FNC 2017

L’HÉROÏQUE LANDE

de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

UN FILM PRIMITIF ?

Faire politiquement des films : mettre politiquement en cause, ou même en crise, les conditions de production, les systèmes d’écriture des films. Par exemple : sans financement et sans producteur, simplement muni d’une petite caméra et parfois accompagné d’un ami pour le son, un couple part, une année durant, à la rencontre d’un monde qui refuse obstinément de se laisser domestiquer afin d’en faire un monde de cinéma – lui qui par ailleurs n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il parvient à domestiquer la vie sous toutes ces formes. Refuser cette efficacité, c’est donc courir le risque de filmer à la limite de l’impossible, oser ne rien cacher de cette difficulté à filmer sans rien contrôler, ou presque, au risque que la suture partout se déchire, comme ce vent indomptable qui surgira momentanément tout au long du film, cri joyeux d’une Jungle en fête qui fera danser les toiles qui en abritent les habitants, ou cri de colère qui les fera violemment claquer jusqu’à en saturer l’espace sonore. L’Héroïque Lande a bel et bien quelque chose d’un film primitif, comme par ailleurs le laissait présager le titre qui accompagnait l’un de ses montages préliminaires, Le gai savoir, qui nous renvoyait nécessairement au film de Jean-Luc Godard du même titre, et où celui-ci nous conviait à la nécessité d’un retour au zéro originel afin d’inaugurer un tout nouveau rapport aux images.

Elle et Lui: - On va repartir à zéro. - Non, avant de repartir, il faut y aller. On va retourner à zéro. - Et une fois qu’on y sera ? - Bein, on regarde autour : voir s’il y a des traces… - Au fond oui, on va voir ce qui reste.

- Le gai savoir (Jean-Luc Godard, 1968)

Quelle forme pourrait prendre ici ce retour qui, au-delà de son apparente simplicité, nous rapprocherait de quelque chose comme d’une qualité première de l’art cinématographique? Par exemple : réapprendre à accueillir le visage de celui qui parle, à en restituer la beauté tout en rendant visible les traces de cette odyssée dont il nous fait le récit. Pour qu’en chaque visage se dessine le lieu d’une rencontre et d’une reconnaissance.

À PAS DE LOUP

Hiver 2016. La nuit tombe sur la Jungle de Calais et la caméra, comme si elle venait tout juste de franchir la grille barbelée qui longe la cité, se fait encore furtive, secrète. Des silhouettes obscures se dessinent au loin, quelque chose s’organise, le centre de la ville naissante s’anime alors qu’en périphérie un petit groupe, à peine visible derrière un amoncellement de branches touffues, s’échauffe autour d’un feu de camp crépitant au rythme des guitares. Surgit alors un cri -  impossible de savoir en quelle provenance exactement – un obstiné et décisif « no camera ! » qui nous confronte aussitôt à l’obscurité et à l’ambiguïté de notre regard buissonnier. S’ensuit un plan frontal et rapproché du jeune Zeid – l’un de ceux dont nous partagerons en parti le parcours – et son regard, ici libre de toutes contraintes, par une série d’adresses à la caméra, croise à plusieurs reprises le nôtre, s’en détourne un instant avant de s’y arrêter plus longuement, comme pour l’apprivoiser, l’accueillir. Un programme se dessine : impossible de se faire témoin sans d’abord témoigner de sa propre présence, c’est-à-dire s’assurer avant toute chose de sa propre visibilité. La mise en scène des regards orchestrée par Klotz et Perceval, confrontation répétée entre regardants et regardés, est la garantie nécessaire d’une position qui nous élève au-delà du pur voyeurisme journalistique. Franchir la clôture ne suffit en rien. Entre les corps doit s’établir la proximité d’une rencontre, d’une épreuve partagée. Corps filmé, corps filmant, corps spectateur : tous nous sommes pris à partie.

NAISSANCE D’UNE NATION

Pour se faire témoin, il faut savoir mettre le temps de son côté. Mais les personnages de L’Héroïque Lande, à la fois furtifs et d’une indomptable vivacité, sont pour la plupart dans l’espoir d’une fuite : à tout moment ils peuvent et souhaitent disparaître de cette « scène de tous les possibles » depuis laquelle Klotz et Perceval ont entrepris de déployer leur regard. C’est que la Jungle est pour la majorité des migrants une terre de transit : ils visent l’Angleterre. Le temps presse, l’hiver est froid, les économies s’amenuisent, la menace policière gronde de toutes parts alors que la destruction de la cité se fait de plus en plus éminente. Nuits après nuits, ils tenteront leur chance en usant de tous les stratagèmes pour traverser la frontière, au risque chaque fois de se faire embarquer, gazer ou humilier. Certains en sont à leur trentième ou leur quarantième tentative, d’autres ont cessé depuis longtemps de compter car ça ne compte plus : on ne veut pas de nous ici, il faut partir. Oui, plutôt partir que d’être ici réduit à des victimes à la charge de la France. Et pourtant, à chaque tombée du jour, le cœur de la cité s’éveille de sa vie propre et se met à vibrer comme jamais. Car même si le film est parsemé de témoignages parfois d’une très grande dureté (violences et emprisonnements en Libye, traques en Afghanistan), c’est avant tout à une sismographie des pulsations multiples de cette nation naissante que les cinéastes ont choisi de donner forme, produisant ainsi un portrait kaléidoscopique de l’énergie foisonnante qui émerge des terres encore boueuses de la Jungle.

Au coeur de cette effervescence, ce n’est donc que petit à petit, par la prédominance graduelle de certaines apparitions, que se dessineront les figures centrales de cette épopée d’un peu plus de trois heures et demie, où une pluralité inouïe de groupes ethniques, par et au-delà de leur différence, s’unissent et s’organisent autour de rituels, de joutes sportives, de feux de camp, de soirée de chant et de danse – impossible ici d’oublier le visage à la fois fragile et extasié de la jeune Almaz qui, sous l’impulsion de la musique et de la danse, brille d’un feu propre à conjurer toutes misères passées et à venir. Ainsi, si les cinéastes en viennent pas à pas à concentrer leur regard du côté d’Almaz, Zeid, Dawitt et de quelques autres, c’est que du temps a passé et que ce temps a permis à des liens plus profonds de s’établir, mais aussi parce que l’aspiration infiniment tenace de ce petit groupe à quitter la Jungle ne s’est pas encore réalisée. Ce qu’alors le film, dans sa deuxième moitié, rendra de plus en plus palpable et troublant, c’est que sur cette terre où chaque jour un monde nouveau cherche à s’inventer, rien ne laisse indiquer que le désespoir qui les guette ne pourrait avoir raison d’eux.

Je ne sais pas comment faire, mais je ne décourage pas.
L’Angleterre est mon seul espoir, ma seule issue.
Je dois garder mon courage, je n’ai pas le choix.
L’incertitude domine, de toutes façons, je continue.

- Maeregue Awede 

FUCK ENGLAND !

Été 2016. La démolition de la zone sud de la Jungle est terminée et la majeure partie des migrants ont déménagé dans la zone nord qui ne cesse de se condenser et de s’intensifier. L’heure de son anéantissement est imminente. Après des mois de tentatives avortés, Zeid est finalement parvenu à franchir la frontière :

Rain ! Rain ! Rain ! Problem with the government ! Really ! Fuck England ! I don’t like it ! (…) I want to go back to France, go back to Jungle ! I miss Jungle !
- Zeid (quelques temps après son arrivée à Glasgow)

Ainsi, l’espoir ardent de Zeid, tout comme celui de sa sœur Almaz qui l’a rejoint en Angleterre, s’avèrera hautement déçu. Comme si l’étanchéité des frontières ne faisait qu’intensifier l’espoir d’un ailleurs qui en lui-même se révèle sans espoir, car là-bas comme ici ou partout ailleurs, l’accueil ou la frontière ne sont que les apparats plus ou moins fidèles d’un piège ou d’une prison. En résulte un réseau en apparence clos mais qui pourtant ne cesse de faire émerger du sens. Aussi ténu puisse paraître le hors champ à atteindre, c’est la puissante radicalité de son appel qui renouvelle sans cesse la mise en mouvement des corps. Porteur de cet éthos qui ailleurs pourrait sembler en voie de disparition, celui qui nous rappelle qu’il n’y a pas plus grande mise en danger pour la vie que celle de l’inertie, les migrants, lorsqu’ils ne sont pas littéralement écrasés par les forces coercitives qui sans relâche les assaillent, deviennent par leurs parcours épiques tissés de rencontres, d’épreuves et de partages, les porteurs de nouvelles formes de sociabilités et de savoirs absolument singuliers. Voilà ce qui partout gronde sous L’Héroïque Lande: une multiplicité de récits propres à révéler de l’intérieur cette profonde injustice de notre monde et face à laquelle, à chaque jour, ses héros choisissent de se dresser. Et s’il n’y a d’héroïque que ce qui accède au récit, force alors est de constater que la plupart des héros modernes ne sont probablement que des oubliés qui jamais n’accèderont à ce statut. Et c’est là tout le travail de Klotz et de Perceval qui -  en sauvant Almaz, Zeid, Dawitt et quelques autres de l’oubli, en offrant à leur parole un espace pour se faire entendre, nous rappellent que les vrais héros peuvent aussi avoir un visage. Pour le reste, ne suffira que d’un petit effort d’imagination pour pressentir que ces quelques héros qui parcourent L’Héroïque Lande ne sont pas que quelques uns, et qu’il s’en suffit peut-être de peu pour que ceux-ci ne donnent forme durable à ce à quoi le titre nous renvoie.



Séances FNC: lundi 9 octobre 19h (Quartier Latin) et samedi 14 octobre 19h15 (Cinémathèque)
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