LES LOIS DE LA GRAVITÉ DANS LES FILMS DE WERNER HERZOG

The White Diamond

Hors Champ présentait The White Diamond (89 min, 2004) en avril dernier à la Cinémathèque québécoise, pour la première fois sur grand écran à Montréal.

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Poursuivant un parcours amorcé il y a plus de 40 ans, Werner Herzog continue sans relâche de faire des films, année après année, bien que quelques-uns seulement atteignent une réelle visibilité internationale dans les festivals et les salles de cinéma. Son oeuvre s’agrandit sans cesse comme si trop d’énergie et d’idées habitaient un seul homme. Il disait lui-même, lors de la conférence de presse à Montréal en 2003 pour la rétrospective de ses documentaires, qu’il a parfois l’impression de faire des films seulement pour voir diminuer la pile de projets sur son bureau. Il faut admettre, même lorsqu’on compte parmi les plus fervents admirateurs de son œuvre, que certains films déçoivent, pourtant il nous surprend toujours à nouveau, avec des films absolument remarquables et bouleversants.

Même si chez lui la frontière entre la fiction et le documentaire est poreuse et que lui-même se refuse à les distinguer clairement, il reste que depuis Fitzcarraldo (1982), ses films de fiction à proprement parler (avec scénario, acteurs…) n’ont jamais semblé être touchés à nouveau par la grâce indescriptible qui se dégageait des films des années 1970. Ces films avaient vite fait de Werner Herzog un réalisateur mythique, alors qu’il n’était que dans la jeune trentaine, mais suscitait l’émoi par la force de ses films et les aventures légendaires que constituaient ses tournages. Ses plus récentes incursions dans la fiction sont demeurées peu convaincantes (Invicible, Rescue Dawn). Par contre, en documentaire, malgré là aussi quelques objets plus ou moins réussis (The Wild Blue Yonder), l’entreprise infatigable du cinéaste n’a jamais cessé d’étonner et d’éblouir, depuis Pays du silence et de l’obscurité (1970), fascinant documentaire sur des personnes sourdes et aveugles, film-clé qui laisse entrevoir l’importance de l’œuvre alors à venir, jusqu’à des films récents comme The White Diamond (2004) et Grizzly Man (2005). Herzog démontre chaque fois qu’il sait puiser dans la réalité des images sorties du rêve.

The White Diamond

Toute son œuvre est remarquablement unie, gravitant toujours autour d’un même noyau, cousue de film en film avec le même fil. Les quelques thèmes, images et émotions qu’il cherche se retrouvent sans cesse réincarnés dans des paysages analogues, des histoires qui se touchent, puis des personnages qui se rejoignent à travers le temps et les films. The White Diamond, dans le paysage, les thèmes et les personnages, renoue au plus près avec les plus solides fondations du monde typiquement « herzoguien ». S’il n’est pas nécessaire d’être familier avec l’œuvre entière pour apprécier The White Diamond, il reste que pour le cinéaste comme pour le spectateur averti, le fait de se retrouver en terrain connu n’est pas étranger à la force du film.

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Au milieu de la jungle luxuriante, sur un plateau surplombant une puissante chute derrière laquelle s’ouvre une immense caverne, Herzog accompagne l’ingénieur Graham Dorrington. Celui-ci mène une expédition au cœur de la Guyane pour tester en vol libre son prototype de petit dirigeable silencieux, ultérieurement baptisé The White Diamond. Mais le désir de Dorrington de s’arracher à la gravité doit combattre le poids de la culpabilité, pour une tragédie survenue lors d’un vol d’essai avec son invention précédente.

Dans les documentaires et les fictions indistinctement, on peut retracer une lignée de personnages qui sont quelque part parents, qui partagent des mêmes traits de caractère, une même condition existentielle, qui viennent en quelque sorte d’une même région de la nature humaine. Ainsi, « l’ingénieur-philosophe-rêveur » Graham Dorrington n’est pas étranger à Steiner, le champion de saut à ski qui défie la mort et la gravité en planant au-dessus des pentes (La grande extase du sculpteur Steiner, 1973) ; à Fini Straubinger, la femme sourde et aveugle qui tente d’aider ses semblables à prendre contact avec le monde et fait l’expérience de son premier vol en avion (Pays du silence et de l’obscurité, 1970) ; à Fitzcarraldo, qui fait passer un bateau à vapeur par-dessus une montagne (Fitzcarraldo, 1981) ; à Dieter Dengler, qui ne rêvait que de voler depuis son enfance en Allemagne et devint pilote dans l’armée américaine, puis prisonnier au Vietnam et survivant des pires sévices et d’une fuite éprouvante dans la jungle (Little Dieter Needs to Fly, 1997 / Rescue Dawn, 2006) ; à Juliane Koepcke, seule survivante d’un crash d’avion, qui sortît de la jungle péruvienne après 10 jours de marche sans manger (Wings of Hope, 2000)… L’énumération pourrait s’allonger. Ce sont tous des personnages poussés vers le haut par une énergie mystérieuse, habités par une quête fiévreuse, pour laquelle ils doivent surpasser leurs propres limites et surmonter les forces indifférentes de la nature.

Little Dieter Needs to Fly (1997)

La gravité

« Imaginez les 7000 km de roc sous mes pieds, la force qui me retient au sol. » – Graham Dorrington

Le désir de voler, l’ascension, la lutte héroïque contre la gravité : plusieurs films de Werner Herzog sont ainsi marqués par un élan vers le ciel. Voler devient une source d’extase, physique et spirituelle, le motif d’un dépassement des limites, l’incarnation d’un rêve qui consume les personnages, mais qui loge dans l’âme humaine depuis toujours. The White Diamond s’ouvre sur un captivant montage d’images d’archives des débuts de l’aviation, Herzog faisant la narration des succès et des échecs de cette entreprise, la présentant comme la manifestation d’un désir que les obstacles et les tragédies ne pouvaient éteindre. Ce prologue se termine sur les images terrifiantes de l’Hindenburg en feu, la catastrophe qui marquait en quelque sorte la fin de l’épopée des grands zeppelins. On entre ensuite dans le laboratoire du Dr. Dorrington, qui reprend aujourd’hui le concept du dirigeable avec des principes d’ingénierie révisés et une application bien précise en tête : flotter en silence au-dessus de la jungle pour étudier la canopée, la cime des arbres, lieu de la plus grande biodiversité sur la planète, abritant nombre d’espèces animales et végétales encore largement inconnues. Mais, fidèle à ses propres motivations, Herzog ne s’intéresse pas tant à la fabrication de l’engin, ni même à ses visées scientifiques et écologiques, mais davantage à Dorrington lui-même, aux résonances existentielles de son projet, au potentiel extatique de son aventure.

Graham Dorrington, The White Diamond (2004)

Après une présentation des appareils de simulation dans le laboratoire, Herzog intervient en posant une question à l’ingénieur, à propos de sa main gauche, à laquelle il manque deux doigts. Celui-ci relate un accident survenu dans son enfance alors qu’il s’amusait à propulser une petite fusée. Il fut chanceux que l’explosion soit dirigée vers l’extérieur, arrachant ses doigts plutôt que de pulvériser son estomac. Mais il ne put ainsi jamais devenir astronaute, nous dit-il. La scène se clôt sur Dorrington, les mains pointées en V vers le ciel, avec une sorte de propulseur attaché à son dos, alors qu’il s’imagine voler, faisant même les bruits avec sa bouche, véritablement comme un enfant rêveur absorbé dans ses fantaisies. D’entrée de jeu, Herzog choisit ainsi de s’avancer sur le territoire du rêve et dans l’univers intérieur du personnage.

Puis nous entrons dans le cœur du drame, dans le sujet de la « fable philosophique » proposée par le film : Graham Dorrington rêve de légèreté, est anxieux de glisser sans poids au-dessus des arbres, mais il y aura « une lourdeur dans l’envol », en raison du passé qui le hante. Quelques années plus tôt, sur l’île de Sumatra, l’Allemand Dieter Plague, pilote d’essai, cinéaste animalier et ami de Dorrington, est mort tragiquement alors que le prototype précédent de l’ingénieur resta accroché à la cime d’un arbre sous un coup de vent soudain. Plague fit une chute de plusieurs dizaines de mètres pour tomber aux pieds de l’équipe venue à sa rescousse. Dorrington se souvient du bruit des branches cassées et de celui du corps heurtant le sol, « comme un tas de viande sous le coup du boucher ». « J’ai sans cesse repassé chaque détail de l’accident dans ma tête », dit-il, « mais je ne peux m’empêcher de penser que si, dès le départ, je n’avais pas eu ce rêve, Dieter serait en vie aujourd’hui ».

La grande extase du sculpteur Steiner (1974)

Ce rêve de voler, motif récurrent dans plusieurs films, atteint donc ici toute sa portée métaphorique, miroir d’une dramaturgie existentielle qui se joue dans l’âme du personnage. Que ce soit intentionnel ou non de la part du cinéaste, on peut se permettre d’y voir des parallèles frappants avec l’œuvre de Nietzsche. Se libérer du poids du passé pour atteindre à la « légèreté de l’être » est un thème central d’Ainsi parlait Zarathoustra, énigmatique ouvrage du philosophe allemand 1 . On retrouve même le « décor » caractéristique de Zarathoustra : la grotte et le promontoire, éléments essentiels d’une sorte de scénographie extériorisant la noirceur et les aspirations profondes de l’être qui doit descendre au fond de lui-même avant de travailler à son ascension. L’écrivain Michel Tournier reprenait également ces deux éléments centraux à la structure de son roman dans sa version de Robinson Crusoé, Vendredi ou les limbes du Pacifique, où Robinson traverse différents stades spirituels, du « souterrain » au « terrien », puis à l’ « aérien », et enfin au « solaire »; de plus en plus léger, de plus en plus proche de la lumière.

« Chaque homme est un abîme, il est étourdissant d’y plonger le regard », dit le soldat Woyzeck (Woyzeck, 1979). Ainsi, voler, c’est peut-être sortir de cet abîme, de « l’obscurité profonde d’où vient la lumière », écrit Herzog dans son étrange récit de voyage Sur le chemin des glaces.

G. Dorrington

Vaincre quelque chose en lui-même et vaincre la résistance des forces extérieures : ce n’est qu’à ce prix que l’ingénieur parviendra à s’élever dans le ciel en toute quiétude. Et les contraintes extérieures se font sentir dès les débuts de l’expédition, avec une pluie abondante, un désordre paralysant dans l’assemblage du matériel, des tensions momentanées au sein de l’expédition et la présence autoritaire du cinéaste, qui insiste pour monter à bord du premier vol. Devant les dérapages des premiers jours, Dorrington prononce alors une phrase semblant parfaitement destinée à un film de Werner Herzog, telle qu’elle serait écrite par lui (peut-être l’est-elle, quand on connaît son habitude, dans ses documentaires, de mettre dans la bouche des personnages des propos fabriqués de toutes pièces par lui) : « Peut-être est-ce là le problème, que nous, les humains, voulions toujours imposer un ordre sur le chaos ».

Dorrington ne sera pas le seul à vivre son moment de légèreté. Un intéressant personnage secondaire se joint au film : Mark Anthony Yap, un des ouvriers locaux engagés par l’équipe scientifique. C’est lui qui donne au film son titre. Alors qu’il observe le dirigeable flotter dans la lueur de l’aube, attaché au sol, la caméra s’approche de lui et il dit : « it’s like a beautiful white diamond, floating in the morning… ». Ces hommes de la région sont, pour la plupart, des travailleurs mal payés dans les mines de diamant. Herzog organisera pour lui un vol dans le « diamant blanc », bien que le rêve ultime de Mark Anthony eut été d’atterrir en Espagne dans la cour de sa mère, dont il est séparé depuis longtemps. Il dira espérer que sa famille puisse voir le film et vouloir entrer en contact avec lui.

Mark Anthony Yap, The White Diamond

L’envers de l’extase du vol, c’est la tragédie de la chute. Celle-ci est au cœur de The White Diamond, avec cette vision du corps de Dieter Plague, projeté hors de la nacelle au sommet de la forêt et allant se briser au sol dans le craquement des branches; vision indélogeable de l’esprit de Graham Dorrington préparant son prochain vol. Elle jouait aussi le même rôle dans La grande extase du sculpteur Steiner, quand Steiner doit exécuter son prochain saut en chassant l’image d’un atterrissage violent qui a failli lui coûter la vie quelques jours plus tôt, sa tête frappant durement la piste glacée. La chute dramatique, à la lisière de la vie et de la mort, fut le point de départ de Little Dieter Needs to Fly, mais aussi d’un autre film exceptionnel : Wings of Hope (2000), dans lequel Herzog retourne au Pérou avec Juliane Koepke sur le site d’un écrasement d’avion dont elle fut la seule survivante à l’âge de 17 ans, en 1971. En fait, à travers toute l’œuvre de Werner Herzog, personne ne défie la gravité comme cette femme, pas dans l’envol mais dans la chute : elle a survécu à une chute de plus de 3 km, attachée à son siège, inconsciente, après que l’avion eut été pulvérisé en plein vol par un éclair, éparpillant dans le ciel tout ce qu’il contenait. Comme Dieter Plague, elle fut un corps en chute libre allant s’écraser sous le couvert des arbres géants, mais par un quelconque miracle, sans doute explicable par des raisons physiques qui demeurent incertaines, elle s’en est tirée avec quelques coupures, une fracture de la clavicule et une commotion cérébrale. Comme Dieter Dengler, elle est réapparue dans le monde au bout d’une marche infernale dans la jungle, devant aller au fond d’elle-même, « plus loin que la pensée ne peut aller » (narration de W.Herzog dans Wings of Hope). Encore ici, alors que nous sommes déjà happés par tous les ressorts dramatiques d’un récit de survie réel et incroyable, Herzog élève le film vers d’autres sphères, il suit son personnage sur la frontière entre la réalité bien concrète de la jungle (les enseignements de son père, un scientifique qui dirigeait une station écologique au Pérou, ont aidé Juliane Koepcke à survivre dans la jungle) et une dimension spirituelle, onirique (le film commence et se termine sur l’évocation des rêves de Juliane), voire mystique. Car, au fil du récit de son aventure, la jeune fille qui marchait seule en suivant les cours d’eau, près de 30 ans plus tôt, devient à nos yeux une véritable figure mystique : ses plaies ne saignaient pas, elle ne ressentait pas la douleur, ne ressentait pas la faim, ni la peur, et pendant 10 jours, l’esprit embrouillé par la commotion, le cœur écrasé par la perte de sa mère dans l’accident, elle marchait, marchait… Elle s’inquiéta seulement, nous dit-elle, lorsqu’elle vît que des asticots grouillaient dans la plaie béante sur son épaule. On remarque, tout au long du film, qu’elle ne fait aucun cas des légions de moustiques qui assaillent ses mains quand elle parle devant la caméra, comme si cela était bien anodin comparé au souvenir des vers qui creusaient sa chair.

Juliane Koepcke dans Wings of Hope (2000)

Le destin

Wings of Hope nous amène à énoncer un autre thème, ou plutôt une « force » mystérieuse, qui illumine de part en part l’œuvre de Werner Herzog : c’est le destin. On pourrait en parler longuement sans épuiser la réflexion et sans amoindrir la stupeur devant les multiples manifestations du destin dans plusieurs films, tant pour les protagonistes que pour Herzog lui-même : coïncidences étonnantes, inexorables matérialisations de la fatalité, sort d’une vie scellé par l’enchaînement des circonstances et la collusion des éléments. Souvent, tout se déroule « comme si c’était écrit dans le ciel ». Dans le récit de l’accident de Dieter Plague, le ciel dégagé où s’avance soudainement un nuage noir et le souffle d’une bourrasque venue de nulle part orchestrent la fin brutale du pilote, paisiblement assis aux commande du dirigeable quelques minutes plus tôt. Dans La souffrière, Herzog débarque en Guadeloupe avec un caméraman et un preneur de son, alors que la ville au pied du volcan prêt à exploser a été évacuée. Herzog y rencontre trois hommes qui ont décidé de rester, car ils n’ont nulle part où aller et n’ont de toute façon aucun contrôle sur « le moment où leur heure sera venue ». Le cinéaste s’aventure lui-même sur le sol tremblant aux abords du cratère qui crache des fumées toxiques. Ce fut, paraît-il, la seule fois où une irruption imminente annoncée par les scientifiques n’eut pas lieu. L’avion de Juliane fut véritablement « frappé par un éclair » et maints concours de circonstances, pendant son épreuve solitaire dans les 10 jours qui suivirent, lui ont permis de survivre au lieu de périr. Mais un fait stupéfiant dans la vie du cinéaste lui-même est lié aux événements relatés dans Wings of Hope. Au début du film, Herzog raconte à Juliane qu’il aurait dû lui aussi se trouver sur ce vol. En effet, en cette veille de Noël 1971, il se trouvait au même aéroport pour aller tourner Aguirre (le film de fiction qui amorça réellement la carrière internationale de son oeuvre), dans la jungle péruvienne. Des vols avaient été annulés en raison d’un autre écrasement survenu quelques jours plus tôt. Werner Herzog et Juliane Koepcke étaient tous deux, sans se connaître mais s’étant sans doute croisés, parmi les voyageurs en attente qui espéraient monter à bord du prochain vol. Juliane a pu y monter avec sa mère, Herzog a dû patienter pour monter dans un autre avion. Au moment où Juliane marchait entre la vie et la mort, à quelques kilomètres Herzog tournait les premiers plans d’Aguirre. Herzog dira plus tard, à propos du plan d’ouverture qu’il n’arrivait pas à tourner, que le brouillard épais qui voilait la montagne s’est soudainement dissipé d’un seul côté, comme par miracle, pour laisser voir la procession des conquistadors et des porteurs indiens, tels des points minuscules sur la crête rocheuse, et qu’il pensa à ce moment que « la grâce de Dieu descendait sur ce film et lui montrait sa destinée » (dans Mon ennemi intime).

Le monde parallèle des animaux

Au-delà de ces trames dramatiques liées aux personnages de The White Diamond, Herzog s’attarde à la nature qui les entoure, mais à sa façon bien caractéristique, cherchant l’image envoûtante et inénarrable, et non en abordant directement les objectifs scientifiques de Dorrington (à la grande déception de celui-ci, confiait-il en entrevue), ni à la manière des grands documentaires sur la nature qui allient la beauté des images aux informations instructives en voix off. Quand il suit Mark Anthony pour découvrir certaines plantes aux propriétés médicinales (l’un des objectifs de l’étude de la canopée), la scène devient vite un prétexte pour marcher dans l’ombre des rochers jusqu’à la chute, qu’on verra se refléter parfaitement dans une goutte d’eau tombant d’une feuille, en très gros plan. À un autre moment, dans une sorte d’interlude muette, une longue scène explore la faune dans les arbres, avec un choix étonnant d’accompagnement musical (distorsions de guitares électriques). Aucune information n’est donnée sur ces curieuses créatures filmées de très près, montrées comme des produits étranges de la création, les êtres mystérieux d’un autre monde. Une sorte de chenille avec des poils en forme de cristaux blancs penche ses deux gros yeux noirs vers l’objectif. Une petite grenouille tourne autour d’un tronc d’arbre pour échapper à la caméra qui tourne en sens inverse. Le corps d’un gros lézard, couvert d’écailles multicolores, devient un tableau abstrait quand la caméra s’en approche jusqu’à y toucher.

Échos d’un sombre empire (1990)

Les animaux ont une présence marquante à travers toute l’œuvre de Werner Herzog, il serait très long d’en faire un inventaire complet. Bêtes insolites, qui interagissent avec la caméra ou qui présentent des attributs quasi humains : le petit mammifère qui dort toute sa vie (Aguirre), les oiseaux qui parlent (Stroszek, No One Will Play With Me), le singe qui agrippe la caméra (Pays du silence et de l’obscurité), le cheval qui sait compter avec ses sabots (Woyzeck), les miliers de crabes d’un rouge éclatant qui traversent un chemin de fer (Échos d’un sombre empire, Invincible), la poule qui joue du piano (Stroszek), etc. La dernière image du documentaire Échos d’un sombre empire, regard insistant sur un chimpanzé en cage qui fume une cigarette, est d’une tristesse profonde et résignée (alors que le reste du film, dans le monde humain, est absurde et horrible). À la fin de The White Diamond, les humains quittent aussi le cadre, laissant la place aux oiseaux : pendant plusieurs minutes, dans des images tout à fait hypnotiques et grandioses, des milliers de martinets frôlent le rideau mortel de l’eau projetée dans le vide, pour pénétrer dans l’antre obscur derrière la chute, tous rassemblés dans un flux compact de petites flèches noires qui traversent l’écran à une vitesse vertigineuse.

The White Diamond

Paysages et perception

La rivière, avec sa chute assourdissante et son lit sculpté entre les montagnes, complète ce tableau herzoguien, comme les arbres tordus complètent ceux du peintre Caspar Friedrich, lointain cousin « romantique » du cinéaste. Force indomptable qui conduit les hommes vers leur destin, où la mort les guette en même temps que le courant semble les mener vers l’horizon de leurs rêves. La même eau, tantôt calme, tantôt furieuse, coulait au cœur des territoires hantés d’Aguirre la colère de Dieu et de Fitzcarraldo. Graham Dorrington devra renoncer à l’idée de voler directement au-dessus de la chute, alors qu’un test avec des ballons, aspirés par la chute, prouve que le puissant tirant d’air mènerait à une catastrophe certaine.

Grotte insondable, brouillard déchiré par les montagnes, volcan vibrant d’une éruption imminente, rivières bouillonnantes, jungle inextricable, déserts ondulant dans les mirages (Fata Morgana, Woodaabe : Bergers du soleil, Lessons of Darkness)… Les paysages, dans les films de Werner Herzog, ne sont pas simplement spectaculaires ou pittoresques, ils doivent « refléter le drame des émotions humaines», affirmait-il dans Mon ennemi intime (documentaire sur l’acteur Klaus Kinski), en relatant le tournage d’Aguirre au Pérou.

Un paysage, ou plus largement un lieu, un espace, est souvent aussi chez Herzog l’ancrage d’une interrogation perpétuelle sur la perception, sur nos liens au monde par les sens, une sorte de poétique de la perception, invoquée dans ses pouvoirs ou saisie dans ses limites. Qu’entendons-nous? Que voyons-nous? Des personnes aveugles, sourdes ou muettes sont présentes dans plusieurs films. « Le monde est parfois si sombre qu’il faut s’orienter avec ses mains » (Woyzeck).

Aguirre, la colère de Dieu (1972)

Aux abords de la chute, reflétée dans la goutte d’eau, Herzog demande à Mark Anthony : « vois-tu un univers en entier dans cette goutte d’eau? ». Celui-ci rétorque : « I cannot hear what you say, because of the thunder that you are » (« Je ne peux entendre ce que tu dis, à cause du tonnerre que tu es » – Herzog est-il donc « le tonnerre »?). Il s’agit aussi d’une autre de ces phrases sorties de la bouche d’un protagoniste du documentaire, mais qu’on imagine bien venir directement de la plume du cinéaste. Ne pas entendre, ou ne pouvoir parler, sont des situations répétées à travers toute l’oeuvre (dont Dernières paroles, Leçons des ténèbres, Pays du silence et de l’obscurité…).

Le médecin qui accompagne l’expédition, adepte d’alpinisme, décide de descendre le long de la chute pour voir ce qui se cache derrière l’intimidante muraille d’eau jaunâtre. Lorsqu’il remonte, il explique à Herzog, en allemand, que son regard s’est perdu « dans l’obscurité du néant ». Une caméra fut descendue jusqu’à lui au bout d’une corde, pour qu’il filme ce qu’il voit, mais si tant est qu’il y ait quelque chose à voir, nous en serons privés. Herzog ne montre pas ces images, suite à la requête d’un Indien de la région, qui affirme que toute la mythologie de son peuple s’articule autour de cette grotte et que si on y porte le regard, il faut garder cette vision pour soi-même. Dans Grizzly Man, Herzog refuse également de diffuser les images et les sons tournés par la caméra de Treadwell, lors de sa fin tragique sous les griffes d’un grizzly, bien que nous soyons mis au courant de l’existence de ce ruban numérique. Même si les circonstances et les implications de ce choix sont bien différentes dans chacun des films (la mort d’un homme dans un cas, l’intégrité d’une mythologie dans l’autre), on y retrouve une même volonté de garder certaines choses secrètes, de préserver, hors de l’écran, certains espaces de l’expérience humaine.

Timothy Treadwell, dans Grizzly Man (2005)

La perception est l’objet des réflexions de Dorrington à la fin du film. Ayant posé le « diamant blanc » au milieu d’un village des environs, il a l’impression que les enfants sur place n’ont pas vu l’appareil, « parce que c’est en-dehors de leur monde d’idées ». Il relate l’arrivée du premier explorateur européen sur les côtes de la Nouvelle-Zélande : les aborigènes qui l’accueillirent n’auraient, paraît-il, pas vu le navire. Puis il fait remarquer à Mark Anthony la vitesse à laquelle se déplacent les martinets en vol, qu’ils doivent voir les choses défiler au moins dix fois plus rapidement que nous, et que nous devons être à leurs yeux des masses très lentes rivées au sol.

La finale sublime des oiseaux qui pénètrent dans les ténèbres de ce lieu interdit aux hommes est si prenante, si loin des mots qui sauraient la décrire, complète dans l’évidence de l’ordre mystérieux et de la beauté troublante qu’elle manifeste, qu’on pourrait croire que ces images se suffisent à elles-mêmes, qu’elles font un film à elles seules. Mais pourquoi peut-on être ému jusqu’aux larmes par des oiseaux, alors que l’on vient d’être engagé par de complexes drames humains? Là est toujours le secret de « la dernière image » chez Herzog, ou de « l’image-synthèse » quelque part dans un film : elle ne fonctionne pas seule, c’est déjà transformés par tout ce qui précède dans le film, dans nos émotions, nos sens et notre raison, que nous arrivons devant cette image.

The White Diamond

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  • Il est dommage de ne pas retrouver l’option de sous-titres en français sur le DVD de The White Diamond (du moins dans la version distribuée en Amérique du Nord). Il est de plus curieux et regrettable que certains sous-titres essentiels à des passages du film, que nous avons pu lire dans la version projetée en salle, soient aussi absents du DVD (le dialogue en allemand et les propos inaudibles de Mark Anthony près de la chute).

** Voir aussi dans nos pages :

[Herzog : l’image qui marque->29]

[Entretien : sur le sentier de Werner Herzog->129]

*** Image de l’en-tête et dernière image:

reproduites avec la permission de Werner Herzog Film GmbH.

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Filmographie:
(fictions, documentaires, courts et longs-métrages confondus)

2008

Encounters at the End of the World

2006

Rescue Dawn

2005

Grizzly Man

The Wild Blue Yonder

2004

The White Diamond

2003

Wheel of Time

2002

Ten Minutes Older: The Trumpet (segment “Ten Thousand Years Older”)

2001

Invincible

Pilgrimage

2000

Wings of Hope

1999

Mon ennemi intime

1997

Little Dieter Needs to Fly

1995

Gesualdo: mort à cinq voix

1994

The Transformation of the World Into Music

1993

Bells from the Deep: Faith & Superstition in Russia

1992

Lessons of Darkness

La Donna del lago

1991

La Conquête de la peur (Scream of Stone)

Jag Mandir

1990

Échos d’un sombre empire

1989

Giovanna d’Arco

Wodaabe, les bergers du soleil

1988

Les Français vus par

1987

Cobra Verde

1984

Ballad of the Little Soldier

Le pays où rêvent les fourmis vertes

The Dark Glow of the Mountains

1982

Fitzcarraldo

1980

Glaube und Währung

God’s Angry Man

Huie’s Sermon

1979

Woyzeck

Nosferatu, fantôme de la nuit

1977

Stroszek (en France : La Ballade de Bruno)

La Soufrière

1976

Coeur de verre

How much Wood Would a Woodchuck Chuck

Personne ne veut jouer avec moi

1974

L’ Enigme de Kaspar Hauser

La grande extase du sculpteur Steiner

1972

Aguirre, la colère de Dieu

1971

Avenir handicapé

1970

Pays du silence et de l’obscurité

Les nains aussi ont commencé petits

Fata Morgana

1969

The Flying Doctors of East Africa

Mesures contre des fanatiques

1968

Signes de vie

Dernières paroles

1967

La défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz

1964

Jeu dans le sable

1962

Herakles

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Notes

  1. Dans l’entrevue qu’il nous accordait en 2003, Herzog disait que bien qu’il ait tourné des films partout sur la planète, il croyait n’avoir jamais quitté sa culture. À ce titre, il est étonnant de remarquer, en différentes régions du monde, tous les personnages d’origine allemande dans ses documentaires : Dieter Plague à Sumatra, Dieter Dengler au Vietnam, Juliane Koepcke au Pérou, le Suisse-Allemand champion de saut à ski Walter Steiner, l’étrange spécialiste des lézards au milieu du Sahara dans Fata Morgana, etc.