Les médias et la question environnementale

Entre l’absence d’information et le calcul de la destruction

En septembre 2003, sur la côte de l’île Ellesmere dans le Nord canadien, la plus grande plate-forme de glace de l’Arctique s’est brisée. Nous avons pu voir l’image de la cassure aux nouvelles, ce qui est exceptionnel quant à la plupart des signes du bouleversement environnemental (il n’y a pas de caméra de surveillance sur la désertification ou de décompte quotidien de la disparition des espèces). Cette plate-forme, qui était en place depuis plus de 3000 ans, avait laissé voir une première fissure en 2000, avant de se fracturer ainsi, à peine quelques années plus tard, en deux gigantesques blocs et quelques immenses icebergs à la dérive, en plus de perturber l’écosystème océanique en y laissant échapper un vaste lac d’eau douce. Les scientifiques ont fait consensus pour attribuer ce phénomène au réchauffement accéléré de la planète (près de 0.5 degrés par décennie depuis les années 60) et seuls quelques dissidents, optimistes ou fourbes, refusent d’imputer ces changements rapides à l’activité humaine.

L’image, très brève, était insérée parmi les nouvelles secondaires : celles qu’on enchaîne rapidement, sans y revenir, juste avant une pause publicitaire. Pourtant elle ne s’écoulait pas si aisément dans le flot médiatique habituel, une forte impression s’en dégageait, contradictoire à ce ton caractéristique d’une information qu’on donne « en passant ». Par ses implications, sa force empirique (l’évidence d’un fait spectaculaire au centre des spéculations scientifiques, des tiraillements politiques et du désengagement des médias sur ces questions), l’image d’une simple fissure dans la glace incitait à une autre attitude, étrangère à cette continuité du regard en face du clignotement ryhmé du monde dans la chaîne de l’information, quelque chose comme une minute de silence.

La dégradation de la planète et de la biosphère, bien que régulièrement montrée dans des documentaires, est pratiquement absente de l’information, si ce n’est pour rapporter quelques situations locales ou exposer en surface les divers points de vue autour d’un projet litigieux. Au Québec, il n’y a qu’un seul journaliste dédié aux questions environnementales, Louis-Gilles Francoeur au quotidien Le Devoir, pourtant au pays des grands espaces et de ses pressants défis politiques (le plan d’exploitation de la forêt, la pollution du fleuve, l’épuisement des stocks de poissons, les nombreux projets énergétiques, la gestion des déchets des États-Unis, la privatisation grimpante des ressources et services…).

Il apparaît pourtant logique que les médias, si bien branchés « en direct sur le monde », rendent compte assidûment de l’état de la planète sur laquelle on vit. Il serait captivant, et sans doute terrifiant, de voir une réelle rubrique « environnementale » au sein des nouvelles télévisées. La matière ne manquerait pas pour faire une capsule quotidienne ; voir ainsi chaque jour s’ajouter un trait au grand tableau de la destruction du monde. Par exemple, permettons-nous d’imaginer, par pure fantaisie, à quoi ressemblerait l’utilisation d’une image radar du globe, comme pour la météo, avec un système sophistiqué qui tiendrait sous observation différents éléments de la terre, de l’eau, des forêts, de l’état et de la diversité des formes de vies…. Des fluctuations de chiffres se joindraient aux variations quotidiennes de l’image et permettraient de suivre la courbe croissante de la fonte des glaces, de l’expansion des déserts, la disparition des forêts, l’extinction de miliers d’espèces animales et végétales 1 , l’évidement des océans, les taux de cancers et de maladies diverses dans certaines régions, etc.

L’information économique devrait aussi être réinventée, si celle-ci doit rendre compte d’une quelconque réalité. Car le calcul du développement économique n’inclut pas la déterioration des ressources sur lesquelles il s’appuie. L’agonie ainsi précipitée de la biosphère n’est pas représentée dans la colonne négative d’un « Produit Mondial Brut ». Mais ce système marchand de l’hyperproduction-consommation n’inscrit pas non plus les déficits sociaux, psychologiques, et physiques qui accompagnent son expansion, pas plus que l’extinction de certaines langues et cultures figure-t-elle dans la colonne des « moins » du grand bilan de la croissance infinie, mondialisée dans une forme unique. Notre langage même exprime cette inexorable fuite en avant, puisque les modes de vie dans certaines régions du globe ont peut-être déjà été simplement « différents », avant de devenir « en voie de développement ». Pour le philosophe et sociologue Cornelius Castoriadis, l’évidence première des contradictions de l’idéologie du développement et de la « croissance infinie », c’est que la Terre demeure un espace fini 2 .

Boutros Boutros-Ghali rappelait à la conférence de Rio que les mots économie et écologie venaient du même mot de l’ancien grec, signifiant « science de la maison » 3 . Rien, dans la voie subséquente qu’emprunta l’Occident, fondée sur la domination de la nature, ne laisserait croire que ces termes aient pu jadis être réunis dans un même rapport au monde. Certains s’imaginent aujourd’hui en retrouver le sens avec des concepts comme « développement durable ». Il est aussi de plus en plus naïf de croire que ce sont les « écologistes », ceux portant officiellement l’étiquette, qui sont les gardiens d’une raison et d’une vision en la matière. Bien sûr, leur rôle est crucial dans une certaine mesure, mais comme pour tout pôle d’opposition, toute instance de contre-discours, le système économique et politique sait faire preuve de suffisamment d’élasticité pour leur faire une place tout en neutralisant la portée de leur action. Il est utile pour le pouvoir que les écologistes semblent assumer la charge de cette action aux yeux de l’ensemble de la population. Pour les médias, ils sont tantôt les porte-parole de la vertu verte, tantôt des alarmistes trop emportés. Sans compter que le terme « écologiste » désigne un éventail de regroupements qui compte dans ses rangs toutes sortes de contradictions et d’extrêmismes, allant de scientifiques sérieux aux groupes fanatiques « anti-pêche et anti-chasse ». Certains mettent plus d’ardeur à défendre un seul oiseau en danger qu’ils ne le feraient pour un être humain, alors qu’ils demeurent aveugles aux causes plus décisives – politiques, économiques et idéologiques – en amont du problème environnemental en général (ex. combien d’ « amis des animaux » aux États-Unis supportent le parti républicain, et par conséquent ses politiques énergétiques, commerciales, militaires et environnementales?). Mais n’est-il pas absurde au départ, s’il y a péril sur Terre, lieu de toute forme de vie, qu’il y ait un groupe aussi exclusivement désigné pour la défendre? Les Inuits qui voient leur milieu de vie altéré par le réchauffement causé au sud sont-ils des «écologistes »?

Les médias rapportent largement les moindres rumeurs et indices de la « menace terroriste ». Il est pourtant d’une éclatante évidence que la destruction de l’environnement, pour laquelle nos sociétés ne peuvent blâmer « l’autre », va créer dans les années à venir des problèmes et des drames d’une ampleur bien supérieure aux risques du terrorisme. Seulement l’an dernier, et pour ne prendre qu’un seul exemple parmi les nombreux à l’échelle planétaire, la vague de chaleur sans précédent en France a fait un nombre de victimes plus de cinq fois supérieur à celui des tours de New York. Il devient bien sûr trop commun et facile de comparer les chiffres de toutes les souffrances du monde avec ceux des attentats, pour mieux arborer sa conscience critique et « égalitaire », mais la question est que, dans le second cas, c’est tout l’appareil politique mondial qui est mobilisé, alors que dans l’autre…

On note néanmoins, dernièrement, une présence accrue des études environnementales dans les médias d’information, principalement sur le réchauffement global, puisqu’il devient difficile de l’ignorer. Mais ceci ne traduit pas nécessairement une « volonté » ou une « conscience », autant de la part des médias que des gouvernements et entreprises privées qui commandent ces études.
La diffusion de divers résultats et prédictions scientifiques laissent entendre que les changements sont suivis de près, qu’on en compile les données exhaustives. Mais il y a un danger qui guette tout projet politique d’action responsable dont on ne percevrait les effets qu’à long terme, car du moment qu’on prend pour acquis que les changements redoutés surviennent effectivement (d’ailleurs ce n’est que très récemment que certaines voix ont cessé de nier la réalité du réchauffement et son imputabilité à l’activité humaine), on envisage alors la question dans une perspective de prévisibilité et d’adaptation. Concrètement, cela veut dire que la somme des énergies vouées à des stratégies d’adaptation aux changements devient supérieure à celle nécessaire pour les renverser. Cette adaptation est bien entendue impérative, mais elle peut cacher une forme de renoncement. À l’extrême, ces études prospectives renforcent l’immobilisme. Pensons par exemple au Canada affirmant « qu’ici on ne devrait pas trop mal s’en tirer », ou aux États-Unis manifestant leur désir anxieux d’exploiter les nouvelles voies navigables ouvertes dans l’Arctique par la fonte des glaces. Derrière la puissance technique et scientifique de la civilisation occidentale, ainsi que la masse d’information (sélective) qui circule, on retrouve constamment la manifestation d’une impuissance d’agir sur le cours des choses. Ayant le « savoir » et le « pouvoir », nous entretenons l’illusion de « vouloir » et de « faire », alors que nous sommes spectateurs et usagers du mouvement autonome de la technocratie et de l’économie (Castoriadis). Ne sachant plus imaginer autre chose, nous compilons les statistiques pour nous ajuster au mouvement autonome du système, comme au volant d’une voiture dont le moteur s’est emballé. Le laisser-faire, l’impuissance, est alors sublimée dans le savoir prévisionnel et la quantification des enjeux (« combien ça va coûter pour sauver la planète ?( !) »). Au mieux, c’est ce savoir que retransmettent les principaux médias, ils nous montrent ce qui est arrivé et nous disent ce qui va arriver. C’est déjà mieux que la complète ignorance. Mais montrer les faits et indiquer le problème ne signifie pas formuler les questions et saisir les discours. Et pour saisir et présenter les discours, les implications du débat, il faut les sonder au-delà de la forme « juridique » des enjeux qui prévaut dans nos sociétés, où il faut toujours identifier le « pleignant » (les écologistes) et la « défense » (gouvernements, industries…). Ce n’est donc pas parce que les médias livreraient quantité d’information, ni parce que la science investit le problème, que sera tenté un projet décisif de réforme du système. Nous aurons par contre une parfaite comptabilisation, une « numérisation » complète et précise des données de la destruction. On revient ici à une idée de Jean Baudrillard : la disparition du monde n’est pas incompatible (ou pas étrangère ?) avec sa totale comptabilité, sa « computerisation », son double dans les bases de données 4 .

Notes

  1. Disparition du quart des espèces vivant sur Terre actuellement, d’ici 2050. Journal Le devoir, section Sciences, 24 janvier 2004.
  2. C. Castoriadis, Essai sur la « rationalité » et le « développement », dans Domaine de l’homme – Les carrefours du labyrinthe tome II.
  3. B. B.-Ghali, Unvanquished : A US – UN Saga.
  4. J. Baudrillard, Mots de passe. Entretien vidéo, 90 min., Éditions Montparnasse, 1999.