Photogramme de The Incredible Shrinking Man, Jack Arnold, 1957

Notes en faveur d’une pratique ascétique du cinéma (1er carnet)

C’est en découvrant Hors champ vers 2006 que j’eus pour la première fois l’intuition qu’une rencontre entre les pratiques du cinéma et de l’écriture — jusqu’alors vécues comme relativement séparées l’une de l’autre — était non seulement envisageable, mais potentiellement bénéfique. Les aphorismes assemblés ici — fruit de cette rencontre — ont été initialement élaborés sous forme de notes (à des fins personnelles) et se donnent pour but de composer, si ce n’est la charpente, du moins l’esquisse d’un recueil qui devrait éventuellement gagner en cohésion et en consistance. Certains passages s’inspirent ou sont directement tirés de la plume ou de la parole de cinéastes, de critiques, d’écrivains, de philosophes, etc. J’ai tenté, au meilleur de mon possible, de relier chacune des citations à leurs auteurs respectifs tout en assumant une certaine liberté quant à la forme originelle — c’est-à-dire en acceptant de les rendre telles qu’elles se sont inscrites spontanément sur le papier. Pour des raisons éditoriales, cette première ébauche (amputée de son avant-propos) a été subdivisée en trois « carnets », dont voici le premier.

Comme l’araignée tisse sa toile

« Garde toi d’accumuler les réalisations. Fais juste ce qu’il faut pour qu’on te foute la paix avec les réalisations ». – Henri Michaux

Les films se font d’eux-mêmes.
Comme l’araignée tisse sa toile sans savoir qu’en ce monde il existe des mouches 1 , filme sans savoir qu’en ce monde, il existe des films.

Filme sur la pointe des pieds.
Comme les Algonquins marchant sur la terre en croyant lui marcher sur la tête, craintifs de lui faire mal. [Fernand Deligny]

Filme comme l’enfant découvre le monde.
Témoin toujours étranger de la vie de tes aînés, à la fois bénéficiaire et victime du monde peu clair qu’ils te laissent, filme pour surmonter — un jour à la fois — la terrible ignorance dans laquelle nous sommes les uns les autres.

Ton centre de gravité.
Cette impression précoce qui te vient de l’enfance et qui — observant secrètement les adultes — déjà te faisait penser, à demi-mot : il y a quelque chose qui cloche…

Filme comme le peintre peint ou fait des esquisses.
Pour t’exercer à voir, à mettre en rapport. Arrache-toi à l’obligation de faire un produit. Le marchand d’art — qui tôt ou tard frappe à la porte de l’artiste — se chargera pour toi d’étiqueter ton travail et de dire : « ici et là, il y a film 2  ».

Ce qui te manque, c’est de vivre comme le lichen, comme le Y : entre les deux. Entre le langage et ce qui persiste à le préluder. [Fernand Deligny]

Cinéma x3.
1 : Le moyen de lier l’homme au monde par un autre moyen que le langage. [André Malraux]
2 : Une écriture hantée par l’exigence d’être au plus près de ce que le langage a pour fonction de ne pas dire : l’absence radicale de finalité dans la simple présence de l’humain. [Fernand Deligny]
3 : Un bon exercice pour nous rappeler que le langage ne peut pas tout (dire). [Fernand Deligny]

À l’intérieur du terrier

« J’ai infiniment de temps, à l’intérieur du terrier j’ai toujours infiniment de temps ». – Franz Kafka

Praticien de l’ascèse — ton milieu étant davantage le trou que la bosse – tu dois dire adieu à tes idoles de la protubérance : Kurosawa, Fellini, Kubrick, Tarkovski, etc. Si tu peux encore apprendre d’eux, tu n’as plus rien à leur envier : ta vision à ras le sol ne tolère plus qu’on piétine les fleurs au nom de l’art 3 .

Au travailleur de l’ombre et de la lumière.
Tu vis dans un monde dominé par la lumière aveuglante du spectacle et de la transparence — pourquoi tu irais te plaindre de travailler dans l’ombre ? Pourquoi envier ceux qui — handicapés de la moitié de leurs moyens — n’ont pour principal outil qu’une lumière qui n’éclaire plus rien ?

Habiter.
Les moyens vont à ceux qui occupent le cinéma ? Et toi, que le cinéma habite, il ne te reste que les miettes ? Apprends à faire avec les miettes, quand on t’en laisse, si on t’en laisse. Ou mieux : apprends à faire avec moins que des miettes, et c’est par les miettes que tu conquerras ta liberté.

Occuper.
On te donne très tôt beaucoup de moyens ? Sois certain que tu feras carrière. Une carrière à occuper le cinéma.

Le temps de réflexion fait gagner du temps à l’action.
Combien de fois passes-tu à l’action uniquement pour te soulager la conscience ? Prendre son temps, c’est se donner la chance de voir quelque chose.

Préférer ne pas.
On t’a tellement « tout refusé » que maintenant, tu sais « tout faire toi-même » ? Ne te reste qu’à trouver le courage de t’autoriser toi-même de ce « non » et de le chérir comme ta vertu cardinale : si ton travail est sous condition du voir, tu sais que de résister à l’excitation du faire est le meilleur moyen de voir.

Tu mesureras tes qualités de cinéaste à la manière d’un art martial.
Es-tu suffisamment souple et agile pour t’accommoder, en toute situation, du point de vue le plus juste ? Sais-tu à la fois voir, entendre et choisir ; à la fois réfléchir la lumière et figurer ce qu’elle dessine ; à la fois te mettre en jeu et en donner l’élan ? Sais-tu veiller à ton travail tout autant qu’à la réalité présente de ce qui t’entoure ?

Espace courbe

« L’éthique, c’est l’élan qui nous pousse à aller donner de la tête contre les bornes du langage ». – Ludwig Wittgenstein

Camérer.
Laisser venir l’image afin qu’elle fasse voir ce que l’on ne regarderait pas, nous dont le regard est tout entier guidé par le langage. Sur ce terrain règne une autre gravité, une autre géométrie dans laquelle le chemin le plus court d’un point à un autre n’est pas la ligne droite, mais le détour. [Fernand Deligny]

Pour voir.
D’abord te connaître, c’est-à-dire connaître comment le monde se manifeste en toi.

Seconde nature.
Sans relâche, nettoie ton regard de tes jugements spontanés — et regards et jugements se feront souples et profonds, échapperont à la rigidité de ce qui est sec et sans racine.

La poutre dans l’œil.
Ce que tu regardes paresseusement est davantage ce que tu es que ce que tu vois : tant que ça te regarde, ne va pas embêter les autres avec ça.

Dur labeur que celui de se saisir un peu de ses intentions.
Untel — pour échapper à la critique — se fait vaguement le chantre de l’absence de point de vue ? Sois certain alors que ses choix — plus que jamais — le jugent. Et que son travail en révèle davantage sur lui-même que sur ce qu’il prétend te montrer.

Tâche aveugle ou tache aveugle ?
Tes jugements comme tes idées sont une projection de ta personne sur la surface du monde : ils t’aveuglent à celui-ci. N’oublie pas qu’en bout de ligne, c’est une partie du monde qu’il s’agit de projeter et que toi — auteur au milieu de cette projection — n’es qu’un mal nécessaire (comme il y en a en toute bonne chose).

Donner à voir.
Pour que du voir émerge, le jugement doit faire retour nettoyé de son préjugé. Ton travail est de ménager cet espace.

À pas de loup.
Plus pèsent sur ton film les intentions, plus ses dimensions sensibles se réduisent à la minceur du signe : la conscience n’y est bientôt plus que langage ; et l’éthique, bientôt plus qu’un mot d’ordre, une morale.

Réaliser.
Plus tu t’abstrais de ton travail, plus tu le rends à sa concrétude.
Et plus tu le soustrais aux automatismes du monde extérieur, plus il t’arrive : il se réalise.

Les images.
Le but est que d’un côté, celui du filmeur, elles ne se « prennent pas ».
Et que de l’autre, l’écran, elles apparaissent « comme délivrées ».
« Qu’elles ne se prennent pas » veut dire : qu’il n’y ait pas de « soi », de « sujet » qui pèse sur l’image. [Fernand Deligny]

Péché mortel du cinéaste : 
Avoir des idées à la place des yeux.
(C’est aussi — bien souvent — ce qui caractérise le passage à l’âge adulte).

L’enfance ne meurt pas avec l’enfant.
L’adulte tolère généralement ce qu’il y a d’incompréhensible dans l’enfance tant que l’incompréhensible se manifeste chez l’enfant. Mais une telle manifestation dans un corps adulte lui est intolérable : trop près de sa propre image, elle lui rappelle que l’enfance n’est pas morte naturellement avec l’enfant qu’il fut — mais bien plutôt avec l’adulte que chaque jour il est — et par le meurtre 4 .

Déprise.
Tu cèdes d’autant plus facilement aux effets d’enchantement que tu es incapable de donner à voir ce qui a priori enchante — c’est-à-dire ce qui, si tu le montres bien, enchante déjà bien suffisamment.

Avant l’achèvement.
Quelle part d’impensé as-tu su faire pénétrer dans cette œuvre qui n’en sera une que lorsqu’elle ne sera plus tienne ?

L’absence de fin justifie l’absence de moyen ?
Tout plan de ton film est potentiellement passage, production de différences, relation de sens… sauf le dernier, qui lui est décisif : un mot d’ordre quasi naturalisé par le poids de tout ce qui précède. À moins de céder à quelques fausses solutions 5 , difficile d’y échapper — et que ton mot d’ordre s’avère doux ou insignifiant n’y change rien. Songe qu’avec chaque film que tu entreprends, tu t’engages à proclamer un mot d’ordre. Mais quelle est donc cette Bonne Nouvelle 6 que tu ambitionnes d’annoncer sur la place publique : pour qui te prends-tu donc ? Relativement humble, c’est bien dans un relatif non-savoir quant à tes fins que tu oses entreprendre. Quant aux autres — ceux qui, d’emblée, connaissent leurs fins —, sans doute est-il dans l’ordre des choses que leur reviennent aussi les moyens.

Catalyse en milieu naturel délétère.
Ta caméra — et c’est son paradoxe fertile — est à la fois ouverture sur le réel et performatrice du réel : elle fait quasiment tout le travail pour toi. Heureusement, le défi demeure considérable : parvenir à endiguer tout ce qui fait obstacle à ce travail magicien. En tête de liste de ces obstacles : le milieu du cinéma et ses modi operandi.

Le nom de l’auteur ou ôte-toi de mon soleil

« Que de noms propres viennent blesser, brimer, briser l’enfant anonyme des solitudes ! Trop de visages reviennent qui nous empêchent de retrouver les souvenirs où nous étions seuls, libres de penser au monde, libres de voir un soleil qui se couche, la fumée qui monte d’un toit, tous ces grands phénomènes qu’on voit mal quand on n’est pas seul à regarder ». – Gaston Bachelard

Et si l’auteur n’était qu’un leurre ?
Rien de plus qu’un patron qui veut son nom au-dessus de sa boutique ? [Jean-Claude Biette]

Montrer.
La question se pose de ce que nous pourrions réaliser grâce au cinéma s’il cherchait moins à montrer sa puissance et davantage à montrer. Que produirait-il alors dans nos regards et dans nos écoutes ? Que ferait-il à l’articulation audiovisuelle de notre sensibilité ? N’aurions-nous pas la possibilité d’aimer le cinéma pour lui-même plutôt que pour ses tours de force ? [Pierre-Damien Huyghe]

L’Auteur en panique.
Son geste toujours apparent de semeur d’étoiles n’est peut-être que le symptôme réactif d’une inquiétude face à la crise du sujet. Craignant l’émergence de nouvelles figures, l’Auteur prolifère et — tel un monstre conscient que sa fin approche — partout, il laisse sa trace.

L’Art pour l’Art pour aveugles.
Perdu dans le flux de sa liberté 7 enfin conquise, voilà que l’Auteur se voit obligé d’inventer, pour se les imposer ensuite, ses propres contraintes génératives — incapable qu’il est de percevoir — innombrables à le faire frémir, si seulement il les entrevoyait — les contraintes qui ciment la réalité (ce phénomène pour lui désormais négligeable).

Mauvaise humeur de l’enfant gâté.
Il y a de la bonne humeur dans le désespoir. Les désespérés le savent — mais comment ceux à qui on donne les moyens d’en exprimer la nuance pourraient-ils le soupçonner : le confort des moyens leur a appris à prendre leur mauvaise humeur pour du désespoir — et voilà qu’ils croient que c’est en amplifiant l’un qu’ils atteindront l’autre.

Jolis dégâts (dans ce film de x et x).
Désespérés de ne pas désespérer, ils demandent à leurs créatures de représenter les effets de leur propre constipation, exigeant d’elles grimaces tendues, abandon momentané de l’égo et dénudement des corps qu’il faudra contorsionner jusqu’au seuil de l’asphyxie pulmonaire, le tout débouchant non pas sur quelques tranchantes déclamations révolutionnaires, mais sur un flux de paroles indistinctes. À noter que ce phénomène laxatif se produira exactement là où — face à l’irrépressible appel d’air — les deux auteurs auraient dû convoquer l’humour ou le burlesque. Si bien qu’on ne sait plus s’il vaut mieux rire ou bien pleurer : rire sur le dos des personnages ; ou pleurer face au sacrifice dont ont fait preuve — en vain — les courageux acteurs.

Dissolution du spectateur.
Si ton film s’achève dans le désespoir, dis-toi bien que c’est là que tout aurait dû commencer. Et si tu cèdes au triomphe de l’espoir, c’est dire qu’il n’y a plus rien à faire : tu es mort. Certains répèteront ad nauseam l’un ou l’autre des deux procédés et s’en feront une carrière — ignore-les : ils veillent sur l’industrie des petites morts.

Les personnages ont toujours les yeux — partiellement — bandés.
Ce n’est pas parce que le monde ou la situation que tu cherches à décrire est désespéré qu’il te faut montrer des personnages désespérés. Ton défi — et c’est peut-être le plus difficile — est de montrer l’espoir au cœur du désespoir (plutôt que, comme il est de coutume, son horizon).

Le Créateur débande ses créatures pour mieux…
Ce n’est pas un hasard si les personnages qui désespèrent de lucidité sont, au mieux, envahissants, au pire, insupportables, car comment ne pas les identifier alors à l’omniscience d’un auteur jouissant de son propre excès de lucidité ; c’est-à-dire de sa propre impuissance — on passe ainsi de l’envahissant Alexandre dans Le Sacrifice (Andreï Tarkovski, 1986), à l’insupportable Jeppe dans La Grande Bellezza (Paolo Sorrentino, 2013).

Le Créateur bande ses créatures pour mieux…
À l’opposé du spectre : le petit animal sauvage qui se débat aveuglément dans un monde autrement sauvage. Et voilà qu’on assiste au spectacle de la vie qui résiste et s’agite sans autre finalité qu’elle-même — sinon pour qui d’autre ? On passe ainsi de l’indomptable Rosetta à ses innombrables émules : de pâles créatures toujours mieux tenues en laisse par leurs créateurs — qui eux donnent du fouet en faisant mine de ne rien voir.

Un beau jour.
Le cinéma, comme tout art qui cherche son point de plus grande force expressive, peut (et peut-être doit-il), tendre vers l’anonymat 8 . [Jean-Claude Biette]

Une question d’économie — et d’utopie ?
Approche-t-il, ce jour où l’on osera admettre que la machine — suffisamment bien huilée par les professionnels du cinéma et ses écoles — peut très bien se suffire à elle-même ? Et que l’industrie — arrivée à un certain point de son développement — peut très bien se passer de ce que l’on nomme encore réalisateurs — ces petits patrons aux méthodes tout aussi interchangeables que le sont leurs diplômes et à qui l’on a tôt fait d’inculquer — pour la vitalité de l’industrie — qu’il ont tout intérêt à prendre leurs caprices pour des visions ? Faute de mieux, il faut bien que la machine s’appuie sur quelque chose — serait-ce les lubies d’un jeune prodigue — pour justifier sa lourde et dispendieuse mise en branle. N’est-il pas à envisager, à l’opposé, qu’un nombre considérable de films — magiquement allégés du pathos insistant de l’intention auteuriste 9 — se retrouveraient soudain ennoblis d’un supplément d’âme — serait-ce celui d’une plus grande « objectivité technicienne » ? Parvenu à cet ultime retranchement, pourquoi ne pas envisager les choses autrement ? Par exemple, quelques films s’édifiant dans la fidélité, la nécessité et le désir commun — à la manière d’enfants qui, sans même le savoir, inventent un monde et ses règles —, fruits d’une multitude de complexions non hiérarchisées ou mieux encore, d’un paysage naissant ?

La fiction à la rescousse du réel

« L’enfer n’est pas chose à venir : s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place ». – Italo Calvino

La fiction à la rescousse du réel ?
Oui, mais d’abord trouver ce qui — dans le réel et « au milieu de l’enfer » — mérite d’être sauvé. Ensuite, savoir accueillir ce réel, lui donner du temps, « lui faire de la place ». Ensuite, encore, savoir s’abstenir, oser ne pas trop intervenir, laisser poindre d’elles-mêmes les premières secousses d’une fiction. Et seulement ensuite, et s’il y a lieu, s’y glisser, y donner de l’élan.

La fiction, cette sage-femme.
Provoquer doucement ce qui, dans les maillages de la réalité, pousse, cherche à se manifester.

Tout faux.
Le documentariste pur et dur : la réalité — phénomène total —, y’a que ça de vrai !
L’inventeur prodigue : la réalité — phénomène négligeable —, obstacle à ma quête de vérité !

Fiction x3
1 : Faire des trous dans la réalité.
2 : Faire de la place au monde.
3 : Prière de croire (en ce monde-ci).

Ne me raconte pas d’histoires !
Chacun porte en lui son petit lot d’histoires : le défi, et il est de taille, est de saisir ce qui, dans ce lot, forme un noyau de réel — incontournable et irréductible — sur lequel tu peux poser pied, sur lequel tu peux prendre ton envol.

Parler de l’autre : abus de parole.
Parler à l’autre : possibilité d’envol.

Parler de soi :
Tentative de retrouver le bout d’histoire qui nous traverse, ni plus ni moins 10 .
(Le reste n’est bien souvent que paroles en l’air : pas de quoi prendre son envol 11 ).

Sans risque de perdre pied, tu peux fabuler.
Trouver ce noyau de réel — incontournable et irréductible —, c’est te libérer du souci de vraisemblance et ses écueils (naturalisme, sociologisme, psychologisme, etc. : tout ce qui, dans tant de films, vise à pallier l’absence d’un réel qui résiste).

Ce qui monte redescend.
Les contraintes du réel — infiniment plus vivaces que celles inventées dans les brumes de ton imagination — sont parfois terrifiantes. Sur quel sol prendras-tu ton envol ? Comptes-tu atterrir quelque part ? Prévois-tu planer indéfiniment ? Gare à toi : n’ayant eu prise sur le sol, tu peux bien ne plus le redouter… 12

Plan d’immanence.
L’épreuve de la réalisation du film est épreuve de devenir pour ceux qui y participent. Ton film — s’il est réussi — est production de ce devenir : il en enregistre la trace et en apporte la preuve.

À suivre…

Notes

  1. Georg Christoph Lichtenberg : « Nous devons croire que tout a une cause, comme l’araignée tisse sa toile afin d’attraper les mouches, et le fait bien avant de savoir qu’en ce monde il existe des mouches ».
  2. Film : produit audiovisuel plus ou moins judicieusement soutenu suivant les époques, formaté suivant des règles plus ou moins tacitement établies par des marchés plus ou moins soumis à la consommation culturelle, le plus souvent à des fins de divertissement et de distinction symbolique.
  3. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : « Regardez Coppola, il voulait faire un film contre le napalm et il a brûlé des forêts entières au napalm. C’est aussi ça le cinéma ».
  4. La fidélité à l’enfance et la non-compromission face aux élans de la jeunesse, voilà ce que d’autres appelleront – par refus de reconnaître le havre dont ils se sont eux-mêmes exilés, et généralement avec un brin de suspicion ou de condescendance : se radicaliser.
  5. Parmi les plus courantes : happy ends, fins cryptiques, métas, vaguement ouvertes ou cyniques.
  6. La morale explicite d’un film, qui est toujours une des formes que prend, chez un réalisateur, le désir de signature, ressemble, au pire, au nom d’un article dans un catalogue commercial, et au mieux, à un article d’encyclopédie. Cette morale explicite n’a besoin que d’un petit nombre de concepts et d’adjectifs : elle est, dans la plupart des films, la première brique sur laquelle un auteur construit sa maison et prépare son succès auprès du public. Elle est comme un dépliant idéologique que le public, dans le vaste réseau médiatique, assimile sans peine, et qui lui assure le plaisir de la consommation des films. [Jean-Claude Biette]
  7. Albert Camus : « La liberté de l’art ne vaut pas cher quand elle n’a d’autre sens que d’assurer le confort de l’artiste ».
  8. Jean-Marie Straub : « Mon rêve aurait été d’être un fonctionnaire dans une société réellement démocratique, à qui on aurait foutu la paix et qui aurait fait son truc une fois par an ou tous les deux ans, sans qu’on ait besoin de savoir qui l’a fait ».
  9. La posture soi-disant courageuse qui vise à mettre à mal la division hiérarchique et élitiste entre « cinéma populaire » et « cinéma d’auteur » – et que les Cahiers du cinéma ont commencé à nous servir pas plus tard qu’au milieu des années 1980 (ils n’ont d’ailleurs pas cessé de nous la servir) – semble une manière assez subtile d’échapper au douloureux exercice – je peux en témoigner – qui consiste à faire un retour véritablement critique sur le cinéma qui a bien malgré nous regardé notre enfance – tout en se détournant des problèmes d’autant plus graves et complexes que sont : 1. L’affaiblissement graduel du cinéma populaire sous l’emprise d’un cinéma de masse se voulant toujours davantage ubiquitaire – et dont les influences réciproques ont pour effet de dissoudre imperceptiblement ce qui les distingue essentiellement tout en renforçant, à terme, le plus fort des deux. 2. Le refus de remettre radicalement en cause la politique des auteurs (que seuls ses premiers promoteurs auront finalement eu le courage de réellement critiquer ensuite), afin de mettre à jour les multiples perversions qu’elle ne cesse de susciter dans la manière de concevoir les films – vices qui, d’ailleurs, affectent le cinéma dans son ensemble, et ce, tout particulièrement depuis la fin des années 1970 (c’est-à-dire subséquemment à la disparition des cinéastes qui exercèrent leur métier longtemps avant d’être proclamés « auteurs » et sans égard pour cette dénomination). Noter à ce propos la résurgence, ici et là, de la notion de politique de l’acteur : salutaire, dans la mesure où elle permet de dialectiser un peu le débat ; mais insuffisante, à notre avis, en elle-même.
  10. Gilles Deleuze : « Notre vie n’est pas une affaire personnelle ».
  11. Une clairière dans la forêt. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : quelqu’un qui vous raconte sa vie se révèle beaucoup moins et se cache beaucoup plus, tandis que s’il dit un texte qui lui est vraiment étranger, ce qui remonte lentement, c’est ce qui vient de lui, du fond…
  12. Sophocle : « Malheur à celui qui lève son pied trop haut du sol, il sera précipité ».