PHOTOGRAPHIE DE LA NATURE, NATURE DE LA PHOTOGRAPHIE
La rencontre entre Abbas Kiarostami et la photographie s’est faite sur le tard, à la différence de certains autres cinéastes (Depardon, Marker, Varda) pour qui la photographie est apparue très tôt, parfois même avant le goût du cinéma 1 . Elle n’informe pas moins, et de plein droit, son expression artistique. Arrivé au cinéma par le biais du graphisme et de la publicité, et après avoir réalisé des génériques de films à la fin des années 1960 (Gheysar de Kimiaï, entre autres), Kiarostami devient directeur de la section cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel de la jeunesse et des jeunes adultes (mieux connu sous le nom Kanun) en 1969, avant d’en devenir le réalisateur le plus éminent. Même si la photographie apparaît de façon importante dans ses films (le jeune photographe-usurpateur du Passager, le jeune employé du labo de L’expérience, jusqu’à l’apparition de la photographie dans Le goût de la cerise et Le vent nous emportera), sa propre découverte de la photographie à proprement parler surviendra plus tard, dans un « temps mort » de sa carrière, à la fin des années 70. Comme il l’explique : « Les premières années de la révolution nous ont freinés dans notre travail. Un jour où je n’avais rien à faire, je me suis acheté un appareil photo Yashika bon marché et j’ai pris le chemin de la nature. J’avais le désir de faire un avec elle. Elle me conduisait. […]. Mes photographies ne sont pas le résultat de mon amour pour la photographie, mais de l’amour que je porte à la nature 2 . »
On pourrait dater de cette redécouverte de la nature par la photographie chez Kiarostami, l’apparition de plus en plus forte et déterminante des paysages dans son cinéma (de la trilogie de Koker au Goût de la cerise et Le vent vous emportera) qui deviendront, durant les années 90, une véritable signature de ses films : « l’arbre isolé sur la pente », comme le note Youssef Ishagpour 3 , mais aussi la route dessinée à flanc de montagne, un très rare personnage, minuscule, écrasé par l’étendue d’un paysage capté en plongée, envol d’oiseaux par-dessus une colonne de montagnes, bouleaux piqués dans la blancheur de la neige, etc.
Exposées depuis la fin des années 90 partout dans le monde 4 , et profitant de sa renommée comme cinéaste, ces photographies ne sont en même temps jamais réduites à de vagues échos de son univers filmique, elles en sont au contraire une exploration parallèle et autonome. Elles sont le lieu d’une recherche spécifique, avant tout solitaire, silencieuse, patiente, méticuleuse, d’une rencontre avec la nature et son mystère, participant en cela d’une profonde et riche tradition mystique dans la poésie persane et qui se retrouve également dans le haïku japonais. Ce n’est pas un hasard si la poésie ciselée de Kiarostami possède tout à la fois des affinités avec ses photographies et avec la poésie traditionnelle japonaise (et on sait que Kiarostami tourne en ce moment un film au Japon).
Deux exemples :
Le bout du chemin de terre
touche au ciel nuageux
quelques gouttes de pluie
sur la terre
§
La pluie tombe sur la mer
un champ sec 5
En quelques mots, disposés sur la page, Kiarostami construit un micro-complexe de sensations suspendues dans le temps, dont la scansion des vers constitue autant de plans d’images superposées (et sans doute perd-on l’essentiel dans le passage au français). Sa photographie, de la même manière, fait apparaître une météorologie affective de la nature, en général débarrassée de toute présence humaine, où le cinéaste-photographe se love, happé par cette « présence d’absence » dont parle Ishagpour.
L’automobile est, depuis longtemps, le véhicule par excellence de l’expérience esthétique des films de Kiarostami et ce, dès l’étape des repérages. Elle sert de seconde demeure aux protagonistes (de Et la vie continue à Ten, jusqu’à Copie conforme) qui, à travers les vitres, contemplent le cadre changeant de la réalité (la voiture comme camera obscura).
Elle est aussi l’outil essentiel de son travail photographique, lui permettant de sortir de la ville et de se retrouver totalement seul, de découvrir les paysages variés de l’Iran, de s’arrêter au bord d’une route pour photographier tantôt une pente enneigée, tantôt un arbre au haut d’une colline.
Dans le film Roads of Kiarostami, réalisé en 2006, et composé presque uniquement de photographies qu’il commente et décrit à l’aide de vers et en cherchant à expliquer sa démarche, on voit le cinéaste sillonner des routes, s’arrêter pour prendre une photo et à l’occasion, dans l’une d’elle (celle d’un chien qui s’est approché de la voiture), on aperçoit le cadre de la fenêtre de la voiture qui brouille une partie de l’image d’un éclat de lumière. Cette idée de se servir de la voiture tout à la fois comme écran qui brouille et comme élément du cadre, apparaît de façon particulièrement évidente dans une série récente (présentée en partie à Pompidou et à Barcelone), rassemblée depuis et publiée sous le titre Pluie et vent.
Ces photographies étonnantes s’apparentent au premier regard au dispositif de Ten (un film tout entier tourné dans une voiture, et dans lequel la réalité défilant dans la vitre se réduisait à un flou animé) ou encore avec la vidéo Five (à l’occasion montrée en installation), constitué de cinq plans-séquences sur des sujets pris dans la nature (un bout de bois roulant dans la mer, le reflet de la lune dans un marécage, des chiens aperçus sur une plage au loin, etc.) qui, plongés dans la durée et l’immobilité, acquièrent un caractère abstrait. Pluie et vent, est un ensemble de photographies prises par Kiarostami derrière son volant, par temps d’orage, en fixant le foyer de sa lentille sur le pare-brise de l’auto sur lequel ruisselle la pluie. Images sans profondeur, où la surface mouillée de la vitre, striée de gouttes d’eau, évoquent tantôt un tableau pointilliste ou impressionniste, tantôt l’action painting de Pollock. La vitre fonctionne bien comme un « écran » à la réalité qu’elle « floue » (littéralement), mais aussi comme une surface photographique à proprement parler, qui nous donne à voir un monde imprévisible, inattendu, un all over photographique dans lequel chaque spectateur est appelé à se perdre. Le paysage, la route, les voitures, les feux de circulation ont perdu toute teneur matérielle, ramenée à un pur jeu de formes, de couleurs abstraites, quelque part entre les tableaux de Turner et de Richter.
À la différence des autres séries photographiques de Kiarostami, Pluie et vent dépeint une situation forcément mobile, mouvante, sujette à une infinité de variations (chaque goutte d’eau, chaque reflet de la lumière, etc.) que la caméra fixe en un tableau immobile, dont le devenir est figé dans l’ambre de la captation photographique (intuitivement, on peut sentir que le passage de Kiarostami à la vidéo numérique y serait peut-être pour quelque chose dans ce dispositif). La réalité filtrée par la pluie sur la vitre cesse une fraction de seconde son agitation, rabattant l’avant-plan et l’arrière plan en une seule et même surface complexe d’émerveillement. La lenteur du regard et la recherche d’un cadrage clair et équilibré qui caractérisaient les autres séries de paysages kiarostamiens cèdent ici la place à une autre expérience de la vision, plus opaque, incertaine, hasardeuse et indéterminée au moment de la prise : c’est au spectateur (et au premier chef Kiarostami lui-même, qui a trié les photos une fois prises) d’étirer son regard et de retrouver l’équilibre secret dans l’image. En ce sens, Pluie et vent combine, comme souvent chez Kiarostami, une extrême banalité du phénomène observé (qui n’a pas regardé la pluie dégouliner sur une vitre), une inventivité indépassable du dispositif et une révélation plastique du hasard.
Comme l’écrivait Bazin (phrase que j’ai dû citer des dizaines de fois, ici même, mais je ne m’en lasse pas, on m’en excusera je l’espère) :
« Ce reflet dans le trottoir mouillé, ce geste d’un enfant, il ne dépendait pas de moi de le distinguer dans le tissu du monde extérieur ; seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention, et partant à mon amour 6 ».
On ne peut rêver d’une meilleure définition du travail photographique de Kiarostami.
Notes
- Ce texte est une version quelque peu remaniée d’une section d’un article, co-écrit avec Viva Paci, consacré aux relations entre photographie, cinéma et exposition : « Exposer : entre photographie et cinéma », publié dans Les espaces de l’image, Gaëlle Morel (dir.), Paris, Montréal, Le mois de la photo, 2009. ↩
- Abbas Kiarostami, Photographies, Hazan, Paris, 1999, p. 7. ↩
- Youssef Ishagpour, Le réel, face et pile. Le cinéma de Kiarostami, Tours, Farrago, 2000, p. 13. ↩
- Entre autre, à la Galerie de France, à Paris, en mai 2004, au MOMA (mars-mai 2007) et à PS1 (février-avril 2007), New York, à Londres en 2005, à Shanghai, en 2007, dans le cadre de l’exposition Kiarostami/Erice. Correspondances, présentée au Centre de Cultura Contemporània de Barcelone (février 2006-mai 2006) puis au Centre Georges Pompidou (septembre 2007-janvier 2008). Pour une liste plus exhaustive, voir Abbas Kiarostami, Pluie et vent, Paris, Gallimard, 2008, p. 187. ↩
- Abbas Kiarostami, Avec le vent, trad. du persan par Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière, Paris, P.O.L., 2002, p. 195, p. 207. ↩
- André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » [1945], dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1981, p. 16. ↩