Les points aveugles de la guerre
Une récente édition DVD permet maintenant de revoir ou de découvrir In The Year of The Pig, d’Emile de Antonio. Réalisé au début de la guerre du Vietnam, ce film s’infiltrait méthodiquement dans le tumulte des événements, cherchant non tant à révéler la suite explicite des faits qu’à articuler une réflexion sur les points aveugles de l’engagement militaire des États-Unis.
Classique du cinéma documentaire et œuvre politique ambitieuse, le film est solidement enraciné dans le présent de son époque et du conflit, accumulant les entrevues, extraits de news reel et de discours politiques. La situation est néanmoins vue à travers une « lentille historique » grand angle. Avec des images d’archives, le film analyse dans le passé les racines du conflit à l’époque du colonialisme français, puis l’ascension d’Ho Chi Min et l’implication d’abord indirecte des Etats-Unis pour contrer son influence. Et avec une curieuse clairvoyance, il anticipe l’issue du conflit sept ans avant sa fin, c’est-à-dire une défaite humiliante pour les Américains.
Sans utiliser de narration en voix off, le cinéaste a travaillé les rapprochements, les contradictions et les attractions entre des propos et des images disparates, pour faire parler du matériel qu’on imagine aisément n’avoir été au départ qu’un amas de pellicule imposant et chaotique. Lors de sa sortie, trois ans après le début des hostilités, In The Year of The Pig était le premier film remettant en question les raisons, la légitimité et les objectifs de cette guerre. Certaines salles aux Etats-Unis renoncèrent à le projeter suite à la réaction de citoyens en colère, qui peignaient le mot « traître » sur les murs.
Le film conserve une grande pertinence aujourd’hui, qu’on perçoit d’autant plus, justement, avec les décennies qui nous en séparent. Non seulement il élargit la perspective sur cette guerre en particulier, avec autant de perspicacité que d’autres analyses postérieures au conflit, mais on en retrouve aussi toute la signification actuelle dans son éclairage de certains principes fondamentaux de la politique étrangère américaine et des « guerres modernes » en général, révélant du même coup que nous sommes toujours dans les vagues du même mouvement historique. Dans une entrevue en 1981, Emile de Antonio se disait étonné d’observer « l’actualité » que conservait son film. Sans doute ne pouvait-il lui-même imaginer la portée qu’il aurait encore près de 40 ans après sa réalisation, et que des phrases et des images du film se répéteraient en Afghanistan, en Irak, au Kosovo et ailleurs.
Le massacre de civils vietnamiens par les troupes américaines fut un enjeu à gérer auprès de l’opinion publique. Le discours officiel trouva vite sa formule : « Si des innocents sont tués, c’est par accident et parce que l’ennemi se sert des civils comme bouclier… ». Cette phrase demeure bien sûr trop familière de nos jours. Blâmer ces morts sur des tactiques perverses de l’autre camp demeure toujours le seul argument aujourd’hui, comme quand les avions américains pulvérisaient des écoles et d’autres bâtiments civils en Serbie ou en Afghanistan. Nous venons à nouveau d’entendre cette phrase à répétition pour les massacres au Liban. Du reste, ces allégations demeurent sans preuve dans la majorité des cas. Mais n’est-il pas normal, en fait, peu importe le discours, que toute guerre à grande échelle entraîne la mort de civils? Et si c’est souvent « par accident », il faut admettre que ce soit parfois aussi intentionnel : d’une part parce qu’on veut au plus vite briser le moral et l’infrastructure du camp adverse, d’autre part parce que sur le terrain, les militaires étrangers en viennent à haïr l’autre, et le film démontre assez bien que par la peur et l’ignorance, les soldats américains développent rapidement une haine et un mépris des Vietnamiens en général, au Nord comme au Sud, combattants ou civils. Ces « Gooks » tels qu’ils les appellent, sont tous « des bons à rien ». Il est judicieux que dans le film, au lieu de propos exprimés envers l’ennemi dans le stress des opérations, le cinéaste ait plutôt retenu une scène où des soldats en congé se reposent sur une plage au Sud et regrettent l’absence de jeunes femmes, disant de toutes celles qui déambulent sur la plage : « but they are Gooks, all good for nothing ».
On ne peut douter, dans le cas précis du Vietnam, que les troupes du Nord (« Viet-Cong ») aient utilisé les villages de la campagne pour cacher des armes, aient cherché à se rendre invisibles en se confondant parfois avec les civils et qu’ils aient rendu ceux-ci complices de certaines opérations. Devrait-on croire toutefois que les Américains ne s’y attendaient pas? Comment un ennemi déterminé à défendre son territoire allait-il répondre à une puissance dont les moyens techniques dépassent largement les siens?
Mais si la mort de civils est inévitable lors de tels déploiements de force (comme en Irak et ailleurs), la propagande propre aux guerres que nous pourrions dire « modernes » (passé l’époque des troupes qui allaient s’affronter sur les champs de bataille) est justement de masquer la réalité de la guerre. Le premier degré de la propagande peut bien servir à justifier les motifs d’une guerre et à rallier la nation, mais sa fonction plus significative à notre époque est de la convertir virtuellement en autre chose, d’en épurer la représentation. Ainsi, comme au Vietnam, nombre de conflits récents, impliquant les États-Unis et d’autres grandes puissances, sont présentés au départ comme « des opérations rapides et efficaces », supportées par la supériorité technologique, « des frappes chirurgicales », qui ne doivent atteindre que des cibles militaires, épargner les civils et faire très peu de victimes sinon « zéro perte » dans ses propres rangs. Mais le plus souvent, on déclenche en réalité des violences qui durent pendant des années, on laisse l’environnement et les infrastructures civiles d’un pays complètement ravagés, on tuent des milliers d’innocents et on finit parfois par compter aussi ses propres morts par milliers. La guerre du Vietnam dura dix ans, avec les résultats que l’on connaît. Nous voyons aussi aujourd’hui la situation engendrée en Irak, par ce qui devait être une « intervention rapide et efficace ». De Antonio parlait de « l’arrogance de la force » des Etats-Unis, dont il voyait l’origine à Hiroshima, et qui n’était pas pour lui qu’une simple attitude, mais l’une des racines irrationnelles du comportement de cette nation dans sa politique étrangère.
La dimension du film la plus étoffée est la mise en perspective de l’interprétation américaine de la situation au Vietnam, une étude du cadre de pensée des hommes d’État, qui laisse voir un fossé entre leur compréhension de la situation et sa complexité. Le tableau des idées de la classe politique américaine des années 60 n’y est pourtant pas monolithique. Le débat a lieu et des opinions divergentes y sont souvent très finement articulées. La machine de guerre est néanmoins inexorablement mise en marche par une vision bien précise des choses, ou plutôt une vision assez teintée par l’ignorance pour être la plus butée et la plus persistante. Elle est déterminée entre autres par l’idéologie de la lutte au communisme, la confiance dans la puissance de l’armée, le diktat des « intérêts américains » et une compréhension plutôt sommaire de la société et de la politique vietnamiennes. Le thème des « deux Vietnam », sur lequel le cinéaste pose un regard critique par le montage des entrevues, est éloquent en ce sens. La situation était-elle aussi simple? Y avait-il « deux Vietnam », tel que s’obstinaient à l’affirmer les promoteurs de l’intervention militaire, c’est-à-dire le Sud allié, « démocratique » et ouvert au capitalisme, puis le Nord ennemi et « communiste »? Et si cette division simpliste ne correspondait pas à toute la réalité, quelles seraient alors les implications d’une intervention américaine, d’abord à distance au début des années 60 (livraison d’armement pour aider à combattre le Front national de libération du Vietnam, ingérence dans la campagne électorale…), et ensuite par une invasion militaire? Une guerre produirait-elle si facilement les résultats escomptés? Nous avons vu à nouveau, au cours des dernières années, cette tendance de la politique étrangère américaine à polariser et simplifier à outrance des situations extrêmement complexes (Ex-Yougoslavie, Irak…).
Emile de Antonio s’attarde longuement à démontrer que bien que le Vietnam soit déjà ébranlé par des divisions politiques et un conflit entre la République du Vietnam (Sud) et les « Viet-Congs », la situation demeure bien plus complexe. Même sans adhérer au mouvement du Nord, des Vietnamiens ne voient pas plus de perspective de paix et d’avancement dans un gouvernement de marionnettes, lui-même assoiffé de pouvoir. Les étudiants militants réagissent mal au long bras des Etats-Unis dans les élections. Puis une fois l’opération militaire déclenchée, il n’est pas si évident que toute la population puisse donner sans résistance son appui aux Etats-Unis. Au contraire, le drame de voir son pays mis à feu et à sang par une force étrangère soi-disant « libératrice » risque de renforcer un nationalisme au-delà des divisions internes. Aussi, dans tout le Vietnam, Ho Chi Min n’est pas seulement perçu comme le chef d’une force rebelle qu’on soutient ou qu’on redoute. Pour une bonne part de la population, il est alors aussi le héros national qui a résisté au colonialisme français, et celui qui a nourri les paysans dans les pires moments de misère, alors que personne d’autre ne leur venait en aide (mais il en aura aussi profité pour les armer).
Il y a dans le film une phrase marquante, prononcée par un politicien américain qui s’opposait à l’invasion militaire au Vietnam : « Bombardons le pays en montrant nos visages blancs et nous conduirons le nationalisme dans les mains du communisme ». Si tant est que l’ennemi était le communisme, on voit bien alors que certaines personnes du gouvernement américain avaient dès le départ une conscience aiguë du fait que les Etats-Unis allaient mettre le pied dans un sable mouvant. Et cette phrase semble bien avoir encore un sens aujourd’hui, si on remplace par exemple « communisme » par « Talibans » ou « extrémisme religieux », dans les cas de l’Afghanistan et de l’Irak.
Bien entendu, les réflexions nouvelles qui nous sont données aujourd’hui, par les résonances de certains éléments du film dans la suite de l’Histoire, dépassent les intentions premières de son auteur. En fait, dans neuf de ses dix films, de Antonio ne s’est intéressé qu’à une chose : la société et la politique américaines pendant la Guerre Froide. Et c’est parce qu’il s’y est appliqué avec une telle insistance, qu’un film comme In The Year of The Pig, à force de creuser, a pu frapper certaines veines souterraines qui coulent au-delà d’un seul événement en particulier. Mais si le film paraît rendre quelques « vérités », ce n’est pas nécessairement parce qu’il couvre toute la palette des nuances et cherche une quelconque objectivité en voulant s’abstraire des partis pris idéologiques. Emile de Antonio fut, tout au long de sa carrière, considéré comme un « élément radical » de la gauche américaine. Évidemment, on conçoit que ce sont toujours ses détracteurs qui collent à un auteur de pareilles étiquettes. Mais il affirmait lui-même ne pas s’abstraire de sa subjectivité, et faire des films avec tous ses « préjugés » sur la société dans laquelle il vivait. Par exemple, il était d’allégeance « marxiste » déclarée (sinon envers des régimes politiques précis, du moins en regard d’une conception des structures économiques et sociales), et alors qu’un autre cinéaste aurait pu aisément passer outre la jeunesse d’Ho Chi Min, on y trouve ici un passage nous disant, non sans une certaine sympathie, qu’il était surtout au départ un « brillant économiste marxiste ».
On peut trouver, dans In The Year of The Pig, que par moments les enchaînements manquent de clarté, qu’il est difficile de suivre le fil narratif, quand s’accélère le kaléidoscope des entrevues, extraits de nouvelles, archives, temps passé et présent, que s’enchevêtrent les débats politiques aux Etats-Unis et les retournements politiques au Vietnam, etc. Mais à mesure qu’on avance dans le film, on comprend que le montage organise une réflexion plus profonde que le simple récit des événements, et qu’il procède davantage par les éclairs successifs de certains rapprochements d’idées que par la progression d’une structure d’ensemble.
Le DVD inclut une entrevue télévisée avec Emile de Antonio en 1981 (il est décédé en 1989). On y trouve un homme toujours aussi engagé dans son œuvre, incisif dans ses réflexions sur les États-Unis, en même temps que peu enclin à trop interpréter ses films pour les autres et nullement porté à la modestie (« I’m an artist and my work is good »). Un cinéaste qui s’interroge aussi sur le statut du cinéma documentaire tel qu’il le pratique ; il voudrait bien le défendre comme art, mais veut pourtant que ce soit de la « communication », et voit alors son travail confronté davantage au monde des médias qu’à celui des arts.
In The Year of The Pig est un film manifestement plus discursif que dramatique, plus intellectuel que spectaculaire. Ne faisant pas l’économie des « têtes parlantes », il n’offre pas autant d’images saisissantes et horribles que d’autres films ayant par la suite suivi l’action sur le terrain. Il propose en revanche une rigueur d’analyse et de réflexion sur l’Histoire, sur la société américaine et la société vietnamienne, ainsi que sur les ressorts d’une sorte d’inconscient de la politique américaine dans l’escalade guerrière. Cette réflexion se démarque parmi toutes les oeuvres et les analyses qui portent sur ce chapitre historique, mais aussi dans l’histoire du cinéma documentaire américain en général.