Le charisme

MÉDIAS ET POLITIQUE : ANALYSE D’UNE « OPINION DE LA RUE »

En période d’élection, la question de l’influence des médias sur les électeurs est toujours présente, bien que sans incarnation tangible qui démontrerait l’exercice explicite de cette influence. Car les médias ne font toujours que dresser la même façade de « l’objectivité », et sans doute l’électeur se considère-t-il lui-même parfaitement « libre » quant à ses opinions. En fait, la question est en elle-même diffuse, car s’il est vrai que les réseaux ne sont l’instrument d’aucun parti, en revanche leur appui à certaines orientations politiques est souvent manifeste. Ces allégeances à des mouvements politiques déterminés, dans les médias supposément « objectifs » ou « indépendants », a sans doute un effet sur « l’opinion publique ». Mais ce n’est pas ce type d’influence que nous voulons observer ici, d’abord parce qu’il paraît vain de vouloir trouver de nos jours une réelle transplantation de l’idéologie dans l’appareil des mass médias. Bien d’autres critères que des idées claires de droite ou de gauche entrent en jeu dans les formules de représentation médiatique qui font ou défont l’image d’un parti ou d’un politicien. L’influence médiatique en faveur d’une position politique donnée est précisément instable, ses racines dans telle ou telle idéologie sont mouvantes. Si un jour les médias américains peuvent faire corps pour soutenir la politique de Bush, la guerre ou le rejet de Kyoto, le lendemain ce sera pour Obama, la paix et l’énergie verte 1 . Si au Canada les médias ont largement adhéré à la montée au pouvoir de Stephen Harper et des Conservateurs, ils feront à un autre moment la même chose pour Michael Ignatieff et les Libéraux. Bref, ce n’est pas (ou n’est plus entièrement) un lien direct à l’idéologie qui structure la représentation médiatique, qui « colore » l’information politique. C’est davantage une suite de scénarios générés par les médias eux-mêmes, et les histoires qu’on y représente sont celles qui peuvent nourrir un spectacle dans une sorte de bulle au-dessus de la réalité, où s’agencent toutes les choses « dans l’air du temps », la mode, les valeurs, les intrigues à suivre tant dans les élections, la publicité et les téléséries.

D’ailleurs, comment la couverture médiatique d’une campagne électorale soutiendrait-elle des « idées », alors qu’elle n’en diffuse pas? Il n’est pas dit qu’à l’intérieur des médias et à leur tête, des penchants idéologiques ne jouent pas un rôle dans le choix des images pouvant aider ou défavoriser un parti. Mais les médias se servent de bien d’autres matériaux que les idées politiques pour construire le récit d’une campagne : intrigues, bourdes, controverses, analyses stratégiques, fluctuation des sondages… Par exemple, lors des débats télévisés des chefs de partis, on voit que les hommes et femmes politiques eux-mêmes peuvent exprimer des idées, mais les médias ne savent qu’en faire, ils reviennent immédiatement aux éléments nourrissant leurs scénarios circulaires, où les images ne parlent que des images. Des « experts » accordent un pointage sur 10 pour la « performance » de chaque chef (on peut être très « performant » en exprimant n’importe quelle idée), on analyse les postures et tons de voix, les « choix stratégiques » (tel chef devait parler ou non de telle chose, selon les pronostics des sondages auprès d’un groupe donné d’électeurs), et surtout on s’applique à décrire les échanges plus intenses, à chercher les « coups portés », dans un langage où l’on pourrait tout aussi bien remplacer les chroniqueurs politiques par des commentateurs de combat extrême.

Les images ne sont pas un miroir placé directement en face de la réalité, le miroir est « en angle », ou sinon carrément retourné vers d’autres images qui s’échangent leur reflet à l’infini. Il en va alors de la mode comme d’un chef politique, les gens adhèrent à des images, des scénarios, des slogans, développant des « opinions » qui permettent de suivre le spectacle et d’y participer (comme on suit la mode au présent, on ne la juge pas, on la juge seulement plus tard quand elle est passée, jusqu’à ce qu’elle revienne). C’est dans cette zone plus floue, où naît la fiction, où la forme du spectacle médiatique impose ses propres exigences, qu’il apparaît plus juste de considérer l’influence des médias. C’est la nuance entre le marketing et la propagande.

Pour reprendre les termes de Kundera dans L’immortalité, nous sommes passés du règne des idéologues à celui des imagologues. Et si les idées des idéologues pouvaient à un moment donné être mises à l’épreuve par la réalité (le réel démontrant que telle idée de gauche ou de droite est tronquée, démentant les fondements du communisme ou du capitalisme…), les images des imagologues, en revanche, ne sont pas contraintes à un retour au réel, un scénario peut se jouer tout seul, sans être réellement attaché à une vérité ou même un point de vue.

Ainsi, dans chaque élection, différents scénarios sont portés à l’écran. L’un parmi d’autres : lors de la dernière élection fédérale au Canada, le personnage Stéphane Dion, chef du Parti libéral, a joué dans le scénario intitulé « manque de charisme ». Ce cas concret nous permet de s’interroger sur le curieux rapport qui se tisse entre les électeurs-téléspectateurs et les médias, à partir d’un échantillon de la fameuse « opinion de la rue » qui agrémente sans cesse les nouvelles.

Dans les derniers jours de la campagne, on dépêche des journalistes sur le coin des rues pour demander aux passants si leur choix est arrêté. Un homme dit : « D’habitude je vote libéral, mais pas cette fois. – Pourquoi? – Parce que Stéphane Dion manque de charisme. »

Pendant des mois, depuis que Dion accéda à la tête de son parti, son « manque de charisme » fut le thème central structurant sa représentation dans les médias. On dit que ces scénarios se déploient « tout seul », sans ancrage clair dans la réalité, mais il faut toujours un moment où cela est « lancé ». En regardant Dion, sa gêne particulière conférant une certaine rigidité peu photogénique, il y avait une image possible à produire. Il n’y a là rien d’absolu, rien d’entièrement fondé dans cette représentation de Dion souffrant d’un grave manque de charisme (et on doute que les monsieurs-madames-tout-le-monde auxquels s’adressent les médias soient davantage « charmés » par la personnalité de Harper), mais c’était un scénario possible à essayer. Une fois que tous les réseaux le relaient, et que c’est le récit politique en cours depuis quelques semaines, tout le monde se questionne sur le charisme de Dion, on fait des sondages, on invite des analystes qui évaluent les chances de Dion d’outrepasser ce handicap… Des mois plus tard, on n’en sait toujours que bien peu sur les visions politiques de Dion, et on oublie qu’on voulait peut-être les connaître, avant qu’on ne commence à suivre la télésérie sur le « manque de charisme ». Quand Dion proposa son projet de « taxe verte », devant servir à financer la lutte aux gaz à effet de serre, jamais son plan ne fut clairement expliqué dans les médias, qui demandèrent plutôt sans cesse si Dion avait des chances de faire avaler « une taxe supplémentaire » à la population, avec par surcroît son « manque de charisme ».

Il faut s’arrêter un instant pour voir l’absurdité de la réponse de l’homme arrêté sur la rue. Il est révélateur qu’il dise voter d’habitude pour les libéraux. Il ne dit même pas que cette allégeance ait pu changer, pour des raisons concrètes. Il donne d’avance la réponse qu’il sait que les médias donneront pour expliquer les faibles résultats de Dion, qu’on annonce déjà depuis le début. Car on peut prévoir que ce soient les médias qui disent après-coup « son message n’a pas passé à cause de son manque de charisme » (message qu’eux-mêmes ne songent pas à laisser passer), mais l’homme ne pense même pas au « message », c’est à cause du manque de charisme en soi qu’il ne votera pas pour Dion.

Nous sommes ainsi en-dehors d’une manipulation idéologique, et plutôt dans un complexe processus de mimétisme réciproque, de circulation de modèles scénaristiques auxquels viennent se mouler tant les représentations médiatiques que l’attitude et la perception des téléspectateurs. La séparation de la réalité politique est double. Non seulement les propos de l’homme reproduisent une idée fournie par les médias, mais de plus cette idée elle-même, « le charisme », est sans rapport avec un programme politique et les compétences de son chef. Le passant ne fait nullement allusion à cette dimension de la politique dans son intervention, peut-être même, qui sait, répondrait-il qu’il adhère en principe au programme libéral, si on le lui demandait, mais ceci ne détermine pas la « position » qu’il est sommé d’adopter devant la caméra. L’impulsion première est plutôt d’aller dans le sens de l’image déjà déployée sur les écrans. Cette réaction n’est pas aussi claire qu’une simple influence de « l’opinion » subie par le téléspectateur. Il semble y avoir une nuance indéfinissable dans la prescription du ton de la réponse, une réponse prompte, prête à sortir, presque comme si elle avait été répétée et qu’on ne venait pas de demander à l’homme d’exprimer sa pensée propre, mais qu’on avait dit « action ».

Cet homme a-t-il été persuadé que Dion manque gravement de charisme et que ceci rend réellement impossible de lui accorder son vote? Le pense-t-il vraiment, au fond de lui-même? Est-il véritablement réfractaire à l’idée de voir Dion Premier ministre? Rien n’est moins sûr. Mais appelé à participer au spectacle, voyant que le scénario en cours est celui du « manque de charisme », son impulsion est de s’inscrire dans sa continuité. C’est la réussite du dispositif imagologique, qui se manifeste dans cette nuance difficilement descriptible où l’on dit « je pense ceci parce que vous avez dit que je le pensais », et non « je pense ceci parce que vous m’avez dit de le penser ».

Qu’est-ce qui détermine d’ailleurs, dans ce procédé de l’opinion de la rue, les interventions qui seront gardées au montage? On se met sur le coin d’une rue passante pour une heure, on enregistre les propos d’une dizaine ou vingtaine de passants qui veulent bien répondre, puis on en garde deux ou trois qui seront insérés dans les nouvelles. Évidemment, tout ce qui peut alors se joindre aux images déjà en place aura priorité. L’image que les médias se sont employés à propager est retournée par l’universel passant, elle peut alors paraître fondée (pas nécessairement dans la réalité, mais comme scénario auquel tous acceptent d’adhérer) lorsqu’elle est chantée par le chœur de « l’opinion de la rue ». Les médias soulignent cette opinion comme « preuve » de la légitimité de leur représentation (« ce n’est pas nous qui le disons », croit-on entendre dire le réseau sous la voix du passant).

Le passant qui répète la ritournelle des médias n’est pas le « citoyen » écrasé par un endoctrinement idéologique. Il est simplement, de bon gré, l’animal qui saute dans le cerceau. Il n’est pas directement contraint d’adopter telle ou telle idée, mais il n’exprime pas plus une opinion politique que celui qui suit la mode n’exprime un jugement esthétique.

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Voir aussi les articles [Mimétisme des êtres humains dans l’environnement télévisuel-> [url=http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article61&var_recherche=mim%E9tisme ]]http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article61&var_recherche=mim%E9tisme][/url], [Les médias et les élections, Partie 1->149] et Partie 2.

Notes

  1. Voir notre article Young Mr. Lincoln : Obama et l’Histoire, S. Galiero, décembre 2008.