paquet d’os sur lequel l’archéologue Jeanne Balibar travaille. Aussi ma propre mémoire semble quasi-défaillante lorsque je repense au film. J’entends le bruit retentissant qui tourmente Tilda, et puis je vois son visage posé, son grand corps mince, et seulement après un certain effort, me revient en tête ce long plan de parking où la caméra s’avance lentement, plan sans humain qui met en intrigue ce qui suivra et qui m’apparaît, à rebours, comme un vide nécessaire, une respiration filmique, mais dans le même temps plutôt décollée du récit, peu importante. Est-ce symptomatique de l’amnésie que contient in potentia la mémoire que cette difficulté à me remémorer avec netteté un plan plus signifiant du film ? Est-ce un parti pris de Memoria que de ne pas présenter davantage d’images qui affecteraient la mémoire ? Cela pose la question : de quelle mémoire Memoria est-il le nom ? Une phénoménologie sonore des choses, une réminiscence bouddhiste ? Il y a bel et bien une forme de passation qui se joue dans la faculté médiumnique qui consiste à entendre des contenus latents nichés dans des lieux ou dans des objets, ce que met en évidence la rencontre avec cet homme qui possède le même don. Mais à fouiller mes propres impressions et souvenirs du film, je peine encore à cerner quelle est la mémoire de Memoria, sinon la mise en évidence qu’elle se produit par autre chose que par l’image.

Je me demande à présent si Weerasethakul n’a pas cherché à se libérer d’une forme d’expérience et je me souviens maintenant de son court-métrage de confinement, October Rumbles(2020). Lors de sa diffusion, le cinéaste avait confié être tourné vers la Colombie depuis deux ans et que l’arrêt soudain du travail entourant Memoria l’avait fait se préoccuper du prunier dans sa cour auquel il n’avait jamais vraiment porté attention jusque-là 5 . Il avait, dans la même foulée, révélé vouloir désormais s’intéresser à d’autres mémoires que la sienne, à entrer dans l’altérité de la mémoire, celle des autres, de l’ailleurs. Et à ainsi méditer les flous de Memoria, je vois bien que ce qui me déçoit dans ce film est dans le même temps ce qui fait en sorte que le film ne me rend justement pas amère : les ratés du film sont, à tout prendre, les miens, les nôtres. Je pourrais dire que Memoria, dans ce qu’il tente de toucher sans tout à fait y parvenir, réfère à une chute de valeur de l’expérience, à cette épreuve de dépossession qui fait peut-être de la réflexion sur la mémoire une réflexion sur l’amnésie, à cette altérité peut-être moins de l’autre que de la mémoire en tant que telle. À une nouvelle pauvreté qui ne consiste peut-être pas à ne pas pouvoir dire, mais à ne pas pouvoir se remémorer avec précision, à force de ne pas déposer les pensées dans des moments articulés, à force de ne pas pouvoir y être.

Faudrait-il faire de ce flou, de cette petite amnésie qui frappe un peu tout le monde, une condition de renouveau qui tente de s’échapper du poids téléologique de l’expérience ? C’est ce parallèle qui me frappe sans doute : là où Benjamin en appelait à l’oubli et dans le même souffle défendait une attention au corps sensible et organique (l’intérieur plutôt que l’intériorité) à l’encontre de la technique totalisante, l’expérience floutée de Memoria, en sa proposition elle-même floue, en ses ratages, m’évoque quelque chose comme une acceptation liée à la perte de repères, acceptation d’abord tranquille et construite (cette mention de départ sur la viralité des fleurs), puis, in fine, soudainement joueuse. Dire que Memoria est un grand film me semble exagéré et d’ailleurs, j’avancerais que Weerasathekul n’a aucunement la prétention du grand film, voire qu’il en répudie l’idée. Pourquoi ? Parce qu’après avoir construit la longue scène sérieuse qui soude Tilda et son mystérieux interlocuteur, il a pris une décision importante : assez de tout ça, semble-t-il s’être dit, allons-y maintenant pour une soucoupe volante qui vrombit.

Et voilà qu’à l’opposé du très beau rire de maturité que met en scène Hong Sang-soo, Weerasethakul lui se donne le droit à l’impertinence et met en scène un rire conclusif irrésistiblement gavroche, enfantin, absurde, kitsch. Alors que Hong tend de son côté vers la grâce 6 , Weerasethakul choisit délibérément la dissonance (comme pour son premier film et là, il se souvient malgré lui), mais tous deux endossent une forme de ridicule et de pauvreté d’expérience. Sont-ils les nouveaux barbares, serons-nous de nouveaux barbares ? Je ne le crois pas, mais puissions-nous au moins nous esclaffer comme des barbares et de là faire des choses sans prétention, voire délicatement irrévérencieuses, qui vont dans le sens d’une pauvreté assumée, puissions-nous revêtir des corps de Mickey Mouse, c’est-à-dire embrasser l’économie de moyens de Hong et la discrète impulsivité de Weerasathekul. Inventer des rires.

Notes

  1. Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, trad. Cédric Cohen Skalli, Paris, Payot & Rivages, “Petite bibliothèque Payot, 2011 [1933], p. 38.
  2. Ibid., p. 48.
  3. Ibid., p. 46.
  4. Ibid., p. 42.
  5. Propos rassemblés sur le site The Polygon, https://thepolygon.ca/news/apichatpong-weerasethakul-october-rumbles/.
  6. À ce sujet, voir la critique de Sylvain Lavallée, “Tout est grâce”, Panorama-cinéma, 16 octobre 2021, https://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=1594.