World Trade Center, Jean-Paul II, l’assassin de John Lennon

Les eeconstitutions, entre le réel rentable et le manque d’imagination

Voir aussi : 1ère partie [Les imitateurs->190] / 2e partie [La culture du faux->205]

Ce texte est le troisième d’une série d’articles interrogeant un phénomène qui monte en force depuis quelques années : la reconstitution fictive de l’Histoire récente, des événements déjà médiatisés et des personnages publics marquants, qu’ils soient récemment disparus ou toujours parmi nous (et qui se tiennent alors aux côtés des acteurs qui les « imitent » lors des soirées de première). Toute réalité jugée significative est incessamment sujette à sa résurrection immédiate dans l’artifice, un immense musée de cire qui avale l’Histoire à mesure qu’elle se déroule, dans des formes souvent simplificatrices et qui marquent, en revanche, une disqualification du documentaire comme forme cinématographique pertinente à la représentation des événements et des personnes réels. Répétons que cette série d’article n’est pas une charge contre la fiction, puisqu’au fond, le formatage du réel dont il est question, à des fins souvent purement mercantiles, est tout autant une simplification de la fiction, la réduisant à rejouer les événements du monde avec des techniques faussement réalistes et appauvrissant le rôle de l’imagination.

Il faut dire aussi que les reconstitutions, mettant de l’avant le jeu mimétique des acteurs, demande doublement au spectateur, par rapport à tout autre genre de fiction, de s’abandonner à la “réalité” de l’image. On nous demande de substituer immédiatement, sans résistance, l’acteur à la vraie personne. Mais justement, on peut refuser, ou être incapable de franchir la façade de l’artifice, quand des images de la vraie personne sont abondantes et si familières, si présentes dans nos esprits. Ainsi, de toute évidence, Roy Dupuis demeure l’acteur Roy Dupuis, il n’est pas Maurice Richard, et Jon Voight demeure Jon Voight imitant le Pape, sans qu’on voit par quel raccourci de la raison on se mettrait à voir le Pape. Il y a quelque chose d’extrêmement enfantin dans ce constant doublage des figures publiques.

Puisque récemment la rafale des productions de ce genre n’a fait que s’amplifier, poursuivons donc brièvement la réflexion. À la fin du deuxième texte, nous demandions avec sarcasme quelle serait la suite, après les caricatures de Maurice Richard, René Lévesque, Félix Leclerc et cie. Un film sur la tuerie de la Polytechnique ? La crise d’Oka ? Ou sur tous les grands joueurs de hockey ? C’était sans se douter que dans les semaines suivantes, on annoncerait que le cinéaste québécois Denis Villeneuve préparait un film sur la tragédie de la Polytechnique. Puis, au cours des derniers mois, les reconstitutions n’ont cessé de se multiplier. Il fallut peu de temps après la mort du Pape pour voir arriver au moins trois téléfilms sur sa vie, avec des acteurs qui reproduisent grossièrement ses mimiques (il existe pourtant une quantité astronomique d’images avec le « vrai Pape »). Ont aussi défilé une reconstitution de « La série du siècle » entre les équipes de hockey du Canada et de l’URSS en 1972, un téléfilm sur Louise Arbour, la pré-production d’un film sur Roméo Dallaire, un autre sur l’assassin de John Lennon, puis United 93, Un dimanche à Kigali, le World Trade Center d’Oliver Stone, etc.

Jon Voight est Jean-Paul II

Sur WTC, on peut se permettre d’émettre des questions tout à fait objectives sur les motivations et la raison d’être du projet, en laissant de côté toute discussion «cinématographique», car trouver que le film est «réussi» ou «raté» n’est nullement l’enjeu. Quelle est la nature de l’entreprise : s’agit-il d’une reconstitution de l’horreur dans les moindres détails, à force d’ingéniosité technique et d’émotions fortes en gros plan, pour nous donner des frissons que les images télévisuelles diffusées à répétition n’auraient pu nous offrir ? Ou le film est-il animé d’une quelconque vision pénétrante du sens de l’événement et de l’Histoire ? Et quel événement ? Quelle Histoire ? Comment fait-on un film, à peine cinq ans plus tard, sur un événement qui demeure inexpliqué sur de nombreux points, voilé par le secret sur de multiples contradictions des faits, soumis à une gigantesque manipulation de l’information 1 ? Certains documentaires ont justement déjà assumé le rôle de poser ces questions. Alors le plus commode pour un film est certes d’évacuer toutes les questions, pour se concentrer sur « la réalité humaine » et « le drame du moment ». Justement, dans sa campagne de promotion pour WTC, Stone ne cesse de répéter qu’il n’y a aucune dimension politique dans son film, et qu’il s’est concentré sur « le vécu humain ». Mais il faut le voir, dit-il, car « là est l’origine du moment historique que nous vivons ». Sans la dimension politique, ne manque-t-il pas un morceau important à ce « moment historique »? Et l’intention explicite de mettre l’emphase sur le drame (musique pompeuse à l’appui), pour un événement aussi complexe et déterminant, ne s’approche-t-elle pas dangereusement du mélodrame, donc d’une forme qui se passe du raisonnement au profit d’une débâcle des sentiments?

Cage et Stone sur le plateau de WTC

La nature du projet était d’ailleurs tout autre pour JFK. Réalisé près de trente ans après l’événement, on en comprenait mieux la motivation, le temps de réflexion, la disponibilité de la matière et la volonté d’activer les consciences, ce qui permit à ce film, quoi qu’on en pense, d’avoir une certaine importance sociale. Tout est beaucoup plus douteux pour WTC. Sans en faire un débat moral, on ne peut non plus ignorer que le film s’est fait contre la volonté de plusieurs familles des victimes, qui accusent le cinéaste de faire de l’argent avec la tragédie, et que pour obtenir l’histoire de ses personnages principaux, Oliver Stone a versé 200 000$ à chacun des deux hommes concernés.

Mais la prétendue vision d’auteur est immanquablement la caution artistique ou intellectuelle des reconstitutions, ou bien l’importance de voir le film est simplement justifiée par l’importance de son sujet. Il en est ainsi chaque fois qu’on s’attaque à des réalités complexes pour les empaqueter dans le style en vogue et renchérir sur l’émotion du vécu, que ce soit le grand déploiement hollywoodien ou la facture lisse et légère des téléséries.

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Réalisant le téléfilm simpliste sur Louise Arbour et son travail au tribunal de l’ex-Yougoslavie, le cinéaste Charles Binamé déclarait sur les ondes de Radio-Canada qu’il abordait ainsi une « nouvelle dimension de son travail », qu’il désirait maintenant pouvoir « faire sa part pour l’humanité », « s’exprimer contre les injustices », enfin, l’habituel discours humaniste dont se drapent les créateurs médiocres mais sensibles. Pourtant, Binamé n’a exécuté qu’une commande de téléfilm standardisé, dans lequel les questions et les zones d’ombre d’une situation extrêmement complexe (et déjà mal éclairée par les médias) furent réduites à quelques fragments de surface, pour mieux faire place au portrait stéréotypé d’une « femme d’action ». Du reste, dans la réalité, le travail et les positions d’Arbour, ainsi que sa compréhension de toute la complexité et des nuances du conflit sont à certains égards très discutables. Elle fut d’ailleurs assez éloquemment critiquée par certains juristes et d’autres spécialistes des questions de l’ex-Yougoslavie, mais évidemment, dans un téléfilm canadien ne visant que l’apologie sommaire d’une « canadienne illustre », il n’y a pas de place pour la réserve critique, ni pour toute autre difficulté dans la lecture de l’Histoire.

Roméo Dallaire et son double

Il y eut des documentaires sur le Général Roméo Dallaire et sa terrible expérience lors du génocide au Rwanda, et surtout son propre livre, J’ai serré la main du diable. Mais il semble que ces représentations de la réalité ne suffisaient pas, alors on en fera maintenant un film. Et « un film » ne veut pas dire bien sûr un documentaire, mais une « reconstitution ». Ainsi c’est avec un acteur qui prétend vivre les mêmes tourments, des figurants rwandais qui rejouent leur drame, des litres de faux sang et toute la machine de marketing nécessaire (le « making of » sera sûrement diffusé à la télévision) qu’on dira désormais qu’il y a « un film sur le Général Dallaire ». C’est Roy Dupuis qui, à peine sorti de la peau du hockeyeur Maurice Richard, entrera dans celle du militaire Roméo Dallaire.

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En 1989, un jeune homme détraqué par sa haine des « féministes » entre dans une salle de cours de la Polytechnique de Montréal avec une arme semi-automatique, ordonne aux hommes de s’écarter et abat 14 femmes, en blesse plusieurs autres et s’enlève la vie après le carnage. Le jeune cinéaste Denis Villeneuve avait dit récemment qu’il reconnaissait une faiblesse scénaristique dans ses premiers films, un « manque de contenu ». On apprenait ensuite que son prochain scénario revisitait la tragédie de la Polytechnique. Il est tout de même curieux, que sur le coup d’une auto-critique sur le manque de « contenu », un cinéaste se tourne immédiatement vers la reconstitution d’un événement déjà bien en vue dans l’actualité. On ferait acte de mauvaise foi en doutant d’avance de la légitimité ou de la qualité d’un simple projet annoncé, mais il n’y a qu’une marge étroite et exigeante dans laquelle le traitement fictif d’une telle réalité peut s’inscrire dans un projet cinématographique valable, à l’instar peut-être d’Elephant, de Gus Van Sant, même si ce film peut laisser perplexe. Autrement, on risque le pseudo-réalisme de l’émotion vécue, la facture dramatique faussement documentaire, qui pourra capitaliser médiatiquement sur la marque profonde laissée par cette tragédie dans la conscience de la société québécoise. Et bien sûr on annoncera néanmoins les thèmes « d’auteur », sur les rapports troubles entre les sexes, la violence envers les femmes, la folie, peut-être même la fameuse « détresse des hommes qui ont perdu leurs repères »…

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Il existe des heures et des heures d’images d’archives de John Lennon. Des documentaires fascinants et très bien montés en firent d’ailleurs un usage judicieux, des films qu’on pouvait justement voir l’an passé sur diverses chaînes, lors du 25e anniversaire de sa mort. Mais pour certains, le vrai John Lennon sur pellicule ne suffit pas, n’épuise pas son propre sujet. Nous l’avons vu sur scène, en studio, dans la rue, chez lui, avec ses enfants, au lit avec sa femme… Mais sa mort ne fut pas filmée. Un film, non sur sa vie, mais sur son assassin Mark David Chapman est présentement en post-production. Le film s’intitule Chapter 27, produit par la compagnie canadienne Peace Arch et mettant en vedette Jared Leto dans le rôle de Chapman. Yoko Ono s’est opposée au projet et elle s’est indignée de la reconstitution de la scène fatidique sur le trottoir en face de leur appartement new yorkais. 25 ans plus tard, elle est forcée de voir la simulation du meurtre de son mari en rentrant chez elle. Malgré ses protestations, elle n’a pu empêcher le tournage, les producteurs n’ayant eu qu’à obtenir l’autorisation de la ville pour filmer sur le trottoir en face du Dakota Building, l’endroit où Chapman a mis fin aux jours de Lennon après lui avoir demandé un autographe. Yoko Ono et Paul McCartney ont maintenant lancé un appel pour le boycott du film.

Le réseau CBC diffusait cet hiver une mini-série sur la célèbre « Série du siècle », opposant le Canada à l’URSS en 1972, où bien que difficilement victorieux, les Canadiens découvraient avec stupeur le hockey différent et de haut niveau que pratiquaient les Soviétiques. La série s’apparente avant tout à un fantasme de reconstitution des années 70, avec coupes de cheveux, trame sonore et autres détails constamment mis à l’avant-plan. Comme à l’habitude dans les fictions télévisuelles sur le sport, les scènes de hockey sont bâclées, mais filmées avec une caméra nerveuse, pour donner l’illusion de l’action et de la vitesse, puisque ces scènes fictives de hockey ne peuvent jamais reproduire le jeu des athlètes professionnels (revoyez les minables scènes de match de la série Lance et compte !). Et que dire de ce délire de casting, pour trouver les acteurs qui interprèteront chacun des joueurs bien connus. Évidemment, dans ce genre de scénario, puisqu’on connaît déjà la fin de l’histoire et ce qui s’est déroulé sur la patinoire, il importe surtout de s’intéresser aux « coulisses », lesquelles, dans ce cas-ci, consistaient surtout à faire dire toutes les 5 minutes qu’on jouait contre les « communistes ». De mémoire, jamais cette célèbre confrontation – et ceux qui ne l’ont pas vue en ont tant entendu parler – ne fut rediffusée dans son intégralité (peut-être le fut-elle partiellement en de très rares occasions?). Pourtant, y a-t-il là quoi que ce soit de plus intéressant que la réalité des matchs ?

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Ce qui est arrivé au vol 93, lors des attentats du 11 septembre, demeure aussi très confus, mystérieux, avec de nombreux trous dans le récit des événements, rapidement occultés par la version officielle relayée par les médias. Encore ici, il ne s’agit pas de succomber à tous les scénarios spéculatifs et extravagants qui peuvent circuler quant à ce qui s’est vraiment passé, mais de prendre minimalement note des contradictions qui restent à élucider, rapportées par de nombreuses sources et laissant en suspend au moins une partie de la vérité sur cet événement 2 .

On a néanmoins apprécié le « réalisme » du film United 93, des critiques ont même vanté le choix de ne pas se perdre dans le questionnement et l’analyse pour se concentrer plutôt sur « la réalité de l’expérience vécue par les passagers ». La pertinence de reconstituer ce drame est en soi discutable, mais on parle de « réalisme » et d’un « style du direct » pour un événement dont on n’est même pas sûr qu’il ait eut lieu ainsi !

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Sous tous les prétextes – vision d’auteur, caution humaniste ou simplement « revivre » de grands moments – toutes ces productions ne visent d’abord qu’une chose : un succès commercial presque assuré. Elles arrivent avec un aura publicitaire qui tient davantage à l’ampleur de l’événement réel qu’au film. La popularité du sujet médiatisé assure la popularité du film. C’est pourquoi la production d’un film sur un événement ou un personnage réel se fait de plus en plus rapidement, dans un délai le plus court possible. Toute l’industrie cinématographique et télévisuelle s’empare de la réalité et de l’Histoire en investissant davantage dans les reconstitutions, qui emploient tous les moyens de la fiction, et non dans le documentaire.

Souvenons-nous du nombre incalculable de films sur la guerre du Vietnam qui ont déferlé dans les années 80. Fantaisie technique de la représentation des combats, réserve inépuisable de scènes d’action dans un décor exotique, et la figure du marine mythifiée : jeune homme désabusé devant une guerre insensée, ou édifié en machine à tuer dans une guerre sale. Une guerre mille fois remise en scène, du « action hero » à la Chuck Norris au patriotisme de Born on The Fourth of Jujy. Certains se valent comme spectacle, quelques-uns peut-être comme film (Full Metal Jacket). Nous avons tous dans nos mémoires cette image, gravée par Hollywood, des soldats américains parcourant la jungle et les rizières. Pourtant, aucun film ne permet de comprendre cet épisode historique, autant sa dimension politique que la réalité de la guerre, mieux que le documentaire In The Year of de Pig (1968) d’Emile de Antonio, réalisé au tout début de la guerre, avec des entrevues, des images du Vietnam et des extraits de news reels.

Nous ne dénigrons pourtant pas la fiction. Pour bien des réalités pouvant former la base d’un film, seules les ressources de la fiction, de l’imagination et du raisonnement qui fouille et remonte l’histoire après-coup, peuvent offrir une vision éclairante. Mais même au-delà de l’argument commercial, cette présente vague de reconstitutions incite à s’interroger sur des motivations plus profondes ou inconscientes de la culture, sur les cadres dominants de représentation, sur notre rapport à l’Histoire et à la réalité.

Cette capitalisation sur la réalité est peut-être aussi en lien avec un autre phénomène : on observe que toute la culture, ou du moins la culture audiovisuelle nord-américaine, semble être de plus en plus en panne d’imagination. La proportion des scénarios originaux cède le pas à un nombre croissant d’adaptations d’événements réels, de livres, de jeux vidéo, ou des « remakes » de films du passé, de vieilles téléséries, de films étrangers ; Une culture qui ne sait plus se nourrir du pouvoir de l’imagination, pas plus qu’elle ne sait se représenter la réalité.

Peu importe l’appréciation critique des oeuvres, la qualité de la mise en scène qui fait revivre tel drame – l’effondrement des tours, l’épreuve du général Dallaire ou la tuerie de la Polytechnique – il est une question paraissant bien plus essentielle, et qui n’est pourtant posée nulle part : pourquoi ?

Notes

  1. Il ne s’agit pas d’adhérer à toutes les hallucinations et théories du complot sur le 11 septembre, mais il faudrait être tout aussi crédule pour croire que la vérité se trouve dans le rapport officiel de la Commission d’enquête sur 9/11. Certains faits troublants, des contradictions, des questions sans réponses, sont choses connues et c’est simplement ici ce qui incite à demander « quel événement » et « quelle histoire ». Parmi ces faits, il fut par exemple relevé, entre autres par le journaliste Éric Laurent dans son livre exempt de spéculation, qu’il n’y eut pas d’enquête sur les curieux délits d’initiés rapportés à la Bourse dans les jours et les heures précédant les attentats, ou que certains des terroristes dont les noms et photos furent diffusés se sont avérés être des gens toujours bien vivants et surpris de se voir morts à la télévision.
  2. Par exemple : aucun débris d’avion dans les images, un vol 93 de United déclaré atterri d’urgence à Cleveland, information par la suite disparue des archives des réseaux locaux (erreur sur le numéro du vol? Tentative initiale d’occulter ce qui est vraiment arrivé au vol 93?), chasseurs aperçus dans le ciel un peu plus tôt selon certains témoins… Nous ne nions pas le drame qui a coûté la vie à tous les passagers d’un certain vol en cette journée tragique, mais voilà des points d’interrogation non réfutés et non éclaircis.