Les maîtres du simulacre
Le concept de « simulation » a été proposé par Jean Baudrillard pour décrire la mutation du rapport de nos sociétés avec la réalité ; l’inversion du lien entre la réalité et les signes, les images, le langage. Extrapolation théorique d’une fonction centrale des techniques et technologies ; partout on simule la situation qu’on veut comprendre et sur laquelle on veut intervenir. Les États-Unis sont exemplaires dans l’application concrète et à grande échelle de la simulation (nous ne disons pas qu’elle n’a pas lieu partout ailleurs) : dans les technologies d’entraînement militaire, dans la politique, l’économie, les médias, la télé-réalité, la sécurité… Autant au sens commun – simuler, feindre (comme feindre le processus diplomatique ou démocratique), fabriquer une situation, un événement – qu’aux sens plus élaborés de reproduction virtuelle de la réalité et d’assimilation du monde aux représentations qu’on s’en donne. On simule constamment, mais la culture est déjà complètement dans la simulation de Baudrillard. C’est la carte à l’échelle 1 :1 imaginée par Borges, elle se supperpose exactement au territoire.
Début mai, à Seattle, les autorités ont mis en scène une attaque chimique; vaste répétition générale, à l’échelle, impliquant plus de 100 000 personnes… Tout se déroulant « comme si » c’était vrai, le stress est palpable sur les visages…
La simulation ne sert rien d’autre qu’une large entreprise amorcée depuis des siècles par la civilisation occidentale, celle du contrôle de la nature, de la gestion du réel, du cours des événements, de l’intervention sur le monde, d’une programmation de l’efficacité technique au-delà de tous les impondérables et des résistances.
La diffusion quotidienne des résultats de sondages, lors des campagnes électorales, participe fortement au passage de tout le processus démocratique dans le domaine de la simulation.
Les conséquences d’une explosion nucléaire furent maintes fois simulées – sur des dummies, des maisons, l’air, le sol, le climat, etc. – avant qu’on ne la produise effectivement dans la réalité, sur des humains, des villes, un environnement… La simulation finit par commander la réalité d’une force irrésistible de séduction et d’imitation. La bombe atomique sur Hiroshima était avant tout de cet ordre, une expérience scientifique dans la réalité, au terme d’une simulation exacerbée dans le désert américain. Du moins la deuxième bombe, non « nécessaire », sur Nagasaki, renforce cette idée, ainsi que le fait que les deux villes furent épargnées par les obus traditionnels, pour ne pas fausser les instruments de mesure qui ont investi les sites après coup. En général, et d’autant plus dans le domaine militaire, le développement technique entraîne lui-même son application dans la réalité, sans que les contingences de celle-ci l’appelle. Toute la machine militaire américaine et ses nouveaux instruments (contrôle des communications, vision nocturne, à distance, la « super bombe », les « bombes intelligentes », etc.) , constamment renouvellés, perfectionnés, aux fonctions connues dans un contexte simulé, demandent à être utilisés dans un contexte de guerre réelle. Ils sont conçus « pour le besoin de », et « dans l’éventualité de », mais leur simple existence, comme pour la bombe atomique, incite à leur utilisation. Il ne faut pas voir les innovations techniques comme répondant seulement à des failles antérieures, la technique déploie son propre champ de possibilités et il n’y a pas de niveau minimum de la nécessité du réel pouvant la commander. Il est d’ailleurs à considérer que si les États-Unis traversaient de longues années sans guerre, continuant de grossir entre-temps leur stock de matériel, leurs innovations et leur technologie, ils seraient de plus en plus enclins à provoquer une guerre et à lui donner une forme, la diriger d’une certaine façon, qui s’accorde avec le potentiel d’application de ce capital technique. C’est un peu le cas avec l’Irak, surtout que la guerre était gagnée d’avance, il ne restait qu’a contrôler les expériences techniques et fabriquer le récit de la victoire. À travers l’histoire, parallèlement à la dimension politique, il y a une dimension technique qui concourt à la guerre.
La simulation s’actualise par désir de réalité et incapacité de la saisir. Son paroxysme est alors de vouloir faire plus réel que la réalité. La télé-réalité, la couverture médiatique de la guerre en Irak, la mise en scène des débats politiques ou la bombe atomique sont quelque part tributaires de ce désir. Ce sont des phénomènes parents de la pornographie, laquelle est le comble de la simulation pour Baudrillard, le gros plan organique et mécanique fait plus réel que le réel, tandis que la réalité du sexe en est absente, est ailleurs 1 . C’est là la fascination première de la pornographie et sa force de métaphore pour toute la culture.
Ou bien c’est l’événement pur, imprévisible, qui vient interrompre la continuité de la simulation. Une attaque sur le World Trade Center fut sans doute imaginée des centaines de fois, selon tous les scénarios possibles, par les services de renseignement et de la défense, ou simplement au cinéma, le fantasme de la destruction (et d’un salut subséquent) étant une spécialité d’Hollywood. Mais voilà que survient l’événement réel, celui-là imprévisible et presque inconcevable 2 , et c’est pourquoi dans la rue ou fixant leur téléviseur, les gens se sont dit « ce n’est pas réel, j’ai l’impression de voir un film », car si le comble de la simulation est de faire plus réel que le réel, la réalité elle, nous semble alors moins réelle, inimaginable, lorsqu’elle éclate soudainement au grand jour, par surcroît dans une forme trop proche des fantasmes qui l’avaient remplacée.
La menace à la sécurité est perpétuellement simulée, autant comme façon d’agir sur la psychologie de la nation et tactique de légitimation politique qu’en tant que symptôme d’une condition réelle du rapport au monde. Le concept de « guerre préventive » s’y inscrit de façon tout à fait logique, tel un trop plein de simulation qui doit se verser dans le monde concret pour subsister, qui doit trouver un repère dans la réalité, déclarant non pas « nous avons attaqué parce que la menace était réelle », mais plutôt cette absurde inversion : « le fait que nous ayons attaqué prouve que la menace était réelle. »
Pour intervenir sur le monde, gérer le cours de l’histoire, les États-Unis ont l’avantage de pouvoir allier la force physique, technologique et militaire, à la force symbolique de la simulation.