Les médias et les élections (II)
La « petite différence » entre les médias
Les dernières élections ont permis de faire un constat inquiétant sur le bloc monolithique que forment l’ensemble des médias. Publics ou privés, indépendants ou rattachés à un conglomérat, ils s’engouffrent tous dans les mêmes mécanismes, le même format, le même langage. Ils suivent tous les mêmes histoires au même moment, dépendent tous du même fil de presse, et finalement, malgré quelques variations sur le ton et la forme, les bulletins de nouvelles sont presque identiques d’un média à l’autre. La campagne électorale ne permît de déceler aucune différence majeure entre Radio-Canada et TVA, entre CBC et CTV, donc entre réseaux publics et privés, pas plus que le citoyen américain ne sera informé différamment selon qu’il regarde l’un ou l’autre de deux réseaux privés comme CNN et Fox. C’est d’ailleurs, sans qu’on n’y pense, ce qui nous permet de dire constamment «les médias», et que l’on sache de quoi l’on parle, même si l’expression recouvre une diversité de médias indépendants les uns des autres.
Il s’agit de ce que Pierre Bourdieu nommait «la petite différence» entre les médias, faisant remarquer la contradiction du marché des médias, censé assurer un contexte démocratique en favorisant l’émergence de la diversité, alors que finalement la concurrence et l’impératif de la vitesse amènent les médias non seulement à s’alimenter aux mêmes sources, mais aussi à se surveiller les uns les autres pour se copier et concevoir la petite différence qui pourrait les faire gravir l’échelle des cotes d’écoute. C’est donc l’homogénéité qui est ainsi produite.
Au fond, c’est comme s’il n’y avait eu qu’un média nous informant durant la campagne. Bien sûr, la situation serait vivement dénoncée, au nom de la démocratie, si dans un autre pays littéralement un seul média était autorisé à couvrir les élections.
Au niveau de l’écrit, même Le devoir, duquel on s’attend habituellement à plus de profondeur, de singularité et de vision éditoriale, ne s’est pas vraiment démarqué, dans l’ensemble, de l’attitude médiatique généralisée face à la campagne électorale. On y trouvait certes des textes plus raffinés, mais bien peu de matière propre à favoriser une participation politique éclairée. Il faut saluer une synthèse des programmes des différents partis, à quelques jours du vote, mais du reste, ce fut, comme les autres : analyse des stratégies, pronostics, focus au jour le jour sur les bons coups des uns et les déboires des autres, et de grands titres creux en première page, tel «Gilles Duceppe est comme un bon vin qui vieillit bien».
Circuit fermé des commentateurs
Dans le décompte des jours menant à des élections, les téléjournaux de tous les réseaux tenaient régulièrement des panels avec quelques invités qui commentent la campagne. Fait à noter, systématiquement, les seuls invités étaient des journalistes, souvent de la presse écrite. Par exemple, Radio-Canada ou CBC forment un panel composé d’un chroniqueur du quotidien Le Devoir, un de The Gazette et un autre du Toronto Star (l’éditorialiste Chantal Hébert est une régulière). Les médias télévisés semblent ainsi élargir la perspective, étendre le rayon des points de vue en intégrant les commentaires plus «réflexifs» de la presse écrite, s’assurant en plus de la diversité des voix représentées : journaux francophones, anglophones, quotidiens sérieux indépendant et populistes à grand tirage. Autrement, ce sont des journalistes vedettes du réseau, des doyens, qui viennent livrer leurs impressions et pronostics en marge des reportages sur la campagne.
Peu importe les invités, et la justesse ou la pertinence occasionnelles de leurs propos, le problème est que les médias ne sortent pas du cercle de la « médiacratie », l’information sur la politique demeure enfermée dans un circuit incestueux. Et si les reportages sur la campagne portent essentiellement sur la stratégie, les commentaires plus «éditoriaux» des invités ne visent au bout du compte qu’un «deuxième degré» sur la stratégie. Jamais, au cours de la campagne, les médias ne semblent avoir songé à inviter des personnes extérieures au monde médiatique (intellectuels ou autres). C’est qu’ils ne songent justement pas à informer sur les enjeux, sinon il serait logique de rechercher les personnes qui dans leur travail, leurs recherches, leurs points de vue, offriraient un éclairage sur les enjeux. Pourquoi serait-ce un journaliste qui est mesure de nous informer le mieux possible sur la réalité des enjeux de l’économie, de l’éducation, de l’environnement, des relations internationales…? D’ailleurs, ils n’en disent rien, mais rapportent ou commentent simplement les quelques mots des politiciens sur ces qestions.
Alors que des élections devraient être l’occasion d’informer le plus adéquatement possible les citoyens sur les grandes questions à partir desquelles ils peuvent orienter leur vote, les médias se contentent d’intensifier leur couverture de la «scène politique». Ils parlent du déroulement de la campagne en tant que telle, et non de ses implications politiques. Alors tout se passe comme si les seuls intervenants habiletés à commenter la politique étaient ceux qui suivent de près la «vie publique».
Sondages et vote stratégique
Les sondages ont pris une place démesurée en politique. Dans une campagne électorale, ces statistiques sont certainement devenues la pire interférence dans le processus démocratique, simulant sans cesse le résultat des élections, forçant les politiciens à s’y ajuster, donnant au citoyen l’impression d’être devant le fait accompli avant même qu’il ait exercé son vote.
Les sondages sont véritablement la drogue des médias en période électorale, ceux-ci les demandent avidement et se les injectent sans retenue. Les données des sondages ne requièrent aucun effort, sont faciles à utiliser et donnent du pouvoir aux réseaux d’information.
Émerge alors la question du vote stratégique. Dès que les résultats des intentions de vote pointent vers une course serrée, les médias autant que le parti qui se sent menacé publicisent l’idée du vote stratégique. C’est ainsi qu’on force la politique vers un système à deux partis, disant aux électeurs qui pourraient voter pour un troisième parti (généralement plus à «gauche») que leur vote est «perdu» s’ils ne se rallient derrière le centre, puisqu’autrement ils concèdent du terrain à la droite. La même idée condamne Ralph Nader aux États-Unis. Il n’est donc plus question pour le citoyen de donner un sens à son geste en votant pour le parti qui représente le mieux ses idées, mais seulement de voter contre le parti qu’il désire le moins voir accéder au pouvoir (et ce en appuyant le parti qui ressemble le plus au parti qu’il craint !). Ce principe est de plus en plus enraciné dans les discours entourant des élections, autant chez les électeurs que les journalistes et les candidats. Pourtant, la question du vote stratégique est pratiquement éliminée si on fait disparaître les sondages.
Au terme des élections, on a vu pour la première fois les médias faire un retour critique sur l’utilisation des sondages, questionner leur pertinence. Toutefois, ce fut parce que le résultat final s’écartait sensiblement de celui qu’on prédisait, ainsi les médias n’ont exprimé qu’une inquiétude passagère quant à la validité des données qui leur étaient fournies par les firmes de sondage, alors que la vraie question est la façon dont les sondages minent le rapport à la politique.
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Lien : [LES MÉDIAS ET LES ÉLECTIONS, 1ère partie->149]