Sur The Ditch de Wang Bing

LES FANTÔMES DE TERRE CUITE

THE DITCH, Wang Bing

Les fantômes de terre cuite

Des corps souffrent, des hommes meurent, une femme hurle un chagrin interdit. Autour, la plaine aride absorbe la vitalité des forçats d’un autre temps, confisque leur humanité en les enfouissant dans des terriers gardés par la chiourme. Sur l’écran blanc du désert, les ombres des fantômes arrachés aux sables mouvants de l’amnésie chinoise miment à nouveau leur calvaire.

Le plan inaugural de The Ditch présente l’image négative, au sens propre, de la Longue Marche maoïste. Si les fresques de la propagande n’avaient de cesse de présenter des colonnes surhumaines offrant leurs faces souriantes et leurs masses écrasantes à un horizon en cul-de-sac relégué en hors-champ, le réalisateur se place d’emblée à l’arrière de ce peloton politique, dans la voiture-balai de l’Histoire, afin de recueillir la mémoire de ces victimes égarées. Les visages se sont effacés pour laisser place à des dos voûtés, des corps cotonneux s’effilochant à travers les déchirures des manteaux, et au désert du monde réel, vaste profondeur de champ désespérément sèche, où furent installés jadis les goulags de la République Populaire de Chine.

Comme à son habitude, le documentariste Wang Bing choisit, pour son premier film de fiction, un vaste et puissant sujet afin de continuer d’éclairer les zones d’ombres d’une mémoire nationale perpétuellement déformée, tronquée, rénovée, et de suivre une trajectoire mémorielle que l’on pourrait qualifier de verticale. Après avoir épousé l’horizontalité de vestiges ferroviaires dans A l’Ouest des Rails, il entreprend de s’enfoncer dans la terre de son pays avec Crude Oil, sur le forage pétrolier en plein désert de Gobi. Comme si la vérité d’un pays à la tradition de dissimulation si profondément ancrée ne pouvait que se trouver enfouie sous une épaisse couche de sédiments. Rien de plus normal, alors, qu’à force de creuser le sol chinois, dépositaire de tant de secrets inavouables, sa caméra débouche, dans ce même désert de Gobi, sur des cavités monstrueuses, ces dortoirs terriers déterrés par l’image fictionnelle, d’où s’épanchent les noires heures d’un passé étouffé.

Quand l’histoire officielle se plaît à mettre l’accent sur l’émergence hors du sol d’une armée de soldats en terre cuite comme preuve de la grandeur de sa civilisation, Wang Bing, lui, extrait les corps d’hommes martyrisés, et leur redonne vie en les faisant remonter à la lumière artificielle du cinéma. Comme une évidence, des rais de lumière faisant danser dans leur sillage de fines particules de poussières transpercent régulièrement l’obscurité de ces bouches d’ombres dans lesquelles sont entassés ces spectres ressuscités, dans une métaphore douloureuse du cinéma. La verticalité de la mise en scène semble également s’exprimer dans d’autres détails appuyés des décors, comme ces cordes pendant au plafond des baraquements souterrains, auxquelles s’agrippent les prisonniers pour s’arracher à une position couchée souvent fatale, avant d’exprimer leurs souffrances. Ces filins étranges apparaissent comme des cordes de vie jetées dans l’abîme du temps par le réalisateur pour remonter des bribes de mémoires et de témoignages, continuant de faire du film, et du cinéma, unesorte de médium démiurge permettant une courte communication entre les représentants de deux mondes séparés, comme si Wang Bing offrait une dernière audience entre les morts et les survivants (la veuve d’un des prisonniers) qui n’auraient pas eu le temps de se dire adieu.

Digne et ambitieux sujet donc, appelant à une évidente compassion, et à une horreur ressentie. Dès lors, comment se fait-il qu’aucune frayeur, aucune émotion véritable ne parviennent à transpercer l’écran, à inclure le spectateur dans l’expérience d’identification habituelle à la fiction? Peut-être la raison est-elle à chercher dans le passé écrasant de documentariste de Wang Bing. Passant pour la première fois à la forme reine de narration, il semble comme engoncé dans une raideur figurative l’obligeant à montrer le plus précisément tous les aspects d’une scène ou d’une situation, sans laisser la caméra suffisamment libre de ses mouvements, errer à la recherche d’un accident de tournage, ou d’un détail imprévu s’offrant à l’objectif. Là où dans ses monuments documentaires, le réalisateur pouvait se laisser aller à une dilatation du temps hors du commun, lui assurant de capter des moments d’un lyrisme impossible à saisir autrement, ici, de nombreuses scènes semblent flotter dans une durée indécise, intermédiaire. Sensation difficile à décrire, il semble manquer parfois quelques secondes de plus à une séquence, dont la fin arrive trop abruptement, sans véritable raison. Ou, à l’inverse, une scène comme la distribution de soupe apparaît à l’œil et aux sens comme à peine trop longue, comme si le réalisateur avait appliqué à la lettre une organisation de l’espace préétablie, délaissant comme par principe dans le cadre d’un tournage de fiction classique les vertus d’une improvisation contrôlée.

Au cœur de moments hautement dramatiques et repoussants, comme la vision d’un prisonnier se jetant sur le cadavre d’un de ses camarades agonisant pour lui voler les miettes d’un repas famélique, cet étrange tempo laisse moins deviner l’horreur représentée que la réalité du tournage. Comme si le documentaire attachait à la pellicule et empêchait la vapeur mystérieuse de la fiction de s’exhaler sur l’écran. Pourtant, un moment particulier permet au documentaire et à la fiction de se fondre l’un dans l’autre, l’espace de quelques secondes, avant de se dissocier de nouveau: la naissance d’une larme sur le visage d’un prisonnier dictant une lettre à l’intention de son frère. La scène débute dans ce malaise tenace, où rien n’est incarné. À l’écran, nous ne voyons pas un personnage qui souffre, mais un acteur mimant la souffrance. La situation est forte, le texte poignant, mais la face filmée en gros plan n’arrive pas à nous atteindre. Puis, sans que l’on s’en rende compte immédiatement, le temps de la scène s’étale doucement, s’échauffe sous la chaleur du projecteur, et l’image éclate comme sous l’effet d’un dégel soudain. Émergeant de la glaise craquelée de la prison souterraine, d’un scénario rigide enserrant son sujet comme un étau par peur de le laisser échapper, l’intention froide de la scène se liquéfie pour se muer en une chaude, lente, émouvante larme, qui, accaparant durant de longues secondes toute notre attention, fertilise enfin le visage de l’acteur et les misères racontées. Puis, une fois la dictée terminée, le montage met fin à ce moment suspendu, et nous arrache maladroitement à un vrai moment de cinéma.

Toute la difficulté du cinéma semble s’exprimer dans cette forme molle qu’adopte le film, et de cet antagonisme mal résolu naît, rétrospectivement, une certaine fascination pour ce moment passé dans une salle face à une oeuvre ayant cherché tout le long comment advenir. Malgré cette difficulté, Wang Bing réussit à fendre par moment la probe armure dans laquelle il sangle ses images, par respect pour son sujet et ses personnages, et le dernier plan voit la force évocatrice retrouvée du documentariste exprimer au mieux l’entreprise de The Ditch. Dans le terrier vide des prisonniers, une porte entrouverte laisse passer un mince filet de lumière au coeur de ce tombeau bientôt scellé par l’arrêt du projecteur. Dans le vent du matin, elle bat lentement, toujours prête à se fermer et plonger l’écran et la salle dans le noir. La caméra de Wang Bing capte cette indécision du hasard, et ce nouveau moment suspendu se transforme en une pure communion avec l’image. La porte de la mémoire a été ouverte avec peine, les corps du passé ont été exhumés de force. Par habitude, par fatalité, elle est déjà prête à se clore de nouveau. Le travail et la responsabilité du metteur en scène, en fiction comme en documentaire, n’est alors rien d’autre que d’entretenir ce fragile courant d’air et de lumière, pour continuellement laisser la porte ouverte.

Et de souffler sur la poussière des fantômes en terre cuite pour la faire danser dans le rayon du projecteur.