L’image qui marque
À quoi ressemblent les pensées d’une personne qui n’a jamais entendu un mot, jamais vu un visage ? Ce mystère se dresse devant nous à mesure que nous plongeons dans le film Pays du silence et de l’obscurité. L’image et le son pour représenter des gens qui sont privés des sens de la vue et de l’ouie ; la caméra braquée sur des êtres pour qui le cinéma n’existe pas. À l’âge de 29 ans, Werner Herzog tourne ce documentaire sur des personnes sourdes et aveugles, juste à l’aube d’une période de dix ans au cours de laquelle il réalisa ses plus grandes œuvres de fiction : Aguirre, la colère de Dieu (72), L’Énigme de Kaspar Hauser (74), Stroszek (La ballade de Bruno) (76), Woyzeck (79) et Fitzcarraldo (82). Sa version de Nosferatu (78) est aussi digne d’intérêt. Parmi les films précédant cette période, Pays du silence et de l’obscurité est sans doute celui qui présage le mieux l’inspiration, la cohérence absolue et les préoccupations les plus tenaces qui traversent l’œuvre. Ce film dont les occasions de visionnement semblent malheureusement très rares mérite l’attention parce qu’il est en soi un très bon documentaire, mais de plus parce qu’on y voit se cristalliser très nettement le caractère de Herzog, ses moyens d’expression et ses obsessions. Ce sont ses thèmes et son imagerie bien à lui que le cinéaste semble chercher dans la réalité documentée. Le sujet est traité avec rigueur, respect et fascination, mais apparaît aussi comme la matière qu’a trouvée l’artiste pour que s’incarne une vision, pour que cheminent des pensées qu’on verra revenir inlassablement et brillamment dans tous les autres films, en fiction comme en documentaire et dans le constant recoupement des deux.
“Je vois une route…”
Le film s’ouvre sur ces mots de Fini Straubinger, 56 ans, sourde et aveugle depuis l’enfance, à la suite d’une mauvaise chute, et nous voyons une route supportant un ciel chargé de nuages, dans la pulsation lumineuse d’un vieux bout de pellicule, un peu flou, en gros grain noir et blanc. Nous n’avons pas d’explication sur cette image présente à son esprit. S’agit-il d’un souvenir d’enfance, d’un rêve, peut-être même d’un film qu’elle aurait vu il y a très longtemps ? Et l’image qu’on voit dans le film, d’où vient-elle ? Elle semble trouvée, appartenant sans doute à un vieux film des débuts du cinéma. Serait-elle une image marquante pour Herzog lui-même, entrée en lui par l’écran de cinéma ? Ou bien peut-être se rapproche-t-elle seulement d’une image laissée par un moment vécu ? Notre mémoire à tous, voyants, n’est-elle pas d’ailleurs habitée par des images provenant autant du cinéma que de la réalité, qui parfois se confondent et se reflètent ? Une question bien simple que les films de Herzog amènent parfois à se poser est celle-ci : qu’est-ce en fait qu’une image marquante, qui s’imprime dans l’esprit, et pourquoi ? Nous savons du moins que de telles images ont le pouvoir de faire renaître hors du temps des sensations, des sentiments et des pensées avec une étrange insistance.
De quel ordre peut bien être l’existence des images de l’enfance, dans la tête d’une personne qui n’a plus vu depuis 45 ans ?
Quel paysage représenterait-elle si elle était peintre ? Elle parle d’une chute, des rochers, l’eau sombre qui tournoie dans les enclaves du rivage… Étrangement, c’est aussi une image chère à Herzog, d’abord dans Aguirre et qui culminera dans la séquence finale de Fitzcarraldo, alors que le bateau, dont les indigènes ont coupé les amarres afin de respecter un mythe auquel ils ont associé sa venue, est entraîné dans les chutes pendant le sommeil de tout le monde à bord. Aurait-il suggéré cette image à la femme qui nous la décrit ? Peut-être, car mettre ses propres phrases dans la bouche des autres est un procédé qu’il emploie fréquemment dans ses documentaires. Sinon, comme nombre d’autres détails se répétant à travers tous ses films, c’est peut-être pour le cinéaste la coincidence merveilleuse de trouver dans l’imaginaire d’autres personnes des images qui le hantent lui-même, dans une sorte d’inconscient partagé.
Autre correspondance intriguante : l’insertion d’un plan de saut à ski. Ce souvenir des hommes qui volent dans les airs est resté gravé dans la tête de Fini Straubinger, il fait partie des images qu’elle peut retrouver du temps lointain où elle voyait. C’est aussi le sujet d’un film envoûtant et personnel que Herzog réalise deux ans plus tard : The Great Ecstasy of Woodcarver Steiner.
D’ailleurs quand Herzog parle de ses films et de ses expériences personnelles, il est souvent question de ce pouvoir des images qui viennent nous habiter. Il parle de chose qu’il a vues et ne l’ont plus quitté, des moments marquants qu’il a pu tout de suite filmer ou des images qui ont longtemps occupé sa mémoire et qu’il a cherché plus tard à reproduire dans ses films.
Dans Mon ennemi intime (1999), documentaire sur sa relation avec l’acteur Klaus Kinski, décédé en 1991, Herzog commente le plan d’ouverture d’Aguirre, où l’on voit progressivement apparaître l’expédition des conquistadors, accompagnée de centaines d’esclaves indiens, marcher en file le long d’une crête dans les hautes montagnes du Pérou. Kinski contestait le choix de Herzog de ne pas faire un plan large du paysage, avec les ruines de Machu Pichu, comme une carte postale, et avec son visage qui avancerait en gros plan vers la caméra. Herzog était toutefois bien certain qu’il devait cadrer un “détail extatique” du paysage, où “le drame, les passions, tous les pathos des êtres humains” étaient visibles, et que si l’attention n’était pas dirigée sur des visages, “cette image resterait longtemps imprégnée dans la tête des spectateurs”. Lors de cette journée cruciale, Herzog raconte qu’il était impossible de filmer la scène car d’épais nuages voilaient complètement la vision dans les montagnes, puis que soudainement ils se dissipèrent seulement du côté gauche de la crête, où descendaient les marcheurs, points minuscules à l’écran. “Je fus alors convaincu que la grâce de Dieu venait de descendre sur ce film et sur moi, que j’étais témoin d’une chose extraordinaire que je ne reverrais jamais, que j’avais trouvé ma destinée…” L’image qui change une vie. Puis celles qui nous attachent à d’autres êtres : Herzog dit que parfois il a envie de passer son bras autour de Kinski, mais que sans doute il rêve à un tel moment car c’est une image qu’il a vue, dans les archives d’un festival de cinéma aux États-Unis, les montrant tous deux qui rient, qui semblent être amis, Herzog portant sa main à la nuque de Kinski.
“Vous lâchez ma main et c’est comme si mille lieues nous séparaient.”
Fini Straubinger a conservé un usage assez normal de la voix pour s’exprimer devant ceux qui entendent. Elle peut communiquer avec d’autres sourds-aveugles et on peut communiquer avec elle à l’aide d’un langage du toucher, dont l’alphabet et les structures syntaxiques sont dans la main. Toute sa vitalité et sa place dans une communauté repose sur le langage et la connaissance par le toucher. De jeunes garçons qu’elle va visiter dans une institution spécialisée sont entraînés à toucher la bouche et la mâchoire dans l’espoir qu’ils acquièrent la parole même s’ils ne peuvent entendre les mots ni voir les lèvres. Notre lien au monde par les sens, la perturbation, la fermeture ou l’éveil de ceux-ci, est un thème omniprésent dans l’œuvre de Herzog. Le silence soudain qui trouble l’âme au milieu de la jungle. Le bruit de “cette chose” dans le bois qu’entend Woyzeck sans la voir. Le capitaine du bateau à vapeur, dans Fitzcarraldo, ne voit plus très bien, mais il identifie l’embranchement d’une rivière en goûtant l’eau. Dans son récit de voyage Sur le chemin des glaces, Herzog se demande sérieusement s’il ne devient pas fou d’entendre toujours tellement de corneilles et d’en voir si peu 1 .
La mère de l’homme sourd et aveugle à la fin du film dit que son fils ne parle plus depuis longtemps, mais qu’elle l’a déjà entendu dire le mot “neige” alors qu’il mettait sa main dans la neige.
C’est donc par le toucher que tout peut changer pour les sourds et aveugles, qu’ils peuvent sortir de leur isolement, percevoir un monde qui fait sens, connaître de nouvelles sensations. Les sourds et aveugles touchent avec précautions des cactus au jardin botanique; attraction, compréhension, beauté et menace. Le monde soudainement déployé, tel qu’il s’offre au regard neuf de celui qui fut enfermé toute sa vie dans Kaspar Hauser. Nous suivons Fini Straubinger à mesure qu’elle rencontre des gens à qui on n’a jamais tenté d’offir cet “éveil”, complètement coupés de la réalité qui les entoure. Leur potentiel s’est dégradé, on les a placé dans des asiles d’aliénés ou ils ont vécu parmi les animaux.
Un jeune homme de 22 ans, Vladimir, sourd et aveugle, à qui on n’a jamais appris aucune forme de communication, ne sachant pas bien marcher ni manger, est assis en face de la caméra et se frappe plusieurs fois un ballon contre le visage. Il fait des bruits étranges avec sa bouche et se déplace par mouvements saccadés, imprécis, agitant son corps atrophié dans l’espace qu’il ne semble pas en mesure de comprendre. Il aime les vibrations de la radio, d’où il sent qu’il y a “de la vie”, mais nous seuls spectateurs entendons la musique. On se met à voir un assemblage de fonctions physiologiques réduites et répétitives, en surface, et derrière il n’y a que l’opacité d’une vie intérieure énigmatique. Nous ne savons pas comment relier ses expressions, ses gestes et ses bruits à des émotions, des pensées et des intentions. Le début de Kaspar Hauser rappelle cette séquence : Bruno S., incarnant un homme gardé dans un grenier toute sa jeunesse, sans contact avec l’extérieur, est montré dans son corps inapte, masse de chair rivée au sol, tentant maladroitement de faire bouger un cheval de bois.
Dans quelle mesure ce corps malformé et aux gestes sommaires est-il ainsi en raison d’une déficience de naissance plus grave, ou avec le temps par le sous-développement qu’engendre l’absence des liens de la vue et de l’ouïe avec la réalité environnante ? Herzog ne s’étend pas en explications cliniques, mais maintient assez longtemps la caméra sur le pauvre Vladimir. Des images plutôt dures, mais fidèles à la capacité du cinéaste de nous placer devant l’aberration et l’inconcevable. Un regard qui insiste pour aller plus près de la limite de l’humanité dans l’être humain, ou qui se pose sur une altération de la condition humaine, comme dans Les nains aussi ont commencé petits, l’un de ses premiers films.
Il y a chez Herzog une fascination pour l’homme non-socialisé et le seuil de la folie, et cette frontière entre l’humain et la société, comme dans Stroszek, Woyzeck et Kaspar Hauser, ou bien l’homme occidental devant l’hostilité de la forêt amazonienne dans Aguirre et Fitzcarraldo, sert aussi parfois à faire ressortir ce qu’il y a de grotesque, d’absurde ou d’inhumain dans la société bien réglée, dans l’institution, la science, l’être “normal”, le désir de pouvoir… Mise à nue de l’être humain à mi-chemin entre la nature et la culture. Herzog aime aller chercher ce qui déborde ou s’exclut de la civilisation. Le petit singe habillé en costume de général pour la foire, dans Woyzeck, semble pourtant bien sauvage et indomptable. Dans sa folie irrémédiable qui mènera au meurtre, Woyzeck (Kinski) murmure, sans pouvoir terminer sa phrase, “quand la nature prend le dessus…”, et sème la confusion chez un médecin aux compétences douteuses. Puis Woyzeck poursuit : “Quand la nature prend le dessus, le monde devient si sombre qu’il faut s’orienter avec ses mains…”.
Une scène mémorable d’Au pays du silence et de l’obscurité est la visite au jardin zoologique, qui encore une fois fait écho à un thème récurrent dans le cinéma de Herzog : la présence des animaux. Un singe se débat dans les bras de Fini Straubinger, puis soudain agrippe la lentille de la caméra. Une simple anecdote qui pourtant s’inscrit comme une sorte de mise en abîme du film. Notre regard secoué par cet ébranlement de l’image nous rappelle d’un coup la proximité de la caméra auprès des gens filmés. Voici le moment où la mise en scène est excédée et brisée, où la réalité, d’ailleurs une réalité non-humaine, reprend possession du regard, un instant dirigé par cette main de singe. Le singe est l’un des animaux qui reviendra faire des présences significatives dans les films subséquents. Par exemple à la fin d’Aguirre, des petits singes envahissent le radeau jonché de cadavres, Kinski (Aguirre), le seul encore debout, en saisit un dans sa main et le regarde en face tandis qu’il tient un discours sur la nation pure qu’il fondera au cœur de l’Eldorado, en mariant sa fille. Parabole à peine voilée du nazisme, pour laquelle Herzog amène face à face, sur un radeau qui transporte la mort, l’image des origines et l’image d’un des termes insensés de la civilisation. Le rôle que tiennent les animaux dans ses films n’est pas qu’un effet de mise en scène ni une fable simpliste. Subtilement, ils jouent à plusieurs niveaux dans le sens et la démarche de création de l’œuvre : potentiel symbolique, élément partiellement insoumis à la direction du réalisateur, différences et ressemblances avec les humains, point de vue muet sur leurs activités, bref, ils apparaissent autant pour l’intérêt qu’ils offrent en eux-mêmes que comme miroir, comparaison, catalyseurs des dimensions humaines qui ressortent à leur contact.
Aguirre montre à sa fille “un petit animal qui dort toute sa vie”, induisant ainsi une correspondance aux mythes de certains Indiens de l’Amazone qui croient que la vie est un rêve. Le cheval abandonné sur la rive a une présence quasi onirique, avec sa parure d’étoffe bleue, sa tête émergeant de la végétation impénétrable. Herzog introduit souvent les animaux en transgressant la ligne qui les distingue des humains, en leur faisant jouer nos rôles. L’oiseau qui parle (Stroszek), le cheval qui sait compter (Woyzeck), le cheval à qui les domestiques font boire du champagne, le poisson qui avale de l’argent et le porc qui semble écouter l’opéra sortant du gramophone (Fitzcarraldo). Avec l’oiseau qui parle, on pourrait croire que Herzog se moque de nous, puisque le son semble vraiment ajouté au montage. Au contraire, il a justement choisi de faire parler cette espèce d’oiseau en particulier, car sa voix est très insolite, elle possède une texture de bande magnétique et on croirait effectivement qu’il s’agit d’un enregistrement. Fitzcarraldo lance un bébé léopard sur le lit et attire sa maîtresse avec lui dans un hamac. Alors qu’on entend les rires des deux amants hors champ, de ses grands yeux vitreux le petit léopard scrute l’objectif de la caméra toute proche.
La brillante fin de Stroszek contient l’un des plus étranges moments avec les animaux, à la fois drôle, ridicule, captivant et angoissant. Une succession de plans fixes et répétés montre des poules, des lapins et des canards dans des cages vitrées, aménagées comme des petits théâtres dans lesquels on glisse une pièce pour enclencher le spectacle. Une poule joue du piano avec son bec, une autre danse sans arrêt, tandis qu’un lapin monté sur un camion de pompier en active la sirène et qu’un canard bat le rythme au tambour. Comment Herzog a-t-il déniché une telle curiosité ? Aurait-il pu l’orchestrer lui-même ? La vérité, c’est qu’il avait réellement découvert ce numéro inusité dans un parc d’amusement. Ce parc n’était cependant pas en opération au moment d’y tourner la scène, ce qui forca Herzog à faire entraîner des animaux pendant un mois afin de faire revivre le spectacle. Encore une fois, une simple anecdote de tournage qui pourtant reflète tout le cinéma de Herzog, entre la vision donnée par la réalité et la mise en scène qui ne connaît point de limite pour arriver à ses fins. Herzog a dit de ces images : “il y avait une tension sur le plateau car toute l’équipe détestait cette scène. Il fallait que je la fasse car je savais que c’était une puissante métaphore, sans savoir de quoi exactement”.
Théâtre en boucle, dans lequel les mêmes gestes automatiques ou appris se répètent, l’intention en est absente, mais tout fonctionne, les animaux exécutent sans faille leur petit numéro bien que l’ensemble soit cacophonique. Pendant ce temps Bruno S., désespéré, comdamné par la chaîne des événements et perdu au fond d’une Amérique qui n’a rempli aucune de ses promesses, se laisse aussi aller dans une boucle, comme assis pour l’éternité dans le téléphérique qui monte, redescend, puis remonte la petite montagne… Finalement livré à son destin, à l’éternel retour, “Is this really me“ est inscrit sur un panneau derrière son siège, pour Bruno qui parlait de lui-même à la troisième personne : “Bruno dit ceci, Bruno pense cela…”. En bas dans un stationnement, son camion volé, laissé en marche, fait des cercles jusqu’à ce que le moteur prenne feu, devant un Amérindien costumé qui se tient là pour les touristes. Des policiers amérindiens arrivent sur les lieux. On revient aux poules qui dansent et jouent du piano. C’est tout ce que Bruno possédait, le piano qu’il a laissé en Allemagne, sur lequel il savait s’exprimer et se sentait libre, aussi sur lequel on le fit monter pour le battre et l’humilier.
La beauté qui arrive lentement
Les images dans les films de Herzog sont empreintes de cette “beauté qui arrive lentement” 2 , des images qui grandissent sous le regard comme des métaphores trouvées dans la réalité. Malgré la théâtralité de Woyzeck, et le charme du spectaculaire et de la démesure de Fitzcarraldo, les films de Herzog sont denses et sobres, ne signalent rien en grosses lettres, ils captivent sans se livrer en entier au premier regard.
Avec un film comme Pays du silence…, nous voyons Herzog dans une situation documentaire, inspiré par les thèmes qu’il développera dans ses films de fiction. Il faut aussi voir que la force de ses films de fiction repose en partie sur l’inclusion d’une dimension documentaire dans leur processus de création, sur le travail qu’une portion de réalité vient y faire, que Herzog cherche, appelle, et avec laquelle il compose ou entre en lutte. Aguirre et Fitzcarraldo sont des films nés d’expéditions ambitieuses et presque insensées au milieu de l’Amazonie. Avec un budget de 370 000$, il a dû pour Aguirre faire transporter tout l’équipement nécessaire au milieu des montagnes, se mesurer aux violentes crues de la rivière, gérer 450 figurants autochtones et contrôler Klaus Kinski qui empoisonne l’atmosphère de travail avec son besoin d’attention, ses violentes colères et ses menaces de quitter le tournage. Dans Fitzcarraldo, que Herzog a mis quatre ans à compléter, les scènes du bateau à vapeur tiré au sommet d’une colline et plus tard lancé dans les chutes bouillonnantes ne sont pas des trucages de studio, il s’est bel et bien engagé dans l’entreprise, même si l’ingénieur qu’il avait engagé l’a laissé tomber en cours de route. Il y a entraîné encore une fois un large groupe d’autochtones, sans pouvoir les payer mais en échange d’une aide juridique à la prise de possession légale de leurs terres. Bruno S., qui tient le premier rôle dans Stroszek et Kaspar Hauser, n’est pas un acteur. Il passa la majeure partie de sa vie enfermé dans des institutions diverses, sans éducation. Il jouait de la musique dans une rue de Berlin quand il rencontra Herzog. Il est difficile de discerner s’il a des talents d’acteur ou s’il est simplement toujours lui-même, mais sa présence à la caméra est sans cesse immédiate et engageante, comme si le ton ne pouvait jamais sonner faux, le jeu jamais n’être parfaitement conscient de lui-même, sur cette ligne fine entre la véritable personne et le personnage de film. On perçoit chez lui une intelligence certaine, même si elle s’exprime à travers des défauts de langage et des gestes inhabituels. Herzog voulait travailler avec Bruno car il voyait chez lui une sorte de “magnificence”, lui venant de ce qui était resté intouché en lui, de ce que toutes les oppressions n’avaient pu atteindre. De plus l’histoire de Bruno fut chaque fois reflétée dans l’histoire écrite par Herzog : être pris dans des cycles, dans une vie qui se répète en boucle, le retour à la société, le regard nouveau sur un pays étranger, le modelage de l’identité par les institutions, la musique… Certaines scènes de Stroszek, dont on assume qu’elles ont été écrites par Herzog, furent en fait des moments où il donna à Bruno toute la liberté de parler de lui-même, de sa vie. Pendant le tournage de Kaspar Hauser, Herzog a dû coucher dans la chambre de Bruno, l’œil alerte, car il essayait toujours de s’enfuire par la fenêtre, simplement par habitude de s’enfuire d’une chambre où on l’avait placé. Comme avec Kinski, encore une fois l’alter ego veut s’échapper du film. Finalement, avec son salaire Bruno s’est acheté un piano. Il est aussi celui qui s’accroche, persiste et endure, comme Fini Straubinger, Fitzcarraldo et Herzog lui-même. Dans Stroszek, après s’être fait tabassé, Bruno va dans un hôpital voir un médecin qu’il connaît. Il lui dit qu’il est déprimé, qu’il ne se sent pas capable de se défendre. Le médecin l’amène dans la pouponnière, il prend les mains d’un bébé né prématurément. Il ne fait que tendre les doigts et le bébé s’y accroche de toutes ses forces, soulevé dans les airs. À peine arrivé au monde, et déjà le réflexe et la force de s’accrocher.
Bruno n’est pas la seule “personne réelle” dans Stroszek. À part Eva Mattes dans le rôle de la prostituée qui se nomme aussi Eva, il n’y a pratiquement pas d’acteurs professionnels. Le casting semble si parfait pour les deux proxénètes violents qui terrorisent Bruno et Eva, et c’est justement parce que ce ne sont pas des acteurs, Herzog est allé cherché deux vrais gangsters dans le red light de Berlin.
“Pas des faits, mais la vérité. La plupart des documentaires ne s’intéressent qu’aux faits“, a déjà dit Herzog. Son approche du cinéma documentaire, illustrée dans Pays du silence et de l’obscurité et d’autres grands films, dont Fata Morgana et Les Bergers du soleil, conserve à sa base un cadre traditionnel, sans écarts de style ni tape-à-l’œil. Mais il est aux antipodes du “cinéma vérité”. La réalité y prend toute sa force en devenant ultimement le reflet de l’imaginaire de l’auteur. Attentif à la nature, à l’espace dans lequel il filme les gens, il n’hésite pas non plus à faire passer une idée ou un sentiment par des intertitres, une narration fortement impliquée ou une musique qui soulève et parfois détonne radicalement, telle la magnifique ouverture des Bergers du soleil, alors qu’il fait flotter Ave Maria sur les visages colorés et androgynes des Wodaabe du Sahara ; pure beauté plastique, dépaysement et collision culturelle, avant que nous soit donné le moindre repère sur le contexte de cette image. Le film Leçons des ténèbres incarne quant à lui une autre forme documentaire plus proche d’une pure “vision”, d’un paysage à la fois bien réel et totalement halluciné, faisant de la dévastation des feux de pétrole après la Guerre du Golfe l’image d’une autre planète, d’un récit apocalyptique où les quelques interventions humaines sont absurdes (des ouvriers rallument un feu qu’ils ont éteint) ou tragiques (au Koweit, une femme a perdu ses fils, torturés aux mains des troupes irakiennes).
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Qu’est-ce que “L’obscurité profonde qui devient lumière”, et ce terrible “rugissement du silence” 3 ? Peut-être ne le sait-on que dans l’espace de la véritable solitude, qu’on n’atteint qu’au terme d’une éprouvante ascension, ou d’une chute vertigineuse, au plus près du centre de l’être. “Chaque homme est un abîme”, dit Woyzek, “juste d’y plonger le regard est étourdissant”. Mais même dans la tête des sourds et aveugles, il y a constamment des sons et des visions, ce n’est jamais totalement le silence ni l’obscurité, ce qui serait d’ailleurs un réel repos pour eux. Il reste toujours en chacun le cinéma de l’intérieur, “l’obscurité qui devient lumière”.
Notes
- Werner Herzog, Sur le chemin des glaces, p. 61, 1978. (Éditions Payot et Rivages, 1996). ↩
- Nietzsche, Humain, trop humain I, aphorisme # 149. ↩
- Werner Herzog, Sur le chemin des glaces, p.57, et début du film L’Énigme de Kaspar Hauser.* Les commentaires de Herzog sur Stroszek sont tirés de la nouvelle édition DVD du film. ↩