MORTES TOUS LES APRÈS-MIDIS
Pourquoi revenir sur Polytechnique ? La question se posait sur toutes les tribunes à l’époque de la sortie du film eu égard à « l’événement » et déjà même tout au long des semaines voire des mois interminables de saturation médiatique qui l’ont précédée : « Avons-nous besoin de rouvrir ces plaies toujours aussi vives ? » ; « Le Québec est-il prêt à regarder en face ses démons ? » ; « Pourquoi reparler de cette tragédie ? », serinait-on dans les médias. Le film a fini par sortir. Les médias étaient contents, soulagés (on tenait notre « auteur », notre enfant prodigue revenu des limbes de la pub, le film était de « bon goût »). Puis les médias se sont aussitôt tus : le « produit » avait été jugé digne, le « pari de Villeneuve » fut considéré esthétiquement et moralement « remporté », le film fut poussé à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes (grâce à la locomotive financière d’Alliance et de la SODEC, disons-le), et se retrouve depuis peu sur les tablettes des vidéoclubs. Case closed. On espère désormais que ça puisse pogner auprès des étudiants (on sort ça juste à temps pour la rentrée scolaire, le timing est parfait).
Pourquoi alors revenir sur Polytechnique ? Parce que précisément l’énormité de « cette histoire » ne mérite pas de se clore aussi facilement : elle montre le degré d’aveuglement, d’abrutissement non seulement de la critique (qui a encore une fois fait preuve d’une profonde démission, qui a démontré sa totale incapacité à « lire » et « comprendre » ce que produisait une image, ces images et ces sons), mais des médias en général qui ont prouvé une fois de plus que ce qu’un film contient, ce dont il est fait, est absolument secondaire quand vient le temps de créer un « événement cinématographique », voire un « débat de société ». L’essentiel de ce qu’il fallait dire, penser et écrire sur l’œuvre ayant été dit avant que le film paraisse sur les écrans (cela devait venir avec le Press kit), personne ne semble être même allé le « voir » de près, ni n’a pu véritablement dire de quoi cette « chose » était faite. L’assentiment général de tous ceux qui ont fait semblant de le voir fut tel que, enjambant le pas à la critique, tous les « vox populi », « blogues » et autres plateformes de la « pensée libre » n’ont fait pour l’essentiel que corroborer ce que les cinéastes, les acteurs, le scénariste (Jacques Davidts), entraînés pavloviennement par une équipe de communications sans doute bien chevronnée, leur avait appris à débiter 1 http://www.quebecoislibre.org/09/090215-12.htm][/url]. » ]]. On apprend ainsi que le « noir et blanc c’est plus sombre, et enlève le caractère trop choquant du sang » 2 , que « Marc Lépine n’est pas nommé dans le film afin qu’on ne puisse pas s’identifier à lui, ni qu’il soit transformé en héros », et que « Même si c’est le droit le plus légitime de Mme. Tremblay de Terrebonne de ne pas aller voir le film, Julie de Longueuil ira parce qu’elle veut se rappeler, elle. » On s’étonne qu’on ait pu faire tant de bruit autour d’un film que tant de gens criaient haut et fort ne pas vouloir voir.
Pourquoi revenir maintenant sur Polytechnique alors que nous aurions eu, dans Hors champ, amplement le temps d’y revenir ? Simplement parce que l’auteur de ces lignes n’avait pas envie de verser un autre 12$ dans la caisse des Rémillard pour retourner voir le film. Or, ce revisionnement était essentiel pour pouvoir vérifier l’enchaînement de deux plans sur lesquels je voulais faire tourner un argument de mon texte. J’ai dû patiemment attendre la sortie DVD pour ainsi m’assurer que je ne m’étais pas trompé, que ma mémoire ne m’avait pas fait défaut. Si je m’étais fait confiance, j’aurais gagné beaucoup de temps.
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Denis Villeneuve, enfant-prodige de l’écurie 90’s de Roger Frappier (aux côtés des Turpin, Briand, Paragamian), qui s’était toute entière confortablement réfugiée depuis 10 ans dans la publicité, sort sa tête de ce monde chromé pour retrouver le monde chromé et surfait du cinéma qu’il a toujours pratiqué. Next Floor (récompensé à Cannes et depuis dans de nombreux festivals, ce qui ne cesse d’étonner), film de 8 minutes à la fine pointe de l’imagerie contemporaine dénonçant la gloutonnerie du monde contemporain, et qui a coûté 800,000$ à réaliser (et sans doute presque autant en publicité, c’est dire à quel point les « gloutons » sont condamnables), annonçait déjà la profondeur éthique de son « retour » au cinéma.
Polytechnique allait lui ouvrir la grande porte de la rédemption : un cinéaste (presque déjà has-been) qui avait l’âge des victimes au moment de l’événement (et accessoirement du meurtrier), rejoint les « professionnels de la profession » qu’il a temporairement abandonnée, pour offrir une sorte de « portrait générationnel » de luxe du Québec ayant vécu la secousse de Poly aux premières loges (même si le film, par son noir et blanc sobre, aspire à être « intemporel », c’est ce que nous avons appris). Les médias vont en raffoler, le Québec aura son « débat de société », on raflera des Jutra à la pelle, etc. Question budget, on a fini par s’arranger avec Téléfilm Canada : le film sera tourné en anglais et en français, on aura de la vedette à profusion (et une star-productrice de surcroît). Tant pis pour le réalisme. On s’est assuré que ce sera tourné de façon « éthique » et « respectueuse » pour les victimes (en N&B), nonobstant la langue (ce sera une « fiction inspirée des événements »). Mais ça tombe bien, les victimes ne parlent pas dans le film, ou si peu.
« Did you know it was a true story?
-Yeah! Heard it happened in Quebec in the 80’s?
–Didn’t know they spoke English down there.
-Damn right… I didn’t know either. Heard it was a big deal down there. »
J’entends d’ici les conversations à Mississauga.
Le film sorti, le tour joué, après que tout le monde en ait parlé (et la quantité de gens qui avaient une opinion sur ce film sans l’avoir vu est véritablement inédite), Villeneuve est parti tourner en Jordanie une adaptation d’Incendies de Wajdi Mouawad (qui se passe au Liban) avec le Lépine (qu’il ne faut pas nommer) de son film (Maxim Gaudette), qui n’est incidemment pas plus anglophone qu’il n’est Libanais. Mais on n’est pas à une approximation près.
Mais afin de ne pas être accusé de mauvaise foi, disons comme un personnage de Godard dans Éloge de l’amour :
« À quoi sert-il de dire ou d’écrire que Titanic est un succès mondial. Parlons de quoi c’est fait, parlons des choses, mais ne parlons pas sur les choses, parlons à partir des choses.
-Vous l’avez vu ?
-Non, pas encore. »
Bien. J’ai fini par voir Polytechnique, un après-midi du mois de février.
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À quoi répond cette embellie de la tragédie, sinon à une embolie cinématographique ? Ce qui frappe, d’entrée de jeu, c’est l’image (de Pierre Gill, d.p. attitré de Charles Binamé, il a filmé Eldorado, La boite de Pandore, Le cœur au poing, Maurice Richard, et il est connu pour avoir réalisé une pelletée de pubs). Non que l’on puisse s’opposer a priori à l’utilisation du noir et blanc, mais bien à ce qu’on a voulu en faire : une belle image 3 Pas une image juste (qui serait celle d’Elephant, qui est « juste » bien avant d’être « belle »). Une image polie, dans les deux sens du terme. Avec ce petit surplus de soin, ce souci d’orfèvrerie dans l’éclairage, l’étalonnage, la construction des cadres, qui la rend immédiatement, horriblement, odieusement maniérée. Ce « style stylé », typique des années ’90 au Québec avait atteint son apogée dans Cosmos, film générationnel à sketch auquel prenait part Denis Villeneuve, et dont il n’est pas revenu esthétiquement (et des années de publicité n’ont rien fait pour lui faire voir autre chose).
Cette esthétique repose sur un principe visuel généralisé : le flou. En gros, il faut à tout prix ne garder que 10 cm de zone au foyer dans l’image, le reste est relégué à un hors-foyer-vaseliné. L’utilisation de la longue focale, ça permet de parler de la solitude contemporaine (en isolant un personnage de son environnement immédiat), de la folie (quand on y rajoute un léger décadrage, mais parfois on se plaît à rajouter un décadrage simplement parce que ça fait changement), ça permet de bien mettre en valeur ses stars, ça fait à tous les coups une belle image, qui a toute l’élégance d’une image soignée, pensée, posée, étudiée, coquette (c’est l’esthétique des pubs de la SODEC, de Desjardins ou d’ALCAN : c’est un signe de la « qualité québécoise »). Du coup, peu importe qui ou quoi est filmé, ce sera exécuté de la même manière.
Quand on regarde de près, on remarque que presque tous les plans embraient sur un mouvement d’appareil propret qui vient recadrer un personnage qui fait toujours semblant de ne pas s’attendre à être filmé, comme si on le découvrait par hasard dans le cadre, toujours un peu éberlué, avec une belle image floue qui l’enserre dans sa solitude. Et en terme de mouvement d’appareil, on n’a pas été avare non plus. Tout l’arsenal de la steadicam, des rails et des grues a été déployé pour s’assurer du look pro, du production value comme on dit du film (et qu’on ne vienne pas me parler « d’affaire de morale », devant des travellings aussi paresseux, creux et vides de sens).
Un exemple, parmi d’autres. Regardez ce plan à la 14e min. : un travelling latéral à travers les rangées de bibliothèques qui démarre à 90 degrés penché à la droite pour aller s’échouer, après un rétablissement horizontal, sur Jean-François (S. Huberdeau) dépassé par un devoir qu’il doit remettre et sur lequel il renverse son café. Que peut vouloir signifier ce parti pris ? Un plan à 90 degrés, c’est un choix formel affirmé, on en conviendra. À quoi répond alors ce choix de cadrage, quand on sait que Villeneuve emploiera exactement le même, quelques minutes plus loin (39e min.), pour filmer le même Jean-François, bouleversé, sortant de la salle de classe où il vient de voir ses camarades amoncelées les unes sur les autres après le passage du tueur ? Filme-t-on un monde à l’envers, la vie renversée à 90 degrés des protagonistes ? Est-ce bien ça, la « plate » métaphore visuelle à laquelle ce plan renvoie, et qu’on déconseillerait à n’importe quel étudiant de cinéma ? Non, même pas. C’est une belle image, un truc choc à essayer, un truc de directeur photo qui visiblement s’amuse avec son Kodak, pour faire différent. On aura beau essayer, on ne tirera aucun « sens » de ces plans.
Il en va de même pour le dernier plan du film (qui fait écho aux plans écervelés à 90 degrés) : un travelling avant dans un corridor d’école, mais renversé sur le dos (très bizarre, on ne comprend pas tout de suite de quoi il s’agit) et filmant les néons du plafond qui défilent vers le bas de l’écran… Que devons-nous en tirer (une fois qu’on a pris acte de ce qu’on a sous les yeux) : Est-ce le point de vue subjectif de Valérie sortant de l’école en civière ? On se dit que c’est le même corridor que traversait le tueur plus tôt dans le film (il traversait le même espace que la caméra, les néons au-dessus de sa tête)… Qu’est-ce que ça voudrait dire alors ? Ces néons seraient-ils comme autant de pierres blanches qui commémorent la mémoire des victimes ? Et on se met alors à compter, se disant qu’il y en a peut-être quatorze, et on pense à ce plan bizarre, et de moins en moins aux victimes… On voit le niveau d’intelligence et les conséquences de ces choix. Si je me trompe, si je délire, qu’on m’explique si ça veut dire autre chose. Je n’y vois, pour ma part, qu’un gars qui s’amuse à essayer des trucs et qui ne pense pas à l’effet dommageable qu’ils produisent.
Sur ce plan, on n’en a pas laissé une seule : si Valérie est devant un miroir, on doit nécessairement faire le jeu des miroirs en abîme de Citizen Kane (repris ad nauseam au cinéma). Si cela avait encore un sens dans le film de Welles, qu’on nous dise à quoi cela renvoie dans Polytechnique : aux multiples identités que la femme doit porter pour vivre dans le monde contemporain ? À son état de confusion, au fait qu’elle « ne sait plus qui elle est » quand elle se regarde dans un miroir. Je lance des interprétations, mais on voit bien que cela est au mieux gratuit, au pire maladroit et naïf, un poncif.
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Le problème du style, même de la figure de style, n’est jamais le style en soi (il y a des grands stylistes au cinéma, Hitchcock, Sirk, certains Coppola ou Scorsese, Carax, Johnnie To) : c’est parfois ce que le style vient recouvrir, là où l’effet qu’il veut produire est incommensurable avec le sens qu’il recouvre. Dans ce cas-ci, et c’est grave, c’est « l’événement » lui-même qui s’en trouve évacué.
Forçons une comparaison. Serge Daney décrivait l’obscénité du vidéoclip We are the World :
« Les chanteurs riches mêlaient leurs images à celles des africains affamés. En fait, ils prenaient leur place, les remplaçaient, les effaçaient. Fondant et enchaînant star et squelettes dans un clignotement figuratif où deux images essaient de n’en faire qu’une, le clip exécutait avec élégance cette communion électronique entre Nord et Sud 4 . »
Comment ne pas voir, dans la réexécution (c’est le bon mot) ad nauseam de la bande annonce de Polytechnique, dans l’esthétique trop étudiée du film, son image surfaite, un effet de remplacement, d’effacement de l’événement. Quand le style veut rejouer trop habilement, trop élégamment l’événement (c’est ce qu’ils appellent de la sobriété, un refus du sensationnalisme, comme si c’était la seule alternative) au point de le remplacer, quand l’imagerie se substitue au réalisme, quand le clip (à grands coups de Moby) fait office de mémoire, on est à deux pieds dans ce que Rivette appelait « l’abjection », une « obscénité mémorielle ».
Or, cet effacement de l’événement, des victimes par l’image, par les stars (qui s’y substituent), va très littéralement, dans le film, jusqu’à l’effacement des victimes elles-mêmes : cantonnées dans un anonymat éthéré de cierge de pâques ou de films d’horreur ou de guerre américains. Ces femmes rampant par terre tandis que les balles fusent au-dessus de leur tête, qu’une caméra tremblotante suit se réfugiant dans des classes ou dans des coins de mur, tout cela évoque l’esthétique hystérique des films d’horreur. On ne voit plus alors les victimes du 6 décembre 1989, mais bien des « victimes » comme le cinéma et la télévision n’ont cessé d’en filmer. Ces plans heurtés, qui accompagnent la razzia du tueur dans l’école, sont les mêmes que l’on peut voir dans le tout venant de la production de films américains commerciaux, et le noir et blanc esthétisant ne fait rien pour atténuer cette impression de déjà-vu. Déjà-vu donc déjà assimilé, donc récupérable, donc admis. Quand on a vu 128 fois la bande-annonce du film (entre une pub de Provigo et la gueule de Guy A. Lepage), qui résume déjà à merveille l’essentiel (c’est-à-dire la nullité du produit), est-ce qu’on peut encore être surpris par quelque chose dans ce film ? Et s’il cesse de surprendre, de troubler, il ne fait plus d’effet, il devient « tolérable ».
Prenons le début : des filles à l’avant-plan font des photocopies. Scène banale, au milieu de laquelle surgira l’horreur : une série de coups de fusil qui jettent à terre celle qui faisait des photocopies, et crève le tympan de sa compagne, qui, la main sur une oreille ensanglantée, tourne déboussolée sur elle-même. Générique : POLYTECHNIQUE. C’est ce qu’on appelle un incipit choc : ça démarre en trombe. Personne ne s’y attend, on est tous aussi déboussolés que la belle brune avec sa main sur l’oreille. Bon : le problème est que, tout au long du film, dès qu’on voit une photocopieuse, on s’attend à entendre un coup de feu. Dès qu’on assiste à une scène banale, un temps mort, des jeunes en train de fumer dans une cafétéria (et la paresse de ces plans sidère), on pense que l’horreur va surgir et une détonation retentir. Mais le coup a déjà été encaissé une première fois. Et quand ça se met à tirer, on n’est plus surpris (ou alors les cinéastes tentent de nous « surprendre à nouveau », mais le dispositif est déjà épuisé). Et quand on reprend la tuerie par trois fois, on se demande si ça va finir un jour cette histoire… et si on est rendu à se dire ça, on se dit alors que personne sur ce plateau ni dans cette salle de montage n’avait un cerveau.
Faire du suspense à partir d’une tuerie sans précédent, en faire la source d’un ressort scénaristique, est l’équivalent obscène de ce que Spielberg a filmé dans Schindler’s List quand, au lieu du Zyclon B attendu avec frémissement par les spectateurs et les victimes concentrationnaires, c’est plutôt de l’eau qui sortait des becs au-dessus de leurs têtes. Et tout le monde (le public, les victimes) était soulagé. Employer exactement les mêmes mécanismes scénaristiques que ceux qu’aurait employé un suspense hitchcockien pour filmer une banale histoire d’espionnage et pour traiter le génocide de 6 millions d’individus, c’est ce qu’on peut appeler de l’obscénité. Celle de Villeneuve n’est pas moins problématique.
On voit bien comment Jacques Davidts (scénariste de la télésérie Les Parent, Un gars une fille, rédacteur de pub chez Cossette et Yung & Rubicam) et Denis Villeneuve se sont amusés (oui, oui, le mot est juste) à dénicher ce que l’on appellerait bêtement des trouvailles de scénaristes. Après la première séquence de la tuerie dans la classe (car elle reviendra deux fois), on a suivi Jean-François affolé dévalant les marches d’escalier pour chercher de l’aide, secourir la fille que l’on a vu au début près de la photocopieuse se faire tirer. Il remonte dans la salle de cours où était Valérie (Karine Vanasse) et trouve les cadavres des filles (le personnage, comme le public, croit que tout le monde, y compris la Vanasse, ont été tués). Mais non ! Tour du scénario. Après le suicide de Jean-François, on revient après un fade au noir à un flash-back en classe, on rejoue la scène de la séparation des hommes et des femmes (« La fille à droite, les gars à gauche », scène primitive du trauma de Polytechnique s’il en est une, et que tout le monde attendait… c’est dire l’obscénité des scénaristes d’avoir voulu la reprendre deux fois dans le film), cette fois-ci, du point de vue de Valérie. Après que le tueur ait tiré sur la foule apeurée, elle ouvre les yeux, elle n’est donc pas morte (ouf !). Elle tente de chercher de l’aide, rampant dans le corridor, une blessure à la jambe (« C’était donc ça le sang qu’a vu Jean-François dans la scène précédente ! OKAY, je comprends maintenant ! »). Soudain, craignant le retour du tireur fou, elle se réfugie en vitesse et en geignant dans la classe et somme son amie de jouer la « morte ». Les deux demeurent en silence. Plan de coupe. Et bien non. Ce n’était pas le tueur, mais bien Jean-François qui pleure en pensant que ses copines sont mortes ! Surprise, rebond, émotion. Quel malentendu, quel imbroglio ! S’il savait ce que nous savons, ma foi !
Où est le problème ? Précisément là : on se met à suivre une histoire, on se laisse captiver par un scénario « bien huilé », qui ressemble à tant d’autres, plutôt que de rencontrer, d’accompagner, d’assister à un événement dans ce qu’il a de plus impénétrable, douloureux : en somme, de fixer un abîme (et c’est alors Shoah, Nuit et brouillard, Fengming une histoire chinoise, Hommes à louer, mais aussi bien Elephant de Clarke et Gus van Sant, Salo de Pasolini, Hitler de Syberberg, Aguirre de Herzog, etc.). On nous demande de regarder un film, de suivre une histoire, de croire à des personnages, de vivre des émotions, de rire et de pleurer, et ainsi, sans s’en rendre compte, nous nous réconcilions avec l’événement, et chemin faisant, nous nous le rendons peu à peu « tolérable », à force de le faire ressembler à tant d’autres récits. Cette forme de normalisation conduit directement à la banalisation et à l’oubli. C’est ce que la psycho-pop appelle peut-être la guérison. Je ne mange pas, personnellement, de cette soupe 5
Qui pourra désormais parler de la tuerie de Polytechnique sans se référer au film, à son imagerie ? On verra le jour où, aux bulletins de nouvelles (le 6 décembre 2010, 2011, etc.), plutôt que de montrer des images d’archives des policiers et des ambulanciers se ruant hors de Polytechnique, de la « vraie » foule d’étudiants affolés, on passera des extraits édifiants du film, qui se seront entre temps substitués aux « images », encore troublantes, impénétrables, de l’événement, entre temps reléguées aux oubliettes : une lettre bourrée de fautes, le visage étrange de Lépine (la seule photo de lui qui a circulé), une fille renversée morte sur son pupitre, qui faisait la une de La presse le lendemain de la tragédie (une image qu’on ne trouve plus nulle part d’ailleurs).
Mais continuons encore un peu.
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Une chose est entendue, Villeneuve n’a pas pu éviter Elephant de Gus Van Sant (qui lui-même s’était inspiré du prodigieux Elephant d’Allan Clarke). La question est : l’a-t-il seulement compris ? Elephant ce n’est pas que des plans en steadicam dans des corridors d’école, un tueur isolé qu’on filme en rond dans une cafétéria, un homme armé qui arrive de loin filmé avec une longue focale et qui n’arrive au foyer qu’une fois qu’il a le visage presque collé à la lentille, une boucle de temps reprise en suivant des points de vue différents, etc. Gus Van Sant a attendu jusqu’à la fin de son film pour faire résonner un seul coup de feu, non pas pour créer un climax dramatique, mais pour nous laisser le temps de prendre acte, de goûter ce bloc d’espace-temps suspendu, avant que la quiétude soit éclaboussée par l’horreur. Son suspens est un sursis qui entre temps a laissé voir et entendre quelque chose du monde (je laisserai à d’autres le soin de comparer le travail sur le son et l’image des deux films, juste pour rire) : des scènes de vie, des fragments de beauté, la vie des jeunes dans ce qu’elle a de cruel, de violent aussi, tout ceci interprété par des acteurs qui n’en étaient pas, qui ne venaient pas tout juste d’interpréter des détraqués ou des jeunes filles borderline, qui n’avaient rien à nous vendre, dont l’image et la vie en somme étaient disponibles à notre attention.
Villeneuve, au contraire, nous place d’office dans le commerce idéologique et dans l’horreur (le premier plan du film), au point où l’horreur, la violence se banalise à chaque fois qu’elle est reprise, de plus en plus. De telle sorte, que la dernière fois qu’on voit Gaudette grimpé sur des pupitres et tirer sur les filles, avec la voix off de la Vanasse qui lit sa lettre, on se dit que « ça suffit » : on l’a assez vu, on l’a déjà vu, autant dire qu’on ne voit plus rien. Ni les victimes, ni l’événement, tous deux évanouis…
Je dirais même, pire que leur effacement, les victimes sont abandonnées : que ce soit les femmes tuées ou le suicidé (Jean-François), ils sont laissés à eux-mêmes. Or, si c’est ce que le film tentait de démontrer (la lâcheté des gars qui n’ont pas apporté leur secours à des personnes en danger, la société qui n’a pas voulu écouter le cri silencieux des hommes qui ne se sont jamais remis de l’événement), devait-il en rajouter en abandonnant filmiquement une nouvelle fois les victimes à leur sort ? C’est ce qui faisait, a contrario, évidemment la force d’Elephant, d’avoir fait de l’accompagnement quasiment son unique vecteur narratif et formel, qui plus est, moral.
Jean-François (Sébastien Huberdeau), traumatisé (on dira qu’il l’était même avant la tuerie), se suicidera seul dans sa bagnole, la caméra le filme de très loin, sans l’ombre d’un « regard ». Les victimes de la tuerie se réduiront à une enfilade de visages anonymes, des corps indifférents fuyant à toute vitesse, à un empilement de cadavres filmés en flou (on reparlera de cette scène). Personne, hormis le bourreau et Karine Vanasse — porte-parole publique et productrice exécutive du film et dont le producteur est le chum — n’aura été véritablement « accompagné » par le film 6 . Cette donnée n’est pas inintéressante et nous permet de mettre en lumière une autre grande trouvaille scénaristique du film : les jeux de symétrie généralisés.
Le film est fondé sur un effet de reprise : on trouvera le tueur une première fois dans sa chambre, la tête appuyée sur sa carabine, répétant le geste fatal — mais on le savait déjà — qu’il posera vers la fin du film. De nombreuses scènes, parmi les plus douloureuses, nous l’avons dit, seront reprises (est-ce là une manière de parler de la mémoire traumatisée, qui, selon Freud, fait de la répétition obsessionnelle le symptôme de son incapacité à surmonter le deuil ? C’est bête comme tout, je n’y avais pas pensé ! Mais on reverra plutôt Muriel ou Hiroshima mon amour, c’est mieux fait.)
Continuons dans le jeu, puisque c’est de ça qu’il est question : Jean-François, après les événements, s’arrêtera au bord d’une route pour vomir. Plus loin dans le film, Valérie se réveillera dans la nuit, secouée par un cauchemar, pour aller vomir à son tour (communion filmique du vomi). Mais alors que Jean-François se suicidera (comme le tueur, qui lui, porte une lettre, après avoir rendu visite à sa mère), le vomissement de Valérie signale le fait qu’elle attend un enfant (on aura droit à un happy end quand même), etc. On comprend les mécanismes, ou plutôt, on les souligne. On ne voit pas très bien ce qu’ils portent, outre le désir de placer le spectateur dans une structure narrative rassurante.
La plus étonnante des symétries est celle qui inaugure et clôt le film : une lettre. Une première lettre lue, en voix-off, est celle de Marc Lépine, et qui fut publiée dans La presse un an après les événements. Une lettre qui, lue sur papier, permet d’éprouver à elle seule toute la violence rentrée, le trouble pathologique de ce jeune homme de 25 ans en pleine crise psychotique (pour ma part, mon sentiment d’horreur et de vertige devant la violence de cet événement se contente très bien de cette lettre terrifiante) :
« J’avais déjà essayés dans ma jeunesse de m’engager dans les Forces comme élève-officier, ce qui m’aurais permit de possiblement pénétrer dans l’arsenal et de procédé Lortie dans une rassia. Ils m’ont refusé because associàl. »
Or, comme le note Carl Bergeron, la lettre agit comme une « clé de lecture » pour tout le film de Villeneuve, tout en insistant sur le fait que de n’offrir que la version orale de la lettre (même si on “entrevoit” la lettre brièvement dans la voiture, mais sans prendre acte de sa teneur) traduit un choix éditorial 7 :
« Mais pourquoi s’être contenté de lire la lettre sous la forme d’une “voix intérieure”, sans montrer la calligraphie nerveuse et les multiples fautes d’orthographe et de grammaire du tueur ? Pourquoi ne pas avoir montré la lettre ? Pourquoi, en somme, avoir donné prise à la folie même du tueur, qui insistait pour se présenter comme un “érudit rationnel” — ce qu’il n’était manifestement pas ? La version “orale” avait cet immense désavantage — ou “avantage”, selon le point de vue — de ne pas rendre en toute justice les ressorts délirants de la lettre. Dans la version orale, les incohérences syntaxiques demeurent certes, mais elles ne sont pas aussi évidentes que lorsqu’elles sont vues. Ceci est capital. »
J’ajouterais même plus — et c’est plus grave encore — que la lecture orale de la lettre, avec cette voix posée de bon élève de l’École nationale (un débit naturel, affirmatif), tandis que Lépine (qui n’est pas nommé) se prépare méthodiquement, qu’il enfile ses bottes, se rase, etc. avant de sortir commettre son crime, cette lecture transforme la lettre en « manifeste » auquel le spectateur est appelé à s’identifier (c’est le b.a. ba de la voix off au cinéma : on donne valeur de « vérité » et on adhère naturellement à ce qui est dit, c’est la « voix de dieu »). On écoute, on comprend, on est presque attendri par sa solitude et sa douleur, on est par endroit un peu révolté par les propos, mais sur le fond, on se dit qu’il ne dit pas des choses totalement insensées… Ce qui évidemment va contre le sens du film. Il n’est évidemment pas venu aux scénaristes du film l’idée que, présentée de la sorte, la lettre se trouvait en quelque sorte légitimée !
Pour preuve, elle est traitée à égalité, fut-elle en contrepoint, avec la lettre de Valérie/Vanasse, à la toute fin du film, lettre qu’elle adresse à la mère du tueur, au moment où elle se rend compte qu’elle a maintenant « un enfant dans son ventre ». C’est le moment de rédemption du film, au bout du cauchemar. On nous sert alors, pendant que la voix défile, un plan (travelling bas sur les roues d’un avion, des ingénieurs s’affairent, Vanasse travaille, elle a eu sa job en aéronautique, la musique s’élève, on verse une larme, etc.) droit tiré d’une pub de Bombardier, entrecoupé de flash-backs où l’on revoit (encore) des plans du tueur fou tirant sur la foule dans une classe avant de s’enlever la vie (on ne l’avait pas encore vu, on avait failli l’oublier au scénario, on le rajoute à la fin à la va-vite). La dernière phrase du film, qui fait office de nouveau manifeste (féministe cette fois) : « Si j’ai un garçon, je lui apprendrais l’amour. Si j’ai une fille, je lui dirais que le monde lui appartient. » Beau programme égalitaire que voilà ! qui, au fond, d’un point de vue strictement idéologique (je vais dire un truc terrible), ne vaut pas mieux que la lettre de Lépine (« The world is yours » est aussi la phrase clé de Scarface de De Palma, soit dit en passant… Merci S.G.)
À quoi nous vaut cette étrange communion épistolaire, les deux se répondant comme s’il s’agissait d’un dialogue entre adultes consentants ? C’est une « bonne idée » de scénariste, de faire se « répondre » le bourreau et la victime par lettres interposées. C’est une idée scandaleuse, lamentable d’un point de vue du sens qu’il entraîne…
Il en va de même — et dans le même sens — d’une des images finales : le tueur s’est tiré une balle dans la tête. Il est renversé sur le dos, les yeux écarquillés (drôle d’idée ça aussi). Suit un plan de grue montrant deux flaques de sang qui vont venir se rejoindre, celle d’une victime étendue à côté et du bourreau, comme les deux lettres qui se rejoignent aux deux extrémités du film. On aurait beau gloser, quel sens donner à ce plan, à ce singulier pacte de sang par-delà la mort (que l’on aurait pu imaginer dans un western « moral », un Peckinpah ou un Boetticher) ? Que les deux, au bout du compte, sont des victimes ? Que les deux sont, au bout du compte, des bourreaux ? Non. On s’est dit que ça ferait une belle image, et c’est bien cela les pièges de l’imagerie.
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Je me souviens qu’en sortant du film j’étais taraudé par deux plans très précis, qui synthétisaient pour moi toute l’inconséquence de ce film. Deux détails. Or il s’en trouvera pour penser que je cherche des bibittes à un film qui peut-être au bout du compte n’en mérite pas tant. Mais si l’historien de l’art Aby Warburg nous a appris que « Dieu niche dans les détails », j’ajouterai que l’imbécilité aussi. Et que si un film me montre quelque chose, ne fut-ce qu’un détail, il doit en rendre compte et s’expliquer. Faute de quoi, il mérite d’être exposé et mis à nu par la critique.
Dans la chambre de Jean-François, derrière son lit, il y a une grande affiche de Pour la suite du monde de Perrault. Sur son ordinateur, qu’on a aperçu dans le plan précédent, il y a un petit drapeau du Québec. Il est allongé, il réfléchit, il est seul. Il va voir sa mère. Il mange une tarte. Il repart chez lui. Il neige. Il vomit à côté de sa voiture (on l’a dit). On le retrouve dans sa chambre. Cette fois, il est assis sur le bord du lit, dans la semi obscurité. Il gratte un briquet qui illumine sporadiquement son visage. Derrière lui, on retrouve la tête de Grand-Louis, protagoniste de Pour la suite du monde, riant avec sa bouche édentée, au bas de l’affiche, dans le coin inférieur droit, parfaitement décpupé par l’orbe de la lampe de chevet. Le plan est éclairé de la sorte que la tête de Grand-Louis apparaît d’abord dans le dos du personnage, au-dessus de son épaule. Un travelling avant fait en sorte que la tête de Grand-Louis disparaît peu à peu derrière celle de Jean-François, qui occupe alors tout le plan. Qu’on m’explique ?
C’est encore là un choix délibéré : un choix de mise en scène, un choix « éditorial ». Pourquoi y a voir mis visiblement tant d’effort si ça ne veut rien dire. Glosons. On peut se demander si ça a à voir avec un champ/contre-champ précédent (également édifiant d’imbécilité), où Jean-François, attendant que la photocopieuse se libère, se trouve happé, obnubilé, par une reproduction du Guernica de Picasso accroché sur un mur de l’école (pourquoi serait-il soudain fasciné par ce tableau ?). On sait l’explication alambiquée de Villeneuve :
« J’avais vraiment l’impression de faire un film de guerre, de filmer la guerre dans ce film. La guerre n’est pas une question de nombre : une personne avec un fusil peut être là, et c’est la guerre (…) Il y a un plan que j’aime beaucoup, le premier plan du film : c’est le quotidien, et tout à coup, le feu arrive. Pour moi, c’est ça la guerre. Et Guernica, était une façon de sortir de l’école. Je fais le parallèle sur le tueur et le fascisme que dénonce Picasso. Pour moi, Marc Lépine est un fasciste. Aussi, je trouvais que Guernica a cette idée [sic] : Picasso n’était pas à Guernica, mais il a voulu témoigner de l’horreur de l’événement. J’ai appelé aussi mon film Polytechnique comme lui a appelé sa toile Guernica. Humblement, j’avais cette idée de faire quelque chose d’artistique. On a le droit d’explorer des sujets douloureux, que je trouve sensible. Les peintres peuvent s’y intéresser sans qu’on leur demande de se justifier… »
Bon. Passons (ça prendrait une vie entière pour décortiquer les étrangetés que contient ce paragraphe, mais je demanderais seulement : peut-on vraiment « beaucoup aimer » un plan où on voit une jeune fille se faire abattre ?). Ce qui me semble significatif, si on s’en tient à ce que le film fait (parce que sincèrement, introduire un parallèle entre Guernica et le « fascisme » de Lépine, c’est vraiment aller chercher loin), c’est que Jean-François regarde le tableau de face, alors que Pour la suite du monde rigole dans son dos, dans la pénombre de son désespoir. Il semble dans le premier cas, devant Guernica — c’est ce qui peut expliquer son trouble — pressentir une « guerre » à venir (que le spectateur d’ailleurs attend puisqu’on est à côté des photocopieuses, et qu’on est comme le chien de Pavlov). C’est nul, mais ça s’explique. Mais comment expliquer cette image de Grand-Louis, derrière lui, à la veille de son suicide, et qui se marre, dans son dos. Vient-il incarner un certain Québec passéiste (on se souvient alors du petit drapeau), dépassé, rural, refusant la modernité, vaguement misogyne, le même Québec qui a produit les Marc Lépine de ce monde (explication historico-sociologique) ? J-F se demande-t-il quelle « suite » donner à son monde (explication sémantique) ? Est-ce le Québec qu’il refuse d’affronter (explication psychologique) ? Villeneuve nous dit-il que le cinéma de Perrault est dépassé, « derrière nous » (explication intertextuelle, un mot d’auteur, même si Villeneuve a souvent exprimé son admiration pour Perrault) ? Mais peu importe par quel bout on le prend, on aboutit à la même perplexité, à la même incompréhension, à la même conclusion : pourquoi avoir opté pour des choix aussi délibérés, s’ils ne veulent rien dire, ou dire si peu, ou des choses aussi stupides ? On en reste confondu.
J’arrive au deuxième plan, mon préféré.
Nous sommes dans la salle de cours. Comme souvent, on filme Valérie/Vanasse de dos, puis de face, puis de trois-quart (avec sa belle nuque dégagée), avec la même longue focale qui jette toutes ses copines dans le flou. Lépine (qu’il ne faut pas nommer)/Gaudette circule avec sa carabine. Gros plans sur les mains des filles qui se tiennent ensemble (on l’a vu des centaines de fois dans la bande annonce).
« Savez-vous pourquoi vous êtes là ?
-Non » répond une des filles.
Plan sur la fille blonde. Retour sur Vanasse avec ses camarades floues.
« Vous allez être des ingénieurs. Vous êtes une gang de féministes. Et j’haïs les féministes. »
Plan sur Vanasse qui fait un air de « J’en reviens pas » de la tête. Plan sur la fille qui vient de dire « Non », et qui ajoute :
« C’est pas vrai. On n’est pas des féministes… On s’est jamais… »
La voix est interrompue sec par une rafale coups de feu et quatre plans hachés qui montrent selon quatre angles différents les filles se faire abattre.
Plan de coupe (à 55’37’’, allez voir par vous-mêmes) :
Portée à la main, légèrement tremblante, la caméra filme deux mandarines, l’une à moitié épluchée, posées sur un bureau. Seule la mandarine à moitié épluchée est au foyer ainsi qu’une partie de la pelure qui s’en détache, qui jette une belle ombre discrète sur le bureau. Un dictionnaire, une paire de lunettes, une trousse à crayons, sont jetés hors foyer, sur le bureau. Les mandarines sont filmées à une bonne distance, et le léger vacillement de la caméra les fait parfois sortir légèrement du champ du foyer (le plan ne dure pas plus de trois secondes) 8 . Ce plan doit-il nous « parler » de la vie suspendue dans son élan (la mandarine à moitié épluchée) ? Est-ce une image qui renvoie à la quotidienneté d’une étudiante qui s’est fait abattre alors qu’elle ne demandait qu’à manger un agrume et recevoir un cours sur l’entropie ? Ce stupide plan de coupe est une « nature morte », une vanité, dans la plus pure tradition des peintres flamands (qui avaient plus de talent et de la couleur, mais qui n’avaient pas encore maîtrisés l’art de la longue focale). Une nature morte qui fait écho, sans jeux de mots, avec une série de plans plus loin, tout aussi léchés, sur un bout de chaussure, deux paires de mains mortes, des fragments de corps et d’habits qui sont censés nous faire réfléchir à la vanité et à la fragilité de toutes choses sur terre. Est-ce bien de cela dont « parle » Polytechnique, l’événement ?
Après les mandarines, on voit le tueur sortir (caméra posée au sol). Suit une plongée (filmée de très haut, à 180 degrés) où on voit la masse anonyme des filles tuées, empilées les unes sur les autres, des corps complètements flous (on dirait « floués » par la caméra), et à laquelle on a eu la brillante idée d’ajouter un petit nuage de fumée, qui passe doucement, subtilement, en dessous de la caméra (mais qu’on donne un Nobel au mec qui a pensé à ça !).
Il suffit d’imaginer le type qui a passé son après-midi à faire son set-up d’éclairage pour filmer un plan léché sur deux mandarines. De penser au type qui était en-dessous de la caméra à souffler son petit nuage de fumée tandis qu’on disait aux filles de ne pas bouger, avant que Villeneuve ne dise : « Ok. Celle-là c’est la bonne… Les filles, vous pouvez vous relever maintenant. » Il suffit d’imaginer tout cela pour mesurer à quel point ce film est à des kilomètres de ce qu’il prétend être.
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Jacques Rivette, dans un texte de 1961, à propos de l’infâme travelling dans Kapo de Pontecorvo (mais qui en verrait aujourd’hui l’infamie ?), écrivait une phrase célèbre :
« Voyez cependant dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’on plus profond mépris. »
Avant d’ajouter, quelques lignes plus loin :
« Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce qu’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo [et je rajouterais Villeneuve] et ses pareils sont le plus dépourvu. […] Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables 9 . »
L’abjection de Polytechnique est du même ordre : une suresthétisation de la tragédie, une embellie de ce qui aurait dû demeurer brute, brutal, intolérable, irrécupérable. Que Villeneuve ne vienne pas me dire qu’il a simplement voulu faire une œuvre artistique et que son Polytechnique vaut modestement Guernica de Picasso (mais il faut être fou pour dire des choses pareilles !). Guernica n’est pas une « belle » toile, une belle « vision » artistique d’une tragédie. Pas plus que Paisa ou Allemagne année zéro de Rossellini ou Les carabiniers de Godard ou Nuit et brouillard de Resnais ou Shoah de Lanzman ne sont des beaux films. L’abjection, c’est lorsque la volonté d’art, la volonté d’être un artiste, de faire une « belle œuvre artistique » se substitue à la responsabilité démesurée — faite de crainte et de tremblement, de doute et de réelle humilité — de témoigner malgré tout de ce qui nous dépasse entièrement. C’est accepter d’être un « imposteur », baisser la tête de honte en tant qu’humain, plutôt que de se réjouir sur toutes les tribunes médiatiques d’avoir fait un « beau film » 10
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Dans un texte d’André Bazin — aux accents batailliens —, « Morts tous les après-midis », on peut lire (je donne le passage au long) :
« S’il est vrai que pour la conscience, nul instant n’est identique à quelque autre, il en est un sur lequel converge cette différenciation fondamentale : c’est celui de la mort. La mort est pour l’être le moment unique par excellence. C’est par rapport à lui que se définit rétroactivement le temps qualitatif de la vie. Il marque la frontière de la durée consciente et du temps objectif des choses. La mort n’est qu’un instant après un autre, mais c’est le dernier. Sans doute aucun instant vécu n’est identique aux autres, mais les instants peuvent se ressembler comme les feuilles d’un arbre ; d’où vient que leur répétition cinématographique est plus paradoxale en théorie qu’en pratique : nous l’admettons en dépit de sa contradiction ontologique comme une sorte de réplique objective de la mémoire. Mais deux moments de la vie échappent radicalement à cette concession de la conscience : l’acte sexuel et la mort. L’un et l’autre sont à leur manière la négation absolue du temps : l’instant qualitatif à l’état pur. Comme la mort, l’amour se vit et ne se représente pas — ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle la petite mort —, du moins ne se représente pas sans violation de sa nature. Cette violation se nomme obscénité. La représentation de la mort est aussi une obscénité, non plus morale comme dans l’amour, mais métaphysique. On ne meurt pas deux fois. […] On ne connaissait, avant le cinéma, que la profanation des cadavres et le viol des sépultures. Grâce au film, on peut violer aujourd’hui et exposer à volonté le seul de nos biens temporellement inaliénable. Morts sans réquiem, éternels re-morts du cinéma ! 11 . »
En sortant du cinéma, cet après-midi de février, je fus pris d’un léger vertige devant toute l’obscénité de l’opération Polytechnique. Je me souviens avoir commencé à faire des calculs absurdes. Combien de copies de ce film circulaient en ce moment au Québec ? Soixante pensais-je, et sans doute y en avait-il beaucoup plus. Combien de projections par jour : trois, quatre au moins. Cela voulait dire que, à chaque jour, le massacre de Polytechnique se répétait, trois, quatre fois par jour, dans chacune des soixante salles qui présentaient le film. Deux cent quarante fois par jour, ces filles tombaient sous les balles d’un tireur fou. À tous les jours, pendant plusieurs mois, les mêmes images défilaient, les filles tombaient (c’est sans compter qu’elles meurent déjà plusieurs fois dans le film), près de deux mille fois par semaine, huit mille fois par mois, etc. Cette multiplication me faisait frémir (« éternels re-morts du cinéma! ») d’autant plus que, une fois rentré à la maison, je tombais encore une fois sur la bande-annonce du film à la télévision.
Je me suis demandé si les réelles victimes du drame, ces quatorze filles abattues de sang froid, allaient au final sortir indemnes de cette boucherie cinématographique, de cette accumulation de cadavres dans les salles de cinéma du Québec, et maintenant en DVD, dans tous les foyers de la province. Ou s’il n’allait en rester, tout au bout, outre le minois affligé de la Vanasse et la gueule de détraqué de Gaudette, qu’un pâle souvenir en noir et blanc, celui de ces pauvres figurantes, floues, anonymes, muettes, mortes tous les après-midis, qui leur servaient de doublures fantoches, qui sont venues recouvrir ce que ces victimes, ce que cet événement, auraient peut-être pu nous « dire ».
Notes
- Une voix discordante, parmi d’autres, fut celle de Carl Bergeron, dont j’ai admiré l’analyse rigoureuse. Bien que je ne partage pas toutes ses positions, il est un des rares à avoir proposé une véritable lecture en profondeur des procédés idéologiques du film (c’est à-dire l’opération de prise en otage idéologique des spectateurs, qui me concernera moins ici). Voir Carl Bergeron, « [Polytechnique, ou le terrorisme lacrymal québécois-> [url=http://www.quebecoislibre.org/09/090215-12.htm ↩
- Godard aurait dit : « Ce n’est pas du sang, c’est du rouge. » Mais bon. ↩
- L’utilisation du format cinemascope me rappelle la phrase de Fritz Lang dans Le mépris: « C’est bon pour les serpents et les cercueils. » ↩
- Serge Daney, Persévérance, Paris, P.O.L., 1994, p. 37 ↩
- On appréciera sans doute ce mot du scénariste, Jacques Davidts : « En pub, t’apprends à avoir des idées tout le temps et à les vendre. Et en scénarisation, t’apprends que les scénaristes, ça n’existe pas au Québec. Je ne sais pas à quoi ça tient. Peut-être la peur des mots, peut-être le fait qu’il n’y a pas une grande tradition de scénarisation. Chose certaine, les gens ont l’impression que les films s’écrivent tout seuls ou alors qu’ils auraient très bien pu les écrire eux-mêmes. Je regrette, mais scénariser, c’est construire du sens et ce n’est pas donné à tout le monde. » (cité dans Nathalie Petrowski, « Jacques Davidts : 24 mois avec un monstre », La presse, 7 février 2009, [http://moncinema.cyberpresse.ca/nouvelles-et-critiques/entrevues/entrevue/7506-jacques-davidts-24-mois-avec-un-monstre.html->http://moncinema.cyberpresse.ca/nouvelles-et-critiques/entrevues/entrevue/7506-jacques-davidts-24-mois-avec-un-monstre.html.].) ↩
- On peut quand même se demander quelle entorse à la probité morale autorise à la productrice exécutive d’un film de cette importance de s’accorder un aussi grand nombre de gros plans (sur ses jambes rasées, les bas collants qu’elle enfile, son joli minois qui se mire dans le miroir à trois reprises, sur sa démarche assurée dans le spot final pour Bombardier). ↩
- L’argument de Bergeron se résumerait ainsi : en faisant l’économie de la nature pathologique de la lettre (et de Lépine), le « discours » de Lépine traduit un discours anti-féministe qui se retrouve, simplement sur un mode plus « ordinaire », dans la bouche d’autres personnages du film, notamment le « mononcle » auquel se confronte Valérie (Vanassse). En gros, selon Bergeron, Polytechnique est pris en otage (et prend en otage les spectateurs) par un certain discours féministe, qui veut faire de cet événement un exemple parmi d’autres de la « violence faite aux femmes », qui aimerait bien ramener sur la table le « débat homme-femme », au lieu de n’y voir que l’expression d’une psychose, un crime délirant qui n’a au fond que peu avoir avec la société dans laquelle il a eu lieu. Ce serait — et j’extrapole au-delà des idées de Bergeron — comme si on avait voulu faire une lecture sociologique du délire de Valery Fabrikant, le tueur de Concordia, comme s’il s’agissait de l’expression d’un « réel » problème parmi les chercheurs à l’Université, plutôt que du « simple » délire paranoïaque d’un homme. ↩
- On me faisait remarquer que la profondeur de champ extrêmement réduite correspondait parfaitement à l’esthétique dominante employée pour filmer la nourriture à la télévision: le bord du crouton est au foyer mais pas la tomate, le brin de persil mais pas le filet… Il suffit de penser à la Di Stasio, etc.. Un merci à N.R. pour l’observation. ↩
- Jacques Rivette, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961. ↩
- La question serait peut-être de savoir quel aurait été le « bon film » à faire sur Polytechnique. On peut tout d’abord dire que, de la même manière que cela prit trente ans avant de pouvoir faire un « autre » vrai film sur le génocide des juifs d’Europe (Shoah de Claude Lanzman, en 1985, trente ans après Nuit et brouillard de Resnais, en 1955), il aurait peut-être fallu avoir l’humilité de dresser un embargo filmique de quinze ou vingt ans sur ce « thème » après Elephant de Gus Van Sant (le rapprochement était trop facile, l’influence trop notable, le risque de la banalisation et de la redite trop grand, on voit le résultat). Fallait-il alors nécessairement suivre la voie de la fiction ? Il y a eu, il y a plusieurs années, un troublant reportage sur la tuerie de Polytechnique (dans mon souvenir), diffusé sur Télé-Québec, infiniment plus frappant et évocateur que l’opération de Villeneuve-Vanasse. La voie du documentaire (ou du théâtre, comme l’a démontré la pièce Lortie de Pierre Lefebvre) aurait pu être plus viable. Cela aurait au moins évité l’odieux de devoir trouver des stars pour interpréter les rôles principaux. Mais le documentaire n’est pas un bon « véhicule », ni pour un réalisateur ni pour une actrice, et c’est une option qui semble avoir été rejetée pour cette raison-même. Disant cela, on peut alors se demander si, au bout du compte, les intentions des uns et des autres étaient si nobles. ↩
- André Bazin, « Morts tous les après-midis », Cahiers du cinéma, n° 7, décembre 1951. ↩